Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de conclure ce colloque utile consacré à un état des lieux du monde arabe à lâge des révolutions. Ma présence ici atteste limportance que la France accorde à ses relations avec le monde arabe et au débat avec les cercles intellectuels, les universitaires et les chercheurs. Je salue la qualité de vos travaux et je remercie le Professeur Gilles Kepel de les avoir organisés et de my avoir si gentiment invité.
Le 17 décembre 2010, lorsque Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, simmole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, personne ne sait encore quune onde de choc est en train de naître qui va transformer le monde arabe. Un an et demi après, alors que le Frère musulman Mohamed Morsy vient dêtre élu président de lÉgypte, pays le plus peuplé de la région, la physionomie de celle-ci a changé en profondeur. Oui, il y a à lévidence un «nouveau monde arabe» et la France doit se situer par rapport à lui.
Pour comprendre limportance des transformations en cours, il faut remonter un peu dans lhistoire récente. Au milieu du XXème siècle, au moment des indépendances, le monde arabe a déjà connu une période de bouillonnement politique. Si les États ont gagné leur indépendance, les peuples, eux, nont pas gagné la leur. Dans un deuxième temps, souvent à la faveur de coups dÉtat militaires, des régimes autoritaires se sont installés, avec laccord ou la complicité des grandes puissances. Plusieurs décennies dimmobilisme politique ont suivi, sous couvert de nationalisme arabe. Pour autant, les sociétés ont continué dévoluer, en tout cas de le souhaiter, ouvrant la voie aux bouleversements actuels. Ces derniers se présentent donc comme une sorte de troisième époque du monde arabe depuis les indépendances. À Tunis, au Caire, à Damas, à Sanaa, à Benghazi, sous des formes différentes, un même mot dordre sest fait entendre : la dignité - la karama.
Ce vent de liberté a rendu notre voisinage arabe et méditerranéen souvent méconnaissable, le paysage dessiné par le ou les «printemps arabes» frappant par ses contrastes et ses incertitudes. Au-delà des différences traditionnelles - le Maghreb nest pas le Moyen-Orient, lequel nest pas la péninsule arabique -, une nouvelle cartographie se dessine.
En Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, les régimes sont tombés et les dictateurs chassés grâce à une alliance inédite entre la jeunesse, les classes moyennes et les militaires. Pour ces pays, après la tempête, lenjeu est maintenant de bâtir un ordre politique, économique et social plus juste et plus stable.
Dans dautres pays, la résonance du printemps arabe a conduit les autorités à un mouvement de modernisation et de démocratisation. Le Maroc donne lexemple de cette voie, que la Jordanie tend plus ou moins à suivre. En Algérie, les attentes de la population sont voisines de celles du reste du monde arabe, et on doit espérer que le nouveau parlement mettra rapidement en uvre les réformes attendues.
Les pays du Golfe - Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Qatar, Koweït - sont devenus des acteurs importants sur la scène mondiale et des investisseurs majeurs. Ils jouent un rôle parfois décisif dans les évolutions régionales, en particulier en Libye, en Syrie ou au Yémen. Derrière un immobilisme apparent, leurs sociétés sont travaillées par un islam rigoriste mais aussi par une volonté douverture. Le débat affleure et sexprime dans la presse, voire dans les institutions.
Ailleurs encore, face aux revendications populaires, les régimes attachés au statu quo répondent par la répression et la violence. En Syrie, la conjonction dune répression massive, des effets de la mosaïque communautaire quest ce pays et dinterférences extérieures conduit à une véritable catastrophe humanitaire et à un risque de déstabilisation de toute la région. Le Liban subit de plein fouet les retombées de cette crise et est traversé par de vives tensions. Au sud, les Palestiniens mûrissent une frustration puissante, que renforce encore leur ouverture au monde et un bon niveau déducation. Cependant quIsraël sinterroge sur les conséquences de ces transformations pour sa propre sécurité.
Ajoutons à ce tableau multifacettes les nombreux foyers dinstabilité. En Irak, leffort de redressement engagé par le gouvernement est important, mais il reste beaucoup à accomplir pour garantir la sécurité et la cohésion du pays, ainsi que la protection des minorités. Dans la zone saharo-sahélienne, une crise complexe et très dangereuse sinstalle, résultat de nombreux facteurs de déliquescence - États faillis, régions périphériques délaissées, corruption et trafics multiples, présence de groupes islamistes fortement armés.
