Texte intégral
Dans les témoignages de cet immense professeur de passion quétait Jacqueline de Romilly, de ces élèves admiratifs et volontaires qui découvrent aujourdhui les langues et cultures de lAntiquité, se lit le même émerveillement devant un héritage vivant, devant la présence réelle dun passé fondateur.
Nous tous ici en avons lintime conviction : ce passé vit en nous.
Il vit dans notre langue, dont il habite le lexique, la syntaxe et le bruissement poétique même. Cest évidemment particulièrement vrai du latin, cette "Eurydice de notre langue" et je reprends là la belle expression de Michel Deguy.
Ce passé vit dans notre culture, quil a totalement modelée. Dans notre littérature évidemment, où les mythes antiques nont jamais été aussi présents, où les uvres-mondes héritées de lAntiquité sont sans cesse reprises, toujours réécrites : comment ne pas voir quil y a de lAristophane chez Rabelais ou du Suétone chez Saint-Simon ?
Cette culture, cest aussi la glorification de la parole et de lanalyse sous toutes leurs modalités dexpression, lamour du texte, le culte de la beauté, sous ses formes les plus diverses.
Ce passé vit encore dans notre histoire et notre pensée. Jacqueline de Romilly la dit dans le reportage que nous venons de voir : lAntiquité demeure présente dans notre approche du monde contemporain. Et je crois que Thérèse Delpech, qui devait participer à ce colloque, nous aurait magnifiquement exposé combien notre vision du monde actuel est influencée jusque dans sa géostratégie par cet héritage antique.
Ce que nous avons reçu de ces civilisations, cest lorigine de notre élan, de nos valeurs, de nos régimes actuels : "Europe" est un mot grec : "démocratie" est un mot grec ; "République" est un mot latin.
Ce passé vit dans cette aspiration à la liberté et dans cet appel à laccomplissement humain. Jacqueline de Romilly la dailleurs magnifiquement écrit : en Grèce, "tout se passe demblée au niveau de lhomme". De cette paideia, de ces Humanités, nous avons hérité une culture dont les mots mêmes qui nous désignent nous, éducation nationale, école, collège, lycée, professeur, éducation portent les échos vivants. Car notre École porte cette koïnè de valeurs, ce fond ancien enrichi au fil des siècles : le goût de létude, de la réflexion, de l'effort, laspiration à laccomplissement, lémancipation par la pensée et le savoir.
Pour autant, nous le savons aussi, cette résonance si riche, si profonde entre lAntiquité et notre vie présente nest pas partagée de tous aujourdhui.
Ne nous voilons pas la face : lenseignement du latin et le grec souffre aujourdhui.
Il souffre, je le reconnais, dune organisation scolaire parfois délicate : des heures de cours souvent placées en début ou fin de demi-journée, et ce dautant plus quelles rassemblent des effectifs dispersés dans différentes classes ; des interprétations erronées des textes qui, par exemple, rendent incompatibles la pratique dune langue ancienne et le choix dune section européenne ou dune série au lycée.
Ces enseignements souffrent aussi da priori négatifs, parfois, ou de caricatures.
Ils souffrent encore des orientations de notre époque. Une époque qui, emballée dans une spirale frénétique, réduit sa conception du temps à une immédiateté permanente, sinterdisant ainsi tout mouvement rétrospectif. Une époque dont les inclinations à un utilitarisme basique ou à la frivolité réduisent vulgairement les langues anciennes à une "poussière dexcentricité marginale", pour citer Malinowski. Une époque qui ne valorise pas toujours leffort et le respect.
Pour autant, un élément doit nous rassurer : les effectifs de latinistes et dhellénistes se maintiennent dans notre École. Mais il est un moment particulier sur lequel il nous faut sans doute davantage concentrer notre action : cest sur la rupture qui survient entre la classe de troisième et seconde. Alors quau collège un élève sur cinq étudie le latin, cette proportion tombe à un élève sur vingt au lycée, avec dailleurs un déclin de la seconde jusquen terminale. Daucuns diront que la profusion des options au lycée nuit aux langues et cultures de lAntiquité. Mais je pose la question : faudrait-il réduire le nombre doptions offertes à tous pour garantir la survie de certaines ? Étrange logique... Je suis au contraire convaincu que nous devons voir plus large et plus loin afin de pérenniser ces enseignements dans notre École.
