Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 24" le 5 avril 2012, sur la situation dans la zone sahélienne du nord-Mali.

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Média : France 24

Texte intégral

Q - Alain Juppé bonjour
R - Bonjour
Q - Au nord-Mali, à Gao, à Tombouctou, les bandes armées se livrent au pillage et même aux viols de jeunes femmes. Comment mettre fin à cette catastrophe ?
R - La situation est très préoccupante, je dirais même dramatique. C’est la raison pour laquelle lorsque je suis allé à Dakar il y a 48 heures, j’ai participé au Sommet des chefs d’État de la CEDEAO, la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest, qui s’est fortement engagée sur deux plans.
D’abord, le plan politique pour obtenir le retrait de la junte militaire et le rétablissement de l’ordre constitutionnel, afin que le processus électoral puisse s’engager. Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso a été chargé de cette médiation qui progresse à l’heure actuelle, même si elle est difficile.
Deuxièmement, il y a le volet militaire qui est complexe parce qu’il y a deux tendances si je puis dire, deux mouvements dans le Nord du Mali : d’abord le MNLA, Mouvement national de libération d’Azawad dont l’objectif est l’autonomie voire la séparation de la zone qu’ils nomment l’Azawad, région dont ils ont quasiment le contrôle ; et puis il y a Ansar Eddine qui est infiltré par Al Qaïda en réalité et dont l’objectif est différent, celui d’instaurer un régime islamique sur l’ensemble du Mali et au-delà sur la zone sahélienne.
Les chefs d’État ont donc décidé de préparer l’intervention de la force d’attente de la CEDEAO qui est composée de deux bataillons d’un peu près 3.000 hommes. La France a indiqué qu’elle était prête à assurer la logistique de cette force de façon à stopper les combats et rétablir l’ordre.
Vous avez peut-être noté que le MNLA vient d’annoncer qu’il cessait ses opérations puisqu’il avait atteint ses objectifs.
Q - Oui mais les autres rebelles n’ont pas annoncé la même chose. Est-ce que Mopti et Ségou pourraient être menacées ?
R - C’est possible. Nous sommes très inquiets, très vigilants et c’est la raison pour laquelle, d’une part la mise en place d’autorités politiques capables de négocier avec le MNLA et d’autre part, l’intervention de la CEDEAO nous paraissent prioritaires. C’est la raison pour laquelle la France a pris l’initiative de saisir le Conseil de sécurité qui a adopté une déclaration présidentielle soutenant les efforts de la CEDEAO.
Je voudrais bien insister sur ce point. La France est engagée parce que le Mali est un pays ami, parce que nous avons dit depuis le début que nous étions attachés à son unité et son intégrité territoriale, parce que nous l’aidons de manière considérable avec notre coopération bilatérale.
Mais la lutte contre le terrorisme au Sahel, c’est d’abord la responsabilité des pays de la région. Certains d’entre eux se battent bien : la Mauritanie, que nous aidons à former ses cadres militaires, et le Niger mais force est de constater que le Mali n’a pas fait autant. Nous avons envoyé des messages répétés au président depuis des mois et des mois. Henri de Raincourt y est allé, j’y suis allé pour lui dire «attention, il faut vous battre contre AQMI, il ne faut pas compter sur une sorte de complaisance d’AQMI à l’égard du régime de Bamako» et ceci n’a pas fonctionné.
Donc aujourd’hui, il faut mobiliser l’ensemble des pays de la région : l’Algérie qui a un rôle majeur à jouer, la Mauritanie, le Niger, les autorités de Bamako lorsqu’elles seront opérationnelles pour lutter contre ce fléau qui menace toute la zone jusqu’au Nigeria.
Je voudrais insister sur le fait qu’il s’est passé la conjonction de deux événements que l’on a un peu tendance à simplifier. D’abord la rébellion touareg, qui ne date pas d’hier. Elle s’est déroulée depuis des décennies dans cette région. Il y a eu plusieurs révoltes. Il y a même eu un accord à Alger en 2006 pour essayer de trouver une solution politique. Cela n’a pas abouti, hélas. Puis, à cela est venu s’ajouter AQMI, qui est un phénomène plus récent et qui a été renforcé, c’est vrai par ce qui s’est passé en Libye avec l’arrivée de nouveaux combattants et surtout d’armes.