Si les changements portés par les printemps arabes sont spectaculaires, lavenir apparaît donc fragile et incertain. En France et en Europe, cette incertitude provoque, dans lopinion, des sentiments mélangés. Laspiration démocratique inspire une vague de sympathie ; mais les risques dinstabilité politique, leurs conséquences économiques et la montée des intolérances suscitent pour le moins des interrogations.
Dans ces conditions, quespérer, que craindre, que faire ? Voilà trois questions auxquelles je souhaite apporter des éléments de réponse.
La France regarde avec confiance les changements dans le monde arabe car elle est convaincue quil est toujours préférable de faire le pari de la démocratie. Avec confiance, mais avec lucidité, car nous nignorons pas les défis du présent, du proche avenir et du long terme. Il nest pas en notre pouvoir de transformer mécaniquement les révolutions en succès et nous navons pas à nous ingérer dans la vie politique dÉtats souverains. Pour autant, consciente de ses responsabilités, la France veut et doit contribuer activement sur le plan bilatéral et multilatéral aux progrès des transitions démocratiques, économiques et sociétales.
Quespérer ? Les mouvements à luvre dans les sociétés arabes sont profonds et, je le disais, complexes. Ils expriment des attentes - la liberté, la justice, la dignité, la démocratie - qui sont aussi les nôtres et font écho à des valeurs traditionnellement portées dans le monde notamment par la France. Cest ainsi que personnellement jai accueilli ces mouvements dès les premières semaines de lannée 2011. Et cest pourquoi jai regretté, comme beaucoup dautres, le rendez-vous manqué du gouvernement français de lépoque avec cette dynamique révolutionnaire. Au Maghreb, la France - en tout cas son gouvernement - a déçu ; déception renforcée par la stigmatisation de limmigration à laquelle celui-ci se livrait parallèlement.
Ce rendez-vous manqué venait de loin. Depuis des décennies, alors que beaucoup connaissaient la réalité de nombreux pays arabes - pouvoir confisquer, droits de lHomme méprisés, presse muselée, corruption et chômage installés -, le choix avait été fait de miser sur des régimes autoritaires et même dictatoriaux pour garantir la stabilité de la région. Or, les pouvoirs appuyés sur la peur et la répression noffrent quune illusion de stabilité, laquelle finit toujours par se fissurer.
Le grand espoir suscité par les révolutions arabes, cest celui dun monde arabe vivant dans la paix, la stabilité et la prospérité par la démocratie et la liberté.
Cet espoir, je le crois possible. Les révolutions ont été le révélateur dun monde arabe épris de liberté, en quête de dignité, en attente de droits politiques et sociaux. Là où nous avons nous-mêmes parfois donné le sentiment de douter de nos valeurs démocratiques en nous satisfaisant du statu quo dans le monde arabe et ailleurs, ces révolutions viennent nous rappeler luniversalité de ces aspirations.
Je veux dire ici mon admiration à celles et ceux - syndicalistes, militants des droits de lhomme, bloggeurs, étudiants, simples citoyennes et citoyens, parfois militaires -, qui ont eu le courage de se dresser contre la répression de pouvoirs cruels, assis sur des systèmes corrompus. Je pense notamment à labnégation de ceux qui, en Syrie et ailleurs, se battent quotidiennement au prix de leur vie.
Le mouvement est maintenant lancé. Le mur de la peur est tombé. Pour la première fois depuis les indépendances, ceux qui étaient plutôt considérés comme des sujets ont enfin le sentiment dêtre des citoyens. En Tunisie, en Libye, en Égypte, au Yémen, les sociétés ont montré quelles voulaient prendre en main leur avenir, là où beaucoup se permettaient de penser quelles en étaient incapables. À été ainsi réfuté le vieux préjugé occidental, fréquemment teinté de colonialisme, qui posait comme principe une incompatibilité congénitale entre aspiration démocratique et monde arabe - avec le sous entendu quil sagissait du monde musulman.
