Texte intégral
Madame Figaro. Christine Lagarde, depuis votre prise de fonction, vous avez dû faire face à la crise économique, à la crise de leuro, à la présidence du G20 en pleine réforme du Système monétaire international. Que vous évoque le mot « courage », sur lequel a tant travaillé Cynthia Fleury ?
Christine Lagarde. Il est assez bien résumé dans lexpression « Serre les dents et souris », qui maccompagne depuis longtemps. Jeune fille, jappartenais à léquipe de France de natation synchronisée, et lentraîneur lutilisait toujours dans les moments difficiles, quand les notes des figures imposées étaient mauvaises et quil fallait tout de même repartir dans les figures libres. Jaime cette expression, qui évoque bien cette espèce de détermination quil faut aller chercher au fond de soi, même dans ladversité, quand les circonstances sont mauvaises, les gens critiques, lopposition forte.
Cynthia Fleury. Je suis assez daccord avec cette définition. À une nuance près : cest une chose de résister, et cen est une autre dêtre stratège, de comprendre comment, à un moment donné, on va créer autour de soi un collectif pour faire avancer les choses. Cette seconde étape, qui consiste à sorganiser, à savoir trouver ses alliés, à devenir prescripteur, devient, elle aussi, le lieu de lacte de courage; sinon, on fabrique des sacrifiés. Cest valable en politique mais aussi dans la vie. Chacun doit comprendre que dans son travail, par exemple, il doit davantage fonctionner en réseau
Madame Figaro. Vous soutenez, Cynthia Fleury, que le courage se joue beaucoup dans la sphère économique...
C. F. Oui, parce que les inégalités économiques se sont considérablement renforcées ces dernières années. La précarisation touche de plus en plus de personnes, notamment des femmes, qui sisolent parce quil nest jamais très agréable dévoquer de façon transparente ce genre de situation, de dire que lon est archidiplômée et en CDD. Cela provoque un sentiment dhumiliation, de vexation narcissique. Mais si à un moment donné vous nexpliquez pas ce qui vous arrive, vous vous précarisez encore davantage. Le silence est un magnifique complice de la précarisation.
C. L. Vous dites quon ne peut pas être prescriptif seul : cest absolument vrai, je le vis encore aujourdhui dans mes fonctions. Les systèmes évoluent, et la façon de prendre les décisions aussi. Prenez le G20. Même si je le préside, je ne peux pas simplement décréter : « On va faire comme ça. » Je ne peux être prescriptive que si je suis inclusive, si je fais le tour des Vingt pour savoir quelle est la marge de manoeuvre, lintérêt de chacun. Cest à la fois plus complexe et beaucoup plus intéressant.
Madame Figaro. Nest-ce pas là la différence entre résistance et endurance, quévoque Cynthia Fleury dans son ouvrage ?
C. L. Cest surtout la différence entre courage et obstination. Quand jétais présidente du cabinet davocats Baker&McKenzie à Chicago, jai dû modifier lorganisation de lentreprise. Pour cela, il fallait convaincre une majorité de 85% des six cents avocats du cabinet, ce qui est énorme. Je suis parvenue à 80% davis favorables. Les vieux associés du cabinet mont dit : « Il faut que tu passes la nuit à convaincre les autres. » Lobstination à ce moment-là aurait été de suivre leur avis. La décision que jai prise, et qui était à mon avis le courage, fut de dire : on reprend notre bâton de pèlerin, on va passer une année supplémentaire à réexpliquer les choses. À lassemblée suivante, javais atteint les 90%.
C. F. Le courage est une résistance ; mais cest aussi du lien et un projet. Si lon passe à côté de cette dimension, on rate la sève même du courage, qui en fait dailleurs une vertu démocratique. Ces 5% davocats, vous auriez pu les attraper. Mais lannée supplémentaire que vous vous êtes donnée a été en réalité un gain de temps : vous avez créé les conditions dune acceptabilité profonde, réelle, pour faire passer la réforme. Aujourdhui, gouverner, cest associer.