Q - Vous confirmez que trois chefs d’AQMI dont Abou Zeid et Belmokhtar séjournent à Tombouctou depuis lundi ?
R - Je n’ai pas de confirmation particulière mais AQMI est présent.
Q - Est-ce que cela ne va pas compliquer les négociations pour la libération des six otages français ?
R - C’est une inquiétude que nous avons.
Q - Alors vous dites que la CEDEAO a 3.000 hommes pour intervenir mais franchement, est-ce que 3.000 hommes peuvent suffire ? Est-ce qu’il ne faut pas envisager le déploiement de Casques bleus ?
R - Vous savez à combien on évalue le nombre de combattants touareg et AQMI ? Un petit millier. Il faut avoir quand même le rapport aux forces. C’est vrai que ce sont pour ce qui concerne AQMI en tout cas, et même pour les Touareg, des combattants aguerris. Nous sommes prêts à étudier toutes les options.
Il faut absolument que l’on arrête d’abord les exactions qui se produisent comme vous l’avez dit au nord-Mali, les violences, les hostilités et le problème touareg ne se règlera pas par la force, il ne se règlera que par la négociation et le dialogue c’est la raison pour laquelle nous voulons des autorités constitutionnelles à Bamako et du MNLA un dialogue positif.
Q - Beaucoup de Maliens en détresse disent «mais pourquoi l’armée française n’intervient pas comme en Côte d’Ivoire» ?
R - En Côte d’Ivoire, nous sommes intervenus alors qu’un processus électoral était en cours, que le président désigné nous le demandait et que les Nations unies étaient présentes : c’est l’ONUCI qui est intervenue. La France est intervenue en soutien.
Là, nous sommes dans une configuration tout à fait différente, et je voudrais simplement vous demander de réfléchir à une question parce qu’on sait bien qu’on nous demande d’intervenir partout. Êtes-vous sûr que le déploiement de forces françaises au Sahel entraînerait l’enthousiasme de tous les pays de la région, à commencer par l’Algérie ?
Il faut quand même réfléchir un peu avant de dire «allons-y, allons-y». Nous sommes solidaires de nos amis maliens, du peuple malien et donc nous sommes décidés à aider mais dans les conditions que j’ai indiquées.
Q - Avec peut-être une aide pour le transport des troupes ?
R - Oui cela est tout à fait possible. Nous aidons déjà, je le répète, la formation des cadres militaires en Mauritanie et au Niger qui sont des pays qui se battent bien. Nous sommes prêts à le faire. Nous sommes prêts à continuer.
Nous avons même convaincu l’Union européenne de mettre en place une stratégie Sahel. Nous sommes en train de monter une opération - pardon d’entrer dans le jargon de Bruxelles - PSDC, pour Politique de sécurité et de défense commune, pour précisément aider les pays sur place. Donc vous voyez que nous ne sommes pas restés inactifs, loin de là.
J’ajoute que nous avons aussi pris toutes les dispositions pour que nos ressortissants soient protégés, nous avons fermé par anticipation le lycée français en attendant l’arrivée des vacances et nous avons recommandé à tous ceux dont la présence n’est pas indispensable au Mali de se replier provisoirement en France.
Q - Vous dites que la médiation de M. Comparoé progresse, allons-nous vers un président de la transition ? Cela pourrait être qui ?
R - Je ne peux pas vous le dire puisque ce sera le résultat de la médiation de M. Comparoé. Il y a plusieurs solutions, comme la démission du président M. Amadou Toumani Touré ; à ce moment là, si on fait jouer la Constitution, c’est le président de l’Assemblée nationale, M. Dioncounda Traoré, qui est en charge du gouvernement. Sinon, d’autres solutions sont possibles et c’est cela qui fait l’objet précisément de la médiation.