En réalité, cette vague démocratique se nourrit dune aspiration à luniversel qui traverse lhistoire arabe. Le monde arabe a connu dans la première moitié du XXème siècle un âge libéral, dans les pays où furent possibles des moments constitutionnels et parlementaires. Ces expériences démocratiques procédaient elles-mêmes du mouvement de renaissance culturelle et intellectuelle du XIXème siècle - la Nahda. De puissantes protestations populaires, sociales et patriotiques, largement séculières, ont émaillé ces périodes. Celles daujourdhui sont à bien des égards leurs héritières, même si leurs formes et leur ampleur ne sont pas les mêmes.
Loin dêtre toujours le signe dune opposition à dautres cultures, à dautres valeurs, et à lencontre de prophéties erronées qui annonçaient un affrontement fatal des civilisations, les révolutions arabes sont donc à lorigine largement une réappropriation de ce qui nous est commun. Elles rappellent opportunément que lappartenance à lislam na rien dincompatible avec laspiration démocratique.
Concrètement, lespoir que nous pouvons nourrir est que les islamistes qui arrivent au pouvoir par les urnes soient conduits à des compromis utiles pour gouverner, quils montrent quils savent passer de lopposition au pouvoir, quils respectent le cadre dans lequel ils ont été élus, quils réussissent le développement économique et social et contribuent à réduire lextrémisme.
Que craindre ? Que, au contraire, ayant réalisé beaucoup de sacrifices pour parvenir au gouvernement, ces nouveaux pouvoirs refusent à terme de les remettre le cas échéant à dautres ; quils ne parviennent pas à se départir de la culture et de la pratique du monolithisme ancrées dans des années de répression, voir de clandestinité ; que les difficultés économiques et sociales prévisibles les conduisent à se radicaliser ; bref, pour parler brutalement, que le ticket en leur faveur soit un aller sans possibilité sinon de retour, du moins de changement.
Quil sagisse de ces processus électoraux au Maghreb, de la montée de lislam radical, des menaces souvent graves qui pèsent sur les droits fondamentaux, en particulier ceux des femmes, quil sagisse de la Syrie et du Mali, lactualité immédiate apporte son paquet dinquiétudes.
Beaucoup de démocrates craignent, en effet, de se faire voler leur révolution. Dans des sociétés majoritairement conservatrices, lislam radical dune part et larmée de lautre se présentent souvent comme des recours. Dans les mouvances islamistes, à côté de vrais démocrates existent aussi des adversaires résolus du pluralisme. Entre retour du religieux et conservatisme sociétal, les droits des femmes sont souvent attaqués, ainsi que ceux des minorités religieuses.
En Libye, par exemple, la situation reste instable, et le gouvernement peine à saffirmer. En Syrie, les tueries quotidiennes continuent sous lordre du chef des massacreurs, Bachar al-Assad. On estime à 1,5 million le nombre de personnes qui ont besoin daide humanitaire. Déjà plus de 100.000 syriens ont fui leur pays et sont aujourdhui réfugiés au Liban, en Turquie, en Jordanie et en Irak, ce qui pèse sur les équilibres de ces pays. À Bahreïn, contestation populaire et préoccupations de sécurité régionale sentrecroisent et la répression est là.
Lun des risques est celui dune révolution empêchée ou confisquée, celui dune forte déception après une immense espérance. Déception politique, si le processus démocratique est confisqué. Déception économique et sociale, dès lors que les révolutions ont entraîné dans un premier temps un impact économique négatif, notamment sur le tourisme et les investissements étrangers. Les révolutions ont ravivé aussi des tensions internes aux sociétés arabes : tensions sociales et religieuses, tensions entre la modernité et laffirmation identitaire, tensions entre des sociétés plutôt conservatrices et des jeunesses éduquées plus libérales. En Syrie, en Irak, au Liban et dans lensemble du Proche et du Moyen-Orient, le clivage historique entre sunnites et chiites -sur lequel il faudrait de longs développements- apparaît structurant.
Dans ces conditions, Les sociétés arabes pourront-elles réguler ces tensions de manière civile, pluraliste et pacifique, en un mot démocratique ? Ou au contraire, face aux risques de conflits, le choix sera-t-il fait dune prétendue «stabilité» par le retour à des pouvoirs autoritaires, peut-être moins caricaturaux que les précédents mais guère plus démocratiques ? Voilà quelques-uns des scénarios alternatifs et des interrogations qui se dessinent.