Madame Figaro. Vous évoquez limportance du collectif. Pourtant, aujourdhui, on a limpression que cest un rôle de moins en moins rempli par lentreprise ou même par lÉtat. Quand les jeunes défilent dans la rue pour préserver leurs retraites et protester contre le chômage qui les touche durement, ne disent-ils pas leur angoisse de devoir sassumer seuls ?
C L. Je me souviens détudes que javais commandées, toujours chez Baker&McKenzie, quand nous cherchions à attirer et à retenir les meilleurs. Elles ont montré quils restaient travailler là où ils trouvaient des gens avec qui ils sentendaient bien. Donc je ne suis pas convaincue que dans lentreprise le salarié ou le jeune se retrouvent seuls. En revanche, le succès du statut de lautoentrepreneur montre bien que face à la difficile intégration dans le monde du travail, beaucoup choisissent ce mode individuel pour obtenir un meilleur salaire et un statut. Cest vrai en particulier pour les femmes.
Christine Lagarde : « Nous avons en nous la capacité dadaptation, de rebond, de ressort. Encore faut-il évidemment nous y préparer. »
C. F. Jirais plus loin. Je dis souvent à mes patients : « Nattendez pas que tout aille bien pour aller bien. » Cela signifie quaujourdhui, travailler, cest être dans lintermittence, dans l« incontinuité ». Le système qui consistait à avoir un métier pour toujours, des compétences reconnues, un statut, est en déflagration. Et le modèle transitoire est devenu le modèle commun.
C. L. Ce nest pas le cas pour les fonctionnaires, dont les droits et obligations restent encadrés, de manière pérenne, par un statut général.
C. F. Même dans ces métiers protégés, tout a changé. Aujourdhui, quand vous êtes chercheur comme moi, si vous voulez être financé, vous devez faire des appels doffres. Vous devenez chargé de mission alors que normalement vous étiez programmé pour faire de la recherche, pas pour lever de largent. Et vous vous retrouvez ainsi mandaté pour quatre, cinq, six ans, donc, en intermittence.
C. L. Il ne faut pas non plus vivre cette situation comme un syndrome de léchec auquel lEurope ou la France seraient condamnées...
C. F. Ni un échec ni une fatalité, dailleurs. Sy résoudre ou sadapter, cela na, au fond, que peu dintérêt. Ce quil faut, cest inventer des modes de travail, de protection, dépanouissement différents.
C. L. Je refuse dentrer dans une logique du « Cest la catastrophe, quest-ce quon va faire ? » Il faut sortir de la fatalité. Nous avons en nous la capacité dadaptation, de rebond, de ressort. Encore faut-il évidemment nous y préparer.
Madame Figaro. Comment cela ?
C. L. Grâce à la formation professionnelle. Aujourdhui, on doit en permanence être en apprentissage.
C. F. Cest un merveilleux discours, mais dans la réalité, il se passe exactement linverse. Surtout en France, où les destins professionnels se jouent au commencement, au sortir de lécole : vous avez à jamais un métier, alors que vous devez faire face à des problématiques dallongement de la vie et de transformation permanente de léconomie. Linvestissement sur léducation est fondamental. Regardez ce qui se passe aux États-Unis : après des années de stagnation, Obama vient daugmenter le budget fédéral des bourses détudes supérieures de 30%, soit 32 milliards de dollars. Nous, nous y investissons 1,5 milliard deuros, alors que les États-Unis ont seulement cinq fois plus délèves que nous. En comparaison, il faudrait donc cinq fois plus. Cest désagréable de savoir quil va falloir attendre dix ans pour quon sen rende compte.
C. L. Cest très difficile de comparer les deux systèmes. Mais quand je détaille la ventilation du grand emprunt, cest-à-dire des 35 milliards deuros consacrés aux investissements stratégiques, je constate que les deux tiers sont attribués à la recherche-développement et à lenseignement supérieur...
Madame Figaro. Parier sur lavenir et léducation, cest une chose. Mais comment parvenir à se projeter quand lhorizon semble toujours bouché ?
C. L. Moi, je regarde bêtement les courbes, les graphiques, les schémas, toutes les analyses qui remontent jusquà moi, et je vous dis que nous sommes en train de sortir de la crise, même si nous en subissons encore les conséquences et que lemploi, la lutte contre le chômage de longue durée, la formation professionnelle sont autant de chantiers encore devant nous.