Ce qui m’a beaucoup frappé dans l’attitude des chefs d’États de la CEDEAO à cette réunion de Dakar, c’est leur fermeté pour dire : «nous ne voulons plus de coups d’États militaires en Afrique». Le rétablissement de l’ordre constitutionnel a une valeur symbolique pour l’ensemble du continent et c’est la raison pour laquelle cette médiation aujourd’hui se déploie. Je connais M. Comparoé je sais que c’est un homme de grande sagesse, très compétent et très opiniâtre, et je pense que sa médiation peut donner des résultats dans un délai relativement rapproché.
Q - À Paris, il a été affirmé que l’intervention en Libye a déclenché une vague islamiste dans toute l’Afrique sahélienne ?
R - C’est une vision simpliste de la politique étrangère et de la réalité du Sahel. Que s’est-il s’est passé aujourd’hui au nord-Mali ? D’abord les Touareg ; cela n’a rien à voir avec l’intervention française en Libye, c’est un problème qui se pose depuis des décennies, des révoltes de Touareg il y en au eu dès les années 90, il y en a eu dans les années 2000. Et puis il y a eu, c’est vrai, un renforcement d’AQMI.
Je pose simplement la question, fallait-il maintenir M. Kadhafi en Libye ? Fallait-il l’autoriser à massacrer des dizaines de milliers de personnes à Benghazi ? C’est extrêmement facile de dire : « il n’y avait qu’à faire ceci ou cela». Quand on est aux affaires, en situation de responsabilité, on assume ses responsabilités et la France a eu raison d’assumer la sienne, lorsque la population libyenne a appelé au secours et que les chars de Kadhafi s’apprêtaient à entrer dans Benghazi.
Q - Vous êtes intervenus en Libye mais est ce que vous avez vraiment vu le coup d’après au Sahel ?
R - Bien sûr on prend des risques quand on intervient. S’il n’y avait que des opérations présentant des avantages et aucun inconvénient la vie serait facile et la prise de décision n’en serait que plus simple.
Nous en sommes parfaitement conscients et le problème ne se pose pas qu’au Sahel, il se pose en Tunisie, en Égypte. Il se pose en Syrie, il se pose partout. Le monde arabe est en pleine mutation, on ne peut pas partir du principe que tout État musulman est incompatible avec la démocratie ; c’est le pari que nous avons fait. Nous continuons à aller dans ce sens en renforçant nos partenaires politiques qui partagent un socle de valeurs et qui ne franchissent pas les lignes rouges que nous nous sommes fixées.
AQMI est un adversaire, AQMI nous a déclaré la guerre, AQMI prône la mort et la violence et donc c’est un adversaire désigné.
(Poursuite de l’entretien en anglais - traduit en français)
Q - À propos du Mali, de la présence d’Al Qaïda et de la menace qu’il représente dans la zone.
R - Il y a un niveau de menace important. C’est pourquoi la France se mobilise ; elle soutient les efforts de la CEDEAO pour restaurer les autorités constitutionnelles à Bamako, c’est très important, mais aussi pour arrêter les violences et obtenir un cessez-le-feu dans le nord du pays.
Il y a deux parties en cause en fait : d’une part, le MNLA, le mouvement national de libération de l’Azawad - et celui-ci a déjà atteint ses objectifs d’occuper le nord du pays - et, d’autre part, Al Qaïda, un mouvement terroriste, dont l’objectif est d’occuper la totalité du pays afin de mettre en œuvre son idéologie.
C’est pourquoi nous nous battons pour éviter que ce risque se réalise, nous soutenons les efforts de la CEDEAO pour le déploiement de ses forces à terre afin de mettre un terme à l’attaque des terroristes.
Q - À propos du rôle du Burkina Faso dans le règlement de la crise au Sahel.
R - J’espère qu’il réussira ; le président Blaise Compaoré est un homme très intelligent, sa médiation est importante, il est en contact avec la junte à Bamako, ainsi qu’avec d’autres hommes politiques prêts à accéder au pouvoir afin d’organiser le processus de transition politique jusqu’aux élections. Nous n’avons pas de calendrier pour cela, mais je pense que cela interviendra dès que possible.
Q - À propos du départ de la junte à Bamako.
R - Le pays est membre de la CEDEAO, c’est très clair. L’Afrique ne peut plus accepter de coups d’État militaires contre les autorités constitutionnelles.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 avril 2012