Interview de M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre (PS), à "France 2" le 28 avril 2005, sur les enjeux du vote sur le Traité constitutionnel par référendum le 29 mai et sur les raisons de sa position en faveur du "oui".

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral


ALAIN DUHAMEL - Bonsoir à tous, bonsoir Lionel JOSPIN.
LIONEL JOSPIN - Bonsoir.
ALAIN DUHAMEL - On ne vous a pas vu à la télévision depuis 3 ans. C'est la première fois que vous acceptez de répondre à des questions dans une émission. Merci d'avoir choisi FRANCE 2. Qu'est-ce qui vous a décidé ?
LIONEL JOSPIN - Le vote sur le Traité constitutionnel est très important, c'est un enjeu majeur, je crois, pour la France et pour l'Europe. On voit bien que les Français sont en train de peser le pour et le contre. J'ai voulu être avec ceux, notamment socialistes, qui disent qu'il faut voter pour.
ALAIN DUHAMEL - Justement, dans un mois exactement, il y aura le référendum. Pour l'instant, c'est le " non " qui est en tête assez nettement et, en particulier, chez les électeurs de gauche. Est-ce vous croyez que le " oui " peut encore gagner ?
LIONEL JOSPIN - Oui, je le pense mais c'est difficile dans la mesure où il y a une interférence avec la politique intérieure française. Nous sommes dans une situation politique, en France, difficile. On a dit que les Français avaient peur. Je crois qu'en réalité, ils sont en colère, ils sont mécontents et ils ont des raisons d'être en colère. Ils sont face au chômage, face à des impôts injustes, face à des salaires bloqués, face à des 35 H qu'on remet en cause. Ils voient aussi un gouvernement assez désordonné dans sa façon de faire, y compris le lundi de Pentecôte en est le dernier exemple. Donc, comme en plus on n'a pas tenu compte de leurs protestations exprimées clairement, en 2004...
ALAIN DUHAMEL - Vous voulez dire aux élections régionales et cantonales.
LIONEL JOSPIN - Aux régionales et aux cantonales, c'était au fond un avertissement. Alors, ils ont un désir de protestation, une envie de sanction. Mais, voter contre le Traité constitutionnel, c'est sanctionner la France, c'est sanctionner l'Europe, c'est pas sanctionner le pouvoir en place.
ALAIN DUHAMEL - Mais, alors, concrètement comment faire pour que justement n'interfèrent pas des questions comme celles qui sont mises en avant comme : l'avant-projet Bolkestein ou comme l'invasion du textile chinois. Comment faire pour que dans la tête des Français, ça ne coagule pas avec le vote ?
LIONEL JOSPIN - Bah ! La directive Bolkestein, elle n'a pas de rapport avec le Traité constitutionnel. La preuve, c'est qu'on la détricote sans que la discussion sur le Traité ait été achevée et conclue. Quant au textile chinois, ça, c'est le problème des délocalisations, disons. Il est clair que les délocalisations sont plus difficilement supportées lorsqu'on ne crée plus d'emplois. Entre 97 et 2002, on a créé 2 millions d'emplois en France, depuis 3 ans, on ne crée plus d'emplois.
ALAIN DUHAMEL - Ça, c'était votre gouvernement, ça.
LIONEL JOSPIN - Oui, je crois que vous l'avez compris, mais c'est un fait, c'est une réalité. Alors, comme la Chine est une grande puissance avec qui le commerce obéit, quand même, à des critères, un peu politiques. On n'est pas tout à fait libre de commercer. Je crois qu'il est juste et nécessaire que la Commission et l'Europe engagent une discussion rapide avec la Chine sur cette question du textile. Par ailleurs, à long terme, il faut sûrement s'adapter sur les produits à haute technologie. Certains l'ont fait.
ALAIN DUHAMEL - Alors, comment est-ce qu'on fait quand on est un électeur de gauche pour voter au référendum sans voter en faveur de celui qui pose la question, c'est-à-dire Jacques CHIRAC ?