Madame Figaro. Cela pose aussi la question de léducation : que transmettre à nos enfants pour les aider à faire face ? Cela fait-il encore sens de leur inculquer la notion deffort ?
C. F. Cest évidemment une notion essentielle, même si lon va nous traiter de réactionnaires. Je considère surtout que la peur ne doit pas être le dernier mot de loracle. Cest pour cette raison que jai beaucoup travaillé sur le courage : cette notion nous rappelle que lunivers de la démocratie, cest le combat.
C. L. Un de mes fils (NDLR : 24 ans) se trouve dans une situation dintermittence. Il passe dun univers à un autre, et sy retrouve, malgré des moments dincertitude totale, alors que je me fais un sang dencre. Jai probablement tort, je fonctionne sur des référentiels anciens, et nos enfants vont peut-être nous apprendre à en changer, comme ils vont apprendre eux-mêmes à rebondir autrement. Il me semble que si on leur transmet un mélange dhonnêteté et de résistance, cette capacité de continuer malgré la difficulté, léchec éventuel, on peut les emmener loin dans la vie. Mais ce nest pas dans les gènes actuels. Le passage perpétuel à un nouveau jeu, à une nouvelle console, naide pas non plus.
C. F. Vous évoquez laptitude pour le temps long, mais, encore une fois, nos économies ne donnent pas à lire cela. Alors, quand vous devez transmettre à des enfants une valeur « désavouée » par lenvironnement, cest toujours plus compliqué. Doù limportance de dire : le prix du courage sur le long terme est bien plus léger que le prix de la peur ou de la lâcheté. Et aussi : désormais, la stabilité sera toujours couplée avec de linstabilité. Il y aura toujours une donne chaotique, donc il va nous falloir apprendre à nos enfants à devenir en quelque sorte des « chaoticiens ».
Madame Figaro. Que pensez-vous de la loi sur les quotas de femmes dans les entreprises, votée en janvier, ou encore du rapport de la députée UMP Françoise Guégot pour Georges Tron, visant à augmenter la présence des femmes aux postes de direction dans la fonction publique ?
C. L. Jai été totalement contre les quotas quand jétais jeune, naïve et inexpérimentée, car je considérais benoîtement que dès lors quune femme avait du mérite, elle devait pouvoir apporter la preuve de sa compétence et être naturellement nommée ou promue. Et puis, lâge aidant, jai profondément changé davis. Si nous voulons accélérer le processus ce qui me paraît indispensable , nous devons passer, pendant une période temporaire, par des mesures plus contraignantes, pour sauter la marche descalier quautrement nous ne gravirons que dans cent quarante ans...
Madame Figaro. Cette loi sur les quotas concerne les conseils dadministration. Ne pensez-vous pas quil faudrait aussi agir sur les comités exécutifs, qui souffrent dune faible représentation des femmes ?
C. L. Je pense que le poisson pourrit par la tête, et quil faut donc dans un premier temps introduire une vraie parité de femmes aux conseils dadministration, qui examinent les plans stratégiques de développement dentreprise. Ce sera leur rôle de dire, avec les hommes de bonne volonté (et il y en a beaucoup) : « Vos directeurs des relations humaines, de la communication et du marketing, mais aussi de la fabrication ou du développement, pourquoi ne sont-ils pas des femmes ? »
C. F. On aimerait que les dynamiques égalitaires fonctionnent seules. Malheureusement, la réalité est un peu plus compliquée... Lexigence paritaire est devenue un test de crédibilité de légalité.
C. L. Il y a une réflexion qui mavait fait rire et que je garde toujours en mémoire. Javais rencontré des femmes dun pays arabe qui pour la première fois rejoignaient le Parlement de ce pays. Elles étaient trois face à un bloc de deux cents messieurs, et je leur avais demandé si ce nétait pas un peu dur. La plus ancienne des trois mavait répondu : « Il ny a aucun problème, ils ont toujours loption de rester à la maison. » Cette phrase nous ramène à la question du courage, qui revient parfois à changer de regard, à inverser la façon dont on aborde les choses. Les femmes sont prêtes à cela.