Nous sommes aujourdhui tel le pius Aeneas quittant Troie en flammes, son père sur ses épaules et son fils à la main : il nous faut travailler à lavenir en transmettant un passé. Il nous faut refonder ces enseignements en en révélant toute la richesse et toute lactualité aux élèves daujourdhui.
Nous tous ici savons que l'enseignement des langues et cultures de lAntiquité est une absolue évidence dans la formation. Absolue parce que cette Antiquité se poursuit en nous et se poursuivra dans nos enfants, tant elle constitue le tissu même de notre civilisation et la trame la plus intime de notre vie. Aussi, je tiens absolument à ce que le latin et le grec se maintiennent dans notre École, à ce quils y vivent et y déploient toute leur richesse. Pour que nos enfants comprennent doù nous venons.
Cet enseignement est aujourdhui pleinement intégré dans le socle commun de connaissances et de compétences issu de la loi de 2005, notamment au sein du cinquième pilier : celui de la culture humaniste. Mais il doit aussi toucher et appuyer les autres piliers, et particulièrement lapprentissage de notre langue et des langues vivantes et lenseignement scientifique.
Jai entendu les critiques lancées par certains. Daucuns ont notamment crié, avec une rare mesure, que lon "détruisait" les langues anciennes. Je leur réponds que jai personnellement tenu à ce que lenseignement du latin et du grec soit préservé au sein de la réforme du lycée que jai mise en uvre. Jai veillé à ce que les horaires dévolus à lenseignement du latin et du grec soient scrupuleusement préservés, trois heures par niveau. Jai voulu que soit maintenu un programme dune grande ambition. Jai voulu que le latin et le grec demeurent valorisés au sein du baccalauréat par un coefficient fort. Jai voulu aussi que soit créé un enseignement dexploration qui permette aux élèves arrivant au lycée sans avoir jamais fait de latin ou de grec de découvrir ce plaisir, de découvrir ces civilisations : je sais que, par endroits, linformation sur cet enseignement et sa mise en place ont posé problème : il faudra corriger ces défaillances.
Je crois surtout que cette réforme du lycée a apporté un véritable enrichissement : celui de linnovation pédagogique et celui dune logique transversale.
Cest sans doute là lune des clés pour refonder ces enseignements. Car, pour les maintenir, pour les développer dans notre École, nous devons les faire évoluer avec notre temps, dans notre temps. Étudier une langue ancienne, ce nest pas fuir le présent dans létude dun passé lointain : cest comprendre linfluence et limportance de ce passé dans la construction du présent. Aussi, je le dis clairement : face à la situation actuelle, la nostalgie, le regret dun âge dor, la déploration ne résoudront rien. Si nous voulons sauvegarder les langues anciennes, nous devons les inscrire résolument dans notre époque et dans les modalités proposées aujourdhui par léducation.
Je sais combien les professeurs sur le terrain font preuve dinitiatives, et ce dans une période qui, par les incitations au consumérisme et à limmédiateté permanente, tendrait à nous faire perdre de vue tout ce que nous devons au passé.
Je sais combien ils innovent, en créant des passerelles entre les disciplines pour révéler tout lapport du latin et du grec ; combien de voyages détudes ils organisent pour montrer in situ la richesse de ces civilisations à leurs élèves. Je veux les soutenir dans leur ambition.
Pour remédier à lérosion des effectifs qui peuvent exister ici ou là, nous devons faire évoluer les pédagogies ; nous devons penser le changement.
Le premier changement est lévolution des élèves : il ne faut pas cantonner ces enseignements à un certain élitisme. Combien détablissements ont aujourdhui fait dun projet en langues et cultures de lAntiquité un moteur de dynamique et dexcellence pour des élèves issus de milieux défavorisés et aux résultats scolaires très divers ? Il est bien fini, ce temps où les langues anciennes étaient un filtre pour les enfants de la "bonne société" : nous devons construire une approche plus ouverte et affirmer que les langues anciennes profitent, peuvent profiter à chaque élève.
Le deuxième enjeu est lévolution des pédagogies et des pratiques.
Je suis convaincu que lavenir des langues et cultures de lAntiquité tient à un travail continu douverture et de lien avec les autres disciplines. Cest ainsi que nous les rendrons plus visibles et que nous montrerons tout lapport de ces parcours. Et aussi bien le socle commun de connaissances et de compétences que la réforme du lycée constituent un cadre qui rend possible cette transversalité.
Nous devons accentuer les liens avec lapprentissage du plus important des fondamentaux : celui de notre langue française.
Nous devons rendre plus évidents les liens avec notre littérature et notamment dans cette série L que nous avons voulu revaloriser.