LIONEL JOSPIN - Le 29 mai, à qui nous allons répondre ? A nos partenaires européens pas à Jacques CHIRAC. Lorsqu'on se marie ou qu'on se pacse, c'est à son partenaire, à son compagnon ou à sa compagne que l'on dit " oui " pas au maire. Si l'on fait un contrat, c'est pas non plus au notaire. Donc, je crois qu'il faut dissocier ces 2 choses. Jacques CHIRAC a dit clairement qu'il resterait président de la République. Le gouvernement, je ne sais pas s'il changera mais s'il change, la politique sera la même. Donc, nous n'aurons rien de changer en politique intérieure et nous aurons un gros problème de politique extérieure, en tout cas de politique européenne. Si nous avons un problème politique à régler, en France, réglons-le en France et ne prenons pas l'Europe à témoin, ou en otage, de ces discussions nécessaires. Donc, je comprends ces protestations et, en même temps, je dis : " Ce n'est pas l'objet, ce n'est pas le moment pour trancher cette question ".
ALAIN DUHAMEL - Rapidement, le Parti socialiste a une position sur la Constitution européenne, il a voté en faveur du " oui " dans son référendum interne, et en même temps dans la campagne, le message est brouillé parce qu'on entend autant les représentants du " non ", qui sont minoritaires, que les représentants du " oui ", qui auront la ligne officielle. Comment est-ce que vous, vous avez vécu cette phase-là ?
LIONEL JOSPIN - J'ai dit un peu, il y a quelques jours, aux socialistes dans une enceinte socialiste, ce que j'en pensais...
ALAIN DUHAMEL - Et aux Français, là, maintenant ?
LIONEL JOSPIN - Donc...ça, c'est entendu, je n'ai pas à y revenir. Je crois, en tout cas, qu'il y a certainement une logique du " non " anti-européen parce qu'un certain nombre de forces, à l'extrême droite ou même aussi à l'extrême gauche, autrement ne sont pas favorables, en réalité, à l'Europe. Mais, il n'y a pas de cohérence d'un " non " pro-européen. On est... Quand on veut l'Europe, on dit " oui " à l'Europe, on ne dit pas " non " à l'Europe.
ALAIN DUHAMEL - Avant qu'on passe au 2e thème, Laurent FABIUS qui était dans votre gouvernement, votre ministre de l'Economie et des Finances, lui, fait exactement ce que vous dites qu'on ne fait pas. Comment est-ce que vous expliquez ça de sa part ?
LIONEL JOSPIN - D'abord, il est aux Etats-Unis, en ce moment...
ALAIN DUHAMEL - Oui, oui.
LIONEL JOSPIN - ...il ne s'exprime pas trop dans la campagne. Oui, enfin, quand Laurent FABIUS était dans mon gouvernement, je pense que nous partagions les mêmes orientations. Je ne l'ai pas senti sur une position différente. En tout cas, ce que je pense, si vous voulez, c'est qu'il y a une incompatibilité des " non " entre eux. Moi, je suis d'accord avec ceux qui disent qu'ils ne veulent pas être amalgamés " non " de l'extrême gauche, voire du Parti communiste, avec le " non " de l'extrême droite. Ils n'ont rien en commun, effectivement, sauf le " non ". Par contre, il y a une compatibilité du " oui " de gauche, que je soutiens, et du " oui " de droite. Non pas du tout parce qu'il y aurait une collusion entre la gauche et la droite, parce que nous avons des visions politiques différentes de l'Europe, mais c'est parce que les uns et les autres nous savons que nous ne pouvons pas construire l'Europe, en France et dans tous les autres pays, si à chaque alternance, de gauche ou de droite, on remet en cause l'Europe. Donc, nous ne sommes pas compatibles entre nous, nous avons des visions différentes mais nous sommes compatibles avec l'Europe qui doit vivre avec les alternances.
ALAIN DUHAMEL - Vous, vous n'êtes jamais passé pour un Européen mystique, vous êtes plutôt un Européen réaliste ou un Européen critique. Au moment de Maastricht, du référendum sur Maastricht, vous aviez dit : " Non, au 'non' ". C'était un " oui ", disons, moins lucide. Alors, quand on regarde ce qui s'est passé depuis, depuis la mise en place de l'euro, est-ce que vous pensez que, finalement, la France a profité globalement de ce qui s'est passé depuis cette période ?