Je suis convaincu pour ma part quun excès de pessimisme serait aussi inadapté aujourdhui que pouvait lêtre hier lespoir inconsidéré dune transition rapide vers une démocratie à loccidentale.
Noublions jamais, en effet, que tout processus démocratique est inscrit dans le temps long, quil comporte des avancées et des reculs, des accélérations et des blocages, des doutes qui succèdent aux promesses. La trajectoire des révolutions nest jamais totalement linéaire. Dans notre propre histoire, après la Révolution Française, il y eut la Restauration. Après 1848, le Second Empire. Et après la Commune de 1871 vint une période dOrdre moral, marquée par le retour du religieux. Nulle part, la démocratie ne sinvente en un jour.
Jajoute quil nexiste pas un seul modèle démocratique et quil appartiendra à chaque pays de construire celui qui lui convient. Des formules politiques doivent être expérimentées - on pense notamment à la Turquie -, qui associent des traditions et de nouvelles formes de participation, des références spécifiques et des principes universels.
Les espoirs et les craintes étant mélangés, que faire ? Cest ma troisième interrogation, celle à laquelle un gouvernement doit répondre. Face à une situation aussi complexe, ambivalente, la France, au nom de la proximité, de lamitié et de lhistoire qui nous lie, porte une responsabilité dappui. Elle a aussi des intérêts à défendre. Le monde arabe est notre voisin et tout ce qui sy passe emporte des conséquences directes pour nous. Dun point de vue économique, la stabilité du monde arabe, compte tenu de ses ressources, constitue un enjeu décisif. Il nexiste pas dautre choix raisonnable pour nous que de travailler à la stabilité, à la paix, à la sécurité et au développement économique de ces partenaires essentiels.
Nous le ferons en respectant quatre grands principes : le refus de lusage de la violence contre le peuple, la défense des droits fondamentaux, le respect du pluralisme et des droits des minorités, la nécessité de réformes en profondeur afin de répondre aux attentes économiques et sociales des populations.
À court terme, nos priorités sont fixées par les urgences. En Syrie, la poursuite de la répression sanglante fait chaque jour de nouvelles victimes. La France se mobilise pour mettre fin aux violences. Lundi dernier, avec nos partenaires européens, nous avons décidé un nouvel ensemble de sanctions pour accroître la pression sur le régime. Les négociations, notamment entre les membres permanents du Conseil de sécurité, continuent afin de permettre une mise en uvre effective du plan Annan, ce qui passe par une action ferme de ce Conseil, possiblement via une résolution sous chapitre VII. La semaine prochaine, à linitiative de la France, le Groupe des amis de la Syrie se réunira à Paris, où sont conviés plus de cent cinquante États. Lenjeu est de soutenir lopposition et de préparer la transition politique, car Bachar al-Assad doit partir.
La situation au Mali, et plus largement dans lensemble du Sahel, constitue une autre urgence. Si nous nagissons pas, le Nord Mali risque de se transformer en sanctuaire durable pour les terroristes. Cest pourquoi nous nous mobilisons, là aussi, pour permettre le retour de la sécurité et de lordre constitutionnel. Nous soutenons les efforts de lUnion africaine, de la CEDEAO, de lEurope et des Nations unies pour la sécurité et le développement. Une médiation est en cours, un accompagnement de sécurité est en préparation. Sagissant de la menace terroriste, la réponse passe par une coopération régionale afin de mettre en échec ces groupes dangereux et extrêmement mobiles. La France travaille à des initiatives en ce sens, en appui des initiatives régionales et des autorités locales légitimes.
LIran continue de nous préoccuper gravement. Ce grand pays a, bien sûr, le droit dutiliser lénergie nucléaire à des fins civiles. Mais la possession par lui de larme atomique comporterait de lourds dangers de dissémination et déstabiliserait la région. Cest un enjeu majeur pour nous tous comme pour les pays voisins, notamment lArabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Qatar. En lien avec eux et avec les membres du Conseil de sécurité, nous poursuivons nos efforts pour que lIran accepte de se conformer à ses obligations internationales.