Source http://www.minefe.gouv.fr, le 16 mars 2011
Christine Lagarde. Il est assez bien résumé dans lexpression « Serre les dents et souris », qui maccompagne depuis longtemps. Jeune fille, jappartenais à léquipe de France de natation synchronisée, et lentraîneur lutilisait toujours dans les moments difficiles, quand les notes des figures imposées étaient mauvaises et quil fallait tout de même repartir dans les figures libres. Jaime cette expression, qui évoque bien cette espèce de détermination quil faut aller chercher au fond de soi, même dans ladversité, quand les circonstances sont mauvaises, les gens critiques, lopposition forte.
Cynthia Fleury. Je suis assez daccord avec cette définition. À une nuance près : cest une chose de résister, et cen est une autre dêtre stratège, de comprendre comment, à un moment donné, on va créer autour de soi un collectif pour faire avancer les choses. Cette seconde étape, qui consiste à sorganiser, à savoir trouver ses alliés, à devenir prescripteur, devient, elle aussi, le lieu de lacte de courage; sinon, on fabrique des sacrifiés. Cest valable en politique mais aussi dans la vie. Chacun doit comprendre que dans son travail, par exemple, il doit davantage fonctionner en réseau
Madame Figaro. Vous soutenez, Cynthia Fleury, que le courage se joue beaucoup dans la sphère économique...
C. F. Oui, parce que les inégalités économiques se sont considérablement renforcées ces dernières années. La précarisation touche de plus en plus de personnes, notamment des femmes, qui sisolent parce quil nest jamais très agréable dévoquer de façon transparente ce genre de situation, de dire que lon est archidiplômée et en CDD. Cela provoque un sentiment dhumiliation, de vexation narcissique. Mais si à un moment donné vous nexpliquez pas ce qui vous arrive, vous vous précarisez encore davantage. Le silence est un magnifique complice de la précarisation.
C. L. Vous dites quon ne peut pas être prescriptif seul : cest absolument vrai, je le vis encore aujourdhui dans mes fonctions. Les systèmes évoluent, et la façon de prendre les décisions aussi. Prenez le G20. Même si je le préside, je ne peux pas simplement décréter : « On va faire comme ça. » Je ne peux être prescriptive que si je suis inclusive, si je fais le tour des Vingt pour savoir quelle est la marge de manoeuvre, lintérêt de chacun. Cest à la fois plus complexe et beaucoup plus intéressant.
Madame Figaro. Nest-ce pas là la différence entre résistance et endurance, quévoque Cynthia Fleury dans son ouvrage ?
C. L. Cest surtout la différence entre courage et obstination. Quand jétais présidente du cabinet davocats Baker&McKenzie à Chicago, jai dû modifier lorganisation de lentreprise. Pour cela, il fallait convaincre une majorité de 85% des six cents avocats du cabinet, ce qui est énorme. Je suis parvenue à 80% davis favorables. Les vieux associés du cabinet mont dit : « Il faut que tu passes la nuit à convaincre les autres. » Lobstination à ce moment-là aurait été de suivre leur avis. La décision que jai prise, et qui était à mon avis le courage, fut de dire : on reprend notre bâton de pèlerin, on va passer une année supplémentaire à réexpliquer les choses. À lassemblée suivante, javais atteint les 90%.
C. F. Le courage est une résistance ; mais cest aussi du lien et un projet. Si lon passe à côté de cette dimension, on rate la sève même du courage, qui en fait dailleurs une vertu démocratique. Ces 5% davocats, vous auriez pu les attraper. Mais lannée supplémentaire que vous vous êtes donnée a été en réalité un gain de temps : vous avez créé les conditions dune acceptabilité profonde, réelle, pour faire passer la réforme. Aujourdhui, gouverner, cest associer.
Madame Figaro. Vous évoquez limportance du collectif. Pourtant, aujourdhui, on a limpression que cest un rôle de moins en moins rempli par lentreprise ou même par lÉtat. Quand les jeunes défilent dans la rue pour préserver leurs retraites et protester contre le chômage qui les touche durement, ne disent-ils pas leur angoisse de devoir sassumer seuls ?