Nous devons renforcer les liens avec lenseignement des langues vivantes : anglais, espagnol, allemand sont riches de linfluence des langues anciennes : il faut la révéler dans toute son ampleur.
Nous devons raffermir les liens avec létude historique, dans cette stratégie du "détour" que préconisait Jacqueline de Romilly : celle dune prise de distance par létude du passé, pour mieux comprendre le présent.
Nous devons tisser des liens avec lensemble de ces disciplines, comme avec les enseignements scientifiques.
Il faut donc accentuer le rayonnement des langues anciennes vers les autres disciplines. Cest la thèse même de létude menée par linspection générale, qui constitue une somme extrêmement riche didées et de propositions : je veux en remercier ici les deux rapporteurs, Catherine Klein et Patrice Soler.
Dans ce combat pour faire vivre les langues et cultures de lAntiquité, les approches modernes, les nouveaux outils ne sont pas des ennemis. Il ny a pas, dun côté, un passé intangible et pur et, de lautre, un présent dévoyé et perdu aux sirènes dune modernité insignifiante : ces approches, ces nouvelles technologies sont au contraire de merveilleuses opportunités.
Aussi, je veux encourager les professeurs et les chefs détablissement à semparer de toutes ces opportunités de créativité, dinnovation : larticle 34 de la loi de 2005 vous offre ce cadre large et il inspire cette possibilité dexpérimenter de nouvelles pistes en autonomie. Jencourage aussi les parents à se renseigner sur ces parcours qui ouvrent à un humanisme moderne et qui peuvent tant apporter à leurs enfants.
Jai voulu organiser le colloque qui nous réunit aujourdhui : cétait à la suite dune rencontre avec lAssociation des lauréats du Concours général. Et je lai voulu précisément pour porter un regard moderne et ouvert sur lenseignement des langues et cultures de lAntiquité, sans nostalgie, sans regard passéiste et poussiéreux. Je veux ici remercier le conseil scientifique qui nous a aidés à préparer ce colloque.
Son objectif est de démontrer le bénéfice de ces disciplines pour les élèves qui les suivent, quelque parcours quils choisissent par ailleurs ensuite ; den révéler toute la puissance et la modernité pédagogique ; mais aussi de suggérer des pistes et à mettre en valeur des expériences innovantes. Afin de leur donner un prolongement et une pleine amplitude, à lissue de ce colloque, je souhaite que soient mis en place des groupes de réflexion sur chacune des orientations pédagogiques qui seront présentées.
Pour soutenir et promouvoir la créativité pédagogique dans ces disciplines, jai également voulu que soit créé un prix : le Prix Jacqueline de Romilly, qui sera remis au début du mois davril et qui récompensera des projets construits par des professeurs et par leurs élèves. Je souhaite que ces projets soient nombreux, révélant ainsi la vivacité, le dynamisme de ces enseignements dans nos territoires. Je remercie dores et déjà tous les partenaires qui nous ont rejoints pour soutenir cette nouvelle initiative. Comme jai malheureusement eu loccasion de le dire lorsque cette grande dame nous a quittés, le plus bel hommage que nous pouvons lui rendre est de perpétuer la mémoire et l'esprit de son uvre. Cet esprit, cest celui dune conception exigeante, humaniste, ouverte de la culture latine et grecque. Cest une passion pour la modernité de lAntiquité. Cest un engagement constant à transmettre cette passion. Nous devons maintenir vivante la flamme quelle nous a transmise.
Mesdames et Messieurs,
"L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais, pour donner, il faut posséder et nous ne possédons d'autre vie, dautre sève que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé." Ces mots sont ceux de Simone Weil, dans LEnracinement : ils ne sauraient mieux correspondre aux liens qui nous unissent aux civilisations grecques et romaines, ces civilisations si loin et si proches de la nôtre, ces civilisations qui nous fondent.
Je sais que certains vivent aujourdhui dans langoisse de la perte de cette identité. Mais nous devons garder confiance. Car, si aujourdhui Rome nest plus dans Rome, elle est et doit être toute où nous sommes : dans une approche pédagogique décloisonnée et moderne, une approche elle-même nourrie des approches précédentes.
"Le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé", écrivait Faulkner ; à nous, Mesdames et Messieurs, de démontrer à nos concitoyens que ces langues, loin dêtre passées, sont aujourdhui partout avec nous. Merci à vous et bon colloque.
Source http://www.education.gouv.fr, le 20 janvier 2012