LIONEL JOSPIN - Je m'étais exprimé sur l'Europe, il y a quelques années, quand j'étais au gouvernement, en disant : " Comme je ne suis pas un Européen tiède, je ne veux pas une Europe fade ". Il faut quand même resitué les choix qui vont être fait le 29 mai dans leur dimension historique. Je pense que la construction européenne est l'événement le plus important du XXe siècle. Nous avons eu 2 guerres mondiales terrifiantes, nous avons eu le fascisme, nous avons eu le nazisme, nous avons eu le stalinisme, nous avons eu l'holocauste. C'est vrai, il y a eu, aussi, la décolonisation. C'est vrai qu'il y a eu le mouvement de l'émancipation des femmes. Mais, en dehors de cela, je pense que la construction européenne, c'est-à-dire la capacité de Nations et de peuples, qui s'étaient combattus, de construire ensemble un avenir est sans doute le grand événement du XXe siècle. Donc, il faut être digne de cela. D'autant plus digne de cela que cette Europe, contrairement aux caricatures que j'entends, n'est pas libérale.
ALAIN DUHAMEL - On va y venir.
LIONEL JOSPIN - Alors très bien.
ALAIN DUHAMEL - On y reviendra. Dans un instant, d'ailleurs, avant qu'on y arrive, justement, une dernière question à vous poser. En ce qui concerne l'identité de la France, il y a un certain nombre de gens, et à gauche et à droite, qui craignent qu'avec la Constitution européenne, il y ait une sorte de dissolution, d'effacement de la France, que la France, au fond, perde de sa personnalité. Est-ce que ça, c'est une préoccupation que vous comprenez ? Ou est-ce que ça vous paraît un peu un fantasme ?
LIONEL JOSPIN - D'abord, je pense que la France ne peut pas perdre sa personnalité. Ensuite, je pense que la construction européenne permet à la France de réaliser un certain nombre de ses grands objectifs : l'universalisme dont les Français se réclament, le multilatéralisme que nous opposons à l'unilatéralisme américain. Voilà, ce qui peut se réaliser à travers la construction européenne. Si on prend des projets concrets, maintenant. Des initiatives dues aux talents de nos chercheurs, de nos scientifiques et de nos techniciens, Airbus dont on parle bien sûr ces jours-ci mais, aussi, Ariane, n'auraient pas pu se développer avec une telle ampleur et, notamment, au point pour AIRBUS ou EADS de concurrencer BOEING, s'il n'y avait pas eu ce relais européen. Nous avons d'autres très grands projets comme le projet Galiléo, par exemple, de navigation par satellite, qui nous émancipe et qui nous rend indépendants des Etats-Unis. C'est un grand projet européen que la France pourrait concevoir mais qu'elle ne pourrait pas mener jusqu'à son terme seule. Donc, l'Europe est pour la France un espace, en même temps qu'une communauté, dans lesquels elle peut exercer, au bon sens, son influence, non pas imposer, mais convaincre. Moi, je crois, c'est une partie du débat sur le " oui " et le " non " à la capacité de conviction de la France.
ALAIN DUHAMEL - Venons-en maintenant à la Constitution européenne ou comme on devrait le dire au Traité constitutionnel européen. D'abord, la question qu'on entend le plus souvent, en particulier à gauche bien sûr, qui est une question légitime, c'est : mais est-ce que cette Constitution, ça n'est pas un carcan libéral ?
LIONEL JOSPIN - D'abord, ce terme de " carcan libéral " n'a aucun sens.
ALAIN DUHAMEL - Mais, vous l'avez entendu, je ne l'invente pas.
LIONEL JOSPIN - Oui, oui, c'est bien pour ça que j'y réponds. Le propre du libéralisme, c'est de ne vouloir aucun cadre, pas plus un carcan, d'ailleurs, que quelque cadre que ce soit. Le libéralisme économique - je ne parle pas des idées du libéralisme politique - le libéralisme économique, c'est la jungle, ou si on veut des termes moins forts ou moins négatifs, c'est le laisser faire, laisser passer. Donc, l'idée même qu'il y ait un cadre - et c'est pourquoi je disais que l'Europe n'est pas libérale - elle n'est pas libérale parce qu'elle offre un cadre d'organisation et de construction. Elle n'est pas libérale parce qu'il y a des services publics, des entreprises publiques, des systèmes de sécurité sociale, une intervention de l'Etat, des prélèvements publics qui représentent entre 35 % et 50 % de la richesse nationale...
ALAIN DUHAMEL - Et qui demeureraient ?