C L. Je me souviens détudes que javais commandées, toujours chez Baker&McKenzie, quand nous cherchions à attirer et à retenir les meilleurs. Elles ont montré quils restaient travailler là où ils trouvaient des gens avec qui ils sentendaient bien. Donc je ne suis pas convaincue que dans lentreprise le salarié ou le jeune se retrouvent seuls. En revanche, le succès du statut de lautoentrepreneur montre bien que face à la difficile intégration dans le monde du travail, beaucoup choisissent ce mode individuel pour obtenir un meilleur salaire et un statut. Cest vrai en particulier pour les femmes.
Christine Lagarde : « Nous avons en nous la capacité dadaptation, de rebond, de ressort. Encore faut-il évidemment nous y préparer. »
C. F. Jirais plus loin. Je dis souvent à mes patients : « Nattendez pas que tout aille bien pour aller bien. » Cela signifie quaujourdhui, travailler, cest être dans lintermittence, dans l« incontinuité ». Le système qui consistait à avoir un métier pour toujours, des compétences reconnues, un statut, est en déflagration. Et le modèle transitoire est devenu le modèle commun.
C. L. Ce nest pas le cas pour les fonctionnaires, dont les droits et obligations restent encadrés, de manière pérenne, par un statut général.
C. F. Même dans ces métiers protégés, tout a changé. Aujourdhui, quand vous êtes chercheur comme moi, si vous voulez être financé, vous devez faire des appels doffres. Vous devenez chargé de mission alors que normalement vous étiez programmé pour faire de la recherche, pas pour lever de largent. Et vous vous retrouvez ainsi mandaté pour quatre, cinq, six ans, donc, en intermittence.
C. L. Il ne faut pas non plus vivre cette situation comme un syndrome de léchec auquel lEurope ou la France seraient condamnées...
C. F. Ni un échec ni une fatalité, dailleurs. Sy résoudre ou sadapter, cela na, au fond, que peu dintérêt. Ce quil faut, cest inventer des modes de travail, de protection, dépanouissement différents.
C. L. Je refuse dentrer dans une logique du « Cest la catastrophe, quest-ce quon va faire ? » Il faut sortir de la fatalité. Nous avons en nous la capacité dadaptation, de rebond, de ressort. Encore faut-il évidemment nous y préparer.
Madame Figaro. Comment cela ?
C. L. Grâce à la formation professionnelle. Aujourdhui, on doit en permanence être en apprentissage.
C. F. Cest un merveilleux discours, mais dans la réalité, il se passe exactement linverse. Surtout en France, où les destins professionnels se jouent au commencement, au sortir de lécole : vous avez à jamais un métier, alors que vous devez faire face à des problématiques dallongement de la vie et de transformation permanente de léconomie. Linvestissement sur léducation est fondamental. Regardez ce qui se passe aux États-Unis : après des années de stagnation, Obama vient daugmenter le budget fédéral des bourses détudes supérieures de 30%, soit 32 milliards de dollars. Nous, nous y investissons 1,5 milliard deuros, alors que les États-Unis ont seulement cinq fois plus délèves que nous. En comparaison, il faudrait donc cinq fois plus. Cest désagréable de savoir quil va falloir attendre dix ans pour quon sen rende compte.
C. L. Cest très difficile de comparer les deux systèmes. Mais quand je détaille la ventilation du grand emprunt, cest-à-dire des 35 milliards deuros consacrés aux investissements stratégiques, je constate que les deux tiers sont attribués à la recherche-développement et à lenseignement supérieur...
Madame Figaro. Parier sur lavenir et léducation, cest une chose. Mais comment parvenir à se projeter quand lhorizon semble toujours bouché ?
C. L. Moi, je regarde bêtement les courbes, les graphiques, les schémas, toutes les analyses qui remontent jusquà moi, et je vous dis que nous sommes en train de sortir de la crise, même si nous en subissons encore les conséquences et que lemploi, la lutte contre le chômage de longue durée, la formation professionnelle sont autant de chantiers encore devant nous.
Madame Figaro. Cela pose aussi la question de léducation : que transmettre à nos enfants pour les aider à faire face ? Cela fait-il encore sens de leur inculquer la notion deffort ?
C. F. Cest évidemment une notion essentielle, même si lon va nous traiter de réactionnaires. Je considère surtout que la peur ne doit pas être le dernier mot de loracle. Cest pour cette raison que jai beaucoup travaillé sur le courage : cette notion nous rappelle que lunivers de la démocratie, cest le combat.
C. L. Un de mes fils (NDLR : 24 ans) se trouve dans une situation dintermittence. Il passe dun univers à un autre, et sy retrouve, malgré des moments dincertitude totale, alors que je me fais un sang dencre. Jai probablement tort, je fonctionne sur des référentiels anciens, et nos enfants vont peut-être nous apprendre à en changer, comme ils vont apprendre eux-mêmes à rebondir autrement. Il me semble que si on leur transmet un mélange dhonnêteté et de résistance, cette capacité de continuer malgré la difficulté, léchec éventuel, on peut les emmener loin dans la vie. Mais ce nest pas dans les gènes actuels. Le passage perpétuel à un nouveau jeu, à une nouvelle console, naide pas non plus.
C. F. Vous évoquez laptitude pour le temps long, mais, encore une fois, nos économies ne donnent pas à lire cela. Alors, quand vous devez transmettre à des enfants une valeur « désavouée » par lenvironnement, cest toujours plus compliqué. Doù limportance de dire : le prix du courage sur le long terme est bien plus léger que le prix de la peur ou de la lâcheté. Et aussi : désormais, la stabilité sera toujours couplée avec de linstabilité. Il y aura toujours une donne chaotique, donc il va nous falloir apprendre à nos enfants à devenir en quelque sorte des « chaoticiens ».
Madame Figaro. Que pensez-vous de la loi sur les quotas de femmes dans les entreprises, votée en janvier, ou encore du rapport de la députée UMP Françoise Guégot pour Georges Tron, visant à augmenter la présence des femmes aux postes de direction dans la fonction publique ?
C. L. Jai été totalement contre les quotas quand jétais jeune, naïve et inexpérimentée, car je considérais benoîtement que dès lors quune femme avait du mérite, elle devait pouvoir apporter la preuve de sa compétence et être naturellement nommée ou promue. Et puis, lâge aidant, jai profondément changé davis. Si nous voulons accélérer le processus ce qui me paraît indispensable , nous devons passer, pendant une période temporaire, par des mesures plus contraignantes, pour sauter la marche descalier quautrement nous ne gravirons que dans cent quarante ans...
Madame Figaro. Cette loi sur les quotas concerne les conseils dadministration. Ne pensez-vous pas quil faudrait aussi agir sur les comités exécutifs, qui souffrent dune faible représentation des femmes ?
C. L. Je pense que le poisson pourrit par la tête, et quil faut donc dans un premier temps introduire une vraie parité de femmes aux conseils dadministration, qui examinent les plans stratégiques de développement dentreprise. Ce sera leur rôle de dire, avec les hommes de bonne volonté (et il y en a beaucoup) : « Vos directeurs des relations humaines, de la communication et du marketing, mais aussi de la fabrication ou du développement, pourquoi ne sont-ils pas des femmes ? »
C. F. On aimerait que les dynamiques égalitaires fonctionnent seules. Malheureusement, la réalité est un peu plus compliquée... Lexigence paritaire est devenue un test de crédibilité de légalité.
C. L. Il y a une réflexion qui mavait fait rire et que je garde toujours en mémoire. Javais rencontré des femmes dun pays arabe qui pour la première fois rejoignaient le Parlement de ce pays. Elles étaient trois face à un bloc de deux cents messieurs, et je leur avais demandé si ce nétait pas un peu dur. La plus ancienne des trois mavait répondu : « Il ny a aucun problème, ils ont toujours loption de rester à la maison. » Cette phrase nous ramène à la question du courage, qui revient parfois à changer de regard, à inverser la façon dont on aborde les choses. Les femmes sont prêtes à cela.
Source http://www.minefe.gouv.fr, le 16 mars 2011