LIONEL JOSPIN - ...dans les pays européens. (incident technique de quelques secondes) ...se dissoudre comme Nation. D'ailleurs, une partie du problème que nous connaissons en France, aujourd'hui, doit être réglé par la politique nationale française. Mais, en même temps, c'est l'Europe, pour elle, une chance de s'épanouir et de faire passer les idées auxquelles elle croit.
ALAIN DUHAMEL - Alors, sur ce point précis, il y a une objection qu'on entend souvent qui dit - on ne va pas entrer dans la technique et lire des articles - mais la 3e partie du projet constitutionnel reprend les politiques qui sont menées, qui sont d'ailleurs dans les traités existants jusqu'à présent. Alors, la question que se posent beaucoup de gens - j'ai reçu pas mal de mails avec cette question-là -...
LIONEL JOSPIN - Oui.
ALAIN DUHAMEL - C'est " Oui, mais puisqu'on va constitutionnaliser ces politiques économiques et sociales-là, comment on pourra en changer si on le veut, ensuite ? ".
LIONEL JOSPIN - " Constitutionnaliser ", de ce point de vue, ça ne veut rien dire au sens juridique du terme. D'abord, qu'est-ce que c'est ce Traité constitutionnel ? C'est pas une Constitution pour la France. Nous en avons une. Ça n'est même pas la Constitution d'un Etat européen unique correspondant à un peuple européen unifié. Il y a un peuple français, il y a une nation française, même chose pour les autres pays. C'est un traité entre des Etats souverains qui mettent en commun des compétences dans un certain nombre de domaines. Au fond, il y a 2 parties dans ce Traité constitutionnel. Il y a une partie I qui est, qu'on peut appeler " constitution ", si on veut même s'il y a un peu un abus de terme, une partie I qui est les valeurs, les idées et l'organisation de l'Union européenne. Une partie II qui est la Charte des droits fondamentaux pour les citoyens et qui reprend toutes les valeurs de l'Europe qui font une civilisation. Charte des droits fondamentaux, d'ailleurs en passant, qui sera très utile si nous l'avons adoptée lorsqu'on examinera, dans 10 ou 15 ans, le cas de la candidature turque. Est-ce que c'est tout un ensemble de principes et de valeurs il faut plaire.
ALAIN DUHAMEL - Donc de critères...
LIONEL JOSPIN - De critères auxquels il faut pleinement adhérer. Donc, il y a cette première partie qu'on peut appeler " La Constitution de l'Union européenne ". Et puis la 3e partie, qui existe, qui si on ne l'adoptait pas, subsisterait avec la même force juridique parce qu'elle serait simplement l'addition, la collation de tous les traités antérieurs, depuis le traité de Rome, 57, que nous avons adoptés. Cette partie III, c'est un peu un Code des politiques européennes, si vous voulez. Elle aurait pu être en dehors, elle aurait gardé la même force juridique. Elle est dedans, elle n'a pas une force supplémentaire.
ALAIN DUHAMEL - Un point qui est aussi discuter. Est-ce que le projet de Traité constitutionnel, est-ce que c'est une avancée démocratique ou bien, comme le disent par exemple Jean-Pierre CHEVENEMENT ou Marie-George BUFFET, est-ce les avancées démocratiques sont en trompe-l'il ?
LIONEL JOSPIN - D'abord, la démocratie pour moi, elle continue fondamentalement à vivre au sein des Etats. L'Etat-Nation, c'est le cadre naturel de la démocratie et pour chaque pays, bien sûr. Mais, c'est un surcroît de démocratie dans le fonctionnement même de l'Union. Qu'est-ce qu'apporte le Traité constitutionnel ? Il apporte une organisation des rapports entre les institutions plus simple. Il apporte un fonctionnement plus efficace. On l'a fait parce qu'on passe de 15 à 25. Donc, on élargit, c'est plus compliqué. Il apporte, effectivement, des avancées démocratiques mais aussi, d'ailleurs, des avancées sociales. Quelles sont-elles ces avancées démocratiques ? D'abord, il y a une consultation beaucoup plus systématique des Parlements nationaux, accessoirement rappelons-le. Ensuite, il y a des pouvoirs plus grands donnés au Parlement européen qui est l'émanation du suffrage universel et des citoyens européens. Puis, il y a aussi une clause qui permet à 1 million d'Européens de signer ensemble une pétition de faire des propositions.
ALAIN DUHAMEL - Donc, vous pensez qu'il y a un progrès ?
LIONEL JOSPIN - Il y a un progrès au plan démocratique indiscutable, oui.
ALAIN DUHAMEL - Alors, brièvement, là c'est un jugement que je vous demande, c'est pas une démonstration : est-ce que vous considérez que la France est renforcée ou affaiblie dans ses intérêts dans ce Traité constitutionnel ?
LIONEL JOSPIN - Au-delà de ces avancées démocratiques, il y a quand même dans ce Traité constitutionnel, à la fois dans la Charte mais aussi dans la partie I, un certain nombre d'avancées sur le plan social qui correspondent aux idées de la France - donc, je réponds à votre question - et qui sont, de toute façon, positives pour les salariés ou pour les citoyens en Europe. Il y a une clause en particulier qui me paraît tout à fait importante, c'est ce qu'on appelle " la clause sociale généralisée ". C'est-à-dire qu'il est prévu que toutes les politiques qui sont menées, quel que soit le domaine, doivent prendre en compte les critères sociaux, les objectifs sociaux fondamentaux qui sont dans la Constitution. Ça, c'est une avancée formidable. Il y a la reconnaissance pleine et entière des syndicats. Il y a l'affirmation de la plupart des grands droits sociaux dans la Charte des droits fondamentaux. Il y a le sommet tripartite entre...
ALAIN DUHAMEL - Donc, pour un socialiste, ça va ?
LIONEL JOSPIN - Non, mais attendez... Je pense, autant j'ai dit que l'Union européenne n'était pas libérale, qu'elle était au contraire un équilibre, c'est bien d'ailleurs pourquoi l'on parle d'" un modèle européen " différent du modèle américain, autant je pense que l'Europe a des imperfections. J'aurais pu souhaiter un Traité constitutionnel qui aille plus loin sur le plan social, par exemple, sur le terrain de l'harmonisation fiscale, aussi. Mais, ce sont des pas en avant et puis il faut bien se garder, puisque c'est ça la situation, des conquêtes pour l'avenir, faire un travail à l'intérieur de l'Europe pour la faire bouger. Parce qu'au fond, le Traité, je crois qu'il est un progrès. Mais, c'est un cadre neutre comme toute constitution. C'est les politiques de l'Union européenne qui sont décisives. Donc, moi, ce qui m'intéresse, c'est ce qu'on fera ensemble, surtout s'il n'y a pas de crise européenne.
ALAIN DUHAMEL - Je vais y revenir dans un instant.
LIONEL JOSPIN - Sur la croissance, sur l'emploi, sur une grande politique de recherche, une grande politique de formation et d'éducation, c'est la façon dont l'Europe pourra s'affirmer sur la scène internationale alors que les Etats-Unis ont le cours que l'on sait, alors que le géant chinois apparaît, c'est ça, à mon avis, qui m'apparaît essentiel : les politiques européennes.
ALAIN DUHAMEL - Très brièvement, avant les 2 dernières questions, il y a quelque chose que l'on voie circuler, notamment à l'extrême gauche mais aussi à gauche d'ailleurs, qui est la crainte que le Traité constitutionnel européen remette en cause le droit à l'avortement.
LIONEL JOSPIN - Non, mais, attendez...
ALAIN DUHAMEL - Vous l'avez entendu ?
LIONEL JOSPIN - Oui, quand j'ai entendu ça, je me suis dit : " Comment ose-t-on dire des choses de cette nature ? ". J'ai regardé, ça m'a intrigué, non pas l'affirmation qui m'apparaissait scandaleuse, mais j'ai voulu voir la réalité. Il y a 24 sur 25 qui ont une législation autorisant le divorce. Je parle du divorce parce qu'ils disent la même chose pour le divorce.
ALAIN DUHAMEL - Oui, oui.
LIONEL JOSPIN - Et il y a 21 sur 25 qui ont une législation autorisant l'avortement. C'est pas exactement la même dans différents pays, c'est plus ou moins avancé. Mais, en tout cas, dans les 2 cas, c'est presque la totalité des Etats qui, naturellement, acceptent le divorce, sont pour le divorce et, également, pour l'interruption volontaire de grossesse. Alors, vous imaginez que ces 25 pays ont fait un traité ensemble pour remettre ça en cause ? Ça n'a pas de sens. Simplement, ça nous fait faire une réflexion, c'est que ceux qui sont capable de dire des contrevérités aussi grossières me font mettre en doute la validité de ce qu'ils disent sur d'autres sujets. Effectivement, je considère que nous sommes souvent face à d'affreuses caricatures.
ALAIN DUHAMEL - Alors, 2 dernières questions. D'abord, si le " non " l'emporte - notre temps est écoulé normalement - si le " non " l'emporte, est-ce qu'il y a une crise européenne ? Ou bien comme certains le disent, on renégocie et puis, peut-être même on fait progresser ?
LIONEL JOSPIN - Juridiquement, il n'y a pas de problème majeur, ce sont les traités antérieurs qui s'appliquent et, notamment...
ALAIN DUHAMEL - Nice !
LIONEL JOSPIN - On l'a dit : le traité de Nice.
ALAIN DUHAMEL - Mais, pratiquement ?
LIONEL JOSPIN - Politiquement et psychologiquement, c'est une Europe en panne, c'est une Europe qui s'enlise et, accessoirement, c'est une France qui s'isole. Parce qu'on peut infliger un " non " à des partenaires mais on ne peut pas leur imposer le ralliement pur et simple à nos vues. Je dis " nos vues " mais quelles vues lorsqu'il s'agit du " non " ? Est-ce qu'il s'agit pour eux de se rallier aux vues de l'extrême droite, en France ? Ou aux vues de l'extrême gauche, en France ? Comment se ferait cette discussion ou cette renégociation ? S'il s'agit de prendre en compte l'ensemble de ce qui nous est dit aujourd'hui dans cette campagne par un certain nombre de tenants du " non ", il est évidemment illusoire de penser que nos partenaires vont l'accepter. S'il s'agit, simplement, comme on nous le murmure parfois, parce que j'entends dire : " Il y a un plan B, il y a un plan C ", de faire quelques aménagements. En admettant même - ce que je ne crois pas - que ces quelques aménagements s'opèrent, comment seraient-ils adoptés à nouveau, en France ? On ferait un 2e référendum dans lequel on dirait : " Tout ce qu'on vous a raconté, c'était de la blague, on fait quelques aménagements, et cette fois-ci on peut voter ". On voterait au Parlement français alors que le peuple se serait exprimé la première fois en disant " non " ? Je crois qu'il est vraiment clair qu'il faut peser les conséquences de ses actes, ce que les Français feront, librement, le 29 mai et que le " oui " est beaucoup plus clair et plus simple. Il permet, à la France, de ne pas s'isoler, de rester le pays fondateur et moteur qu'elle a été et d'insister sur ces grandes politiques qui feront la force de l'Europe dans l'avenir.
ALAIN DUHAMEL - Dernière question, j'ai reçu beaucoup de mail pour me demander de vous la poser, donc je vous la pose mais vous pouvez répondre brièvement : quel va être le rôle de Lionel JOSPIN entre 2005 et 2007 ?
LIONEL JOSPIN - Aucun rôle particulier.
ALAIN DUHAMEL - C'est-à-dire le même que celui que vous avez depuis 2002 ?
LIONEL JOSPIN - Je veux pouvoir, pour autant que vous vous y intéressiez, ce qui est parfois le cas...
ALAIN DUHAMEL - Il me semble oui !
LIONEL JOSPIN - ...je veux pouvoir dire ce que je crois juste dans certaines circonstances, par forcément tout le temps ni fréquemment, notamment pour mon pays mais aussi, par exemple, pour l'Europe, en l'espèce, le dire librement. Et puis, pour le reste, je veux aider les socialistes à agir...
ALAIN DUHAMEL - Mais sans reprendre un rôle plus actif ?
LIONEL JOSPIN - Non, je vous ai défini ma position. Moi, ce que je souhaite, c'est que la gauche se rassemble, qu'elle se rassemble pour changer l'Europe et non pas pour la bloquer. Ce que je souhaite aussi, c'est que les socialistes soient au cur de cette gauche. Donc, si je peux contribuer à ça, je le ferai comme je viens de vous l'indiquer.
ALAIN DUHAMEL - Je vous remercie. Donc, bonsoir à tous.
(Source http://www.ouisocialiste.net, le 4 mai 2005)