Nous sommes également très attentifs à la situation au Proche-Orient, où la relance du processus de paix est indispensable afin de stabiliser et de pacifier le «nouveau monde arabe». Les changements à luvre dans la région provoquent de nouvelles attentes chez les Palestiniens et risquent de modifier les conditions de la sécurité dIsraël. Labsence de progrès dans la résolution du conflit israélo-palestinien, qui pourrait favoriser le radicalisme dans les sociétés musulmanes, nest nullement une fatalité. Peu dévolutions sont probables avant les élections américaines. Mais nous devrons reprendre linitiative, car le droit à un État palestinien viable et à la sécurité dIsraël nest pas une ritournelle théorique, cest une exigence impérieuse pour le monde, pour toute la région et pour la France.
À moyen terme, la France entend accompagner les transitions démocratiques partout où elles ont été lancées. Il nexiste pas de meilleure garantie de la paix et de la stabilité que la démocratie. Ce principe, en rupture avec certaines pratiques passées, doit être la colonne vertébrale de notre engagement. Aussi soutiendrons-nous le potentiel démocratique des révolutions arabes ainsi que la dynamique de participation politique qui sest exprimée. Nous serons solidaires des peuples qui aspirent à la démocratie.
Ce principe affirmé, se pose naturellement la question de la méthode. Car, dans le mouvement initial comme dans la dynamique profonde de ces révolutions, existe une volonté daffranchissement à légard de tout ce qui ressemblerait à une tutelle, quelle soit interne ou externe. Il appartient à chacune de ces sociétés de trouver sa voie et rien - a fortiori un État tiers - ne peut sy substituer. Nous refuserons donc tout paternalisme, fut-il, si je peux employer cette expression, un «paternalisme pro-révolutionnaire».
En revanche, nous serons à la fois pragmatiques et fermes. La France est volontaire pour reconnaître la légitimité et la diversité des expressions démocratiques et pour parler avec ceux qui en sont issus. Ne serait-il pas paradoxal, en effet, face à des processus démocratiques en cours, dexprimer aujourdhui une vigilance plus sourcilleuse que celle dont nous faisions preuve avant-hier à légard des anciens régimes dictatoriaux ? Il le serait tout autant de refuser le contact avec des pouvoirs élus et légitimes, alors que nous avons accepté hier des dictateurs comme interlocuteurs.
Dans le même temps, nous devons être fermes sur nos valeurs et lucides sur les événements. La France conservera sa liberté de jugement et sexprimera si et quand elle lestime nécessaire. En gardant à lesprit que la démocratie, cest aussi le respect de deux grands principes :
- Dune part, sont intangibles les libertés fondamentales - égalité devant la loi, liberté dexpression, droits des femmes, droits des minorités. Nous serons particulièrement attentifs au respect des femmes. Cest une question de dignité, mais aussi de progrès pour la société entière. Pour se donner toutes ses chances, le monde arabe doit donner aux femmes toute leur place.
- Dautre part, il nest pas de société libre sans possibilité dalternance politique et sans pluralisme. Nous dénoncerons donc toute tentative de confisquer le pouvoir ou de restreindre les droits démocratiques. Le respect du pluralisme est dautant plus décisif que les sociétés arabes sont souvent diverses du point de vue ethnique ou religieux. Les droits des minorités doivent être protégés.
Notre priorité, ce sera laccompagnement de la nouvelle citoyenneté, en nous adressant aux sociétés plutôt quaux seuls gouvernements. Nos interlocuteurs devront être aussi les mouvements démocratiques, les associations de défense des droits, notamment ceux des femmes, et les mouvements qui agissent pour léducation, la culture ou le développement économique. Cet accompagnement, ne concernera pas la seule diplomatie ; il devra impliquer bien au-delà. Nous souhaitons que les échanges étudiants, les rencontres entre intellectuels et universitaires, le dialogue entre associations, les forums dentrepreneurs et de chefs dentreprise à tous les niveaux, se multiplient en mettant à profit, au moins pour ce qui concerne le Maghreb, la forte imbrication de nos sociétés.
Plus largement, les transitions démocratiques seront dautant plus viables quelles parviendront à répondre aux attentes économiques et sociales, qui sont des attentes concrètes, humaines et potentiellement explosives. Les révolutions ont révélé dimmenses besoins dans les sociétés arabes : accès de tous aux biens communs, redistribution équitable de la richesse, amélioration des conditions de vie, développement économique. Chacun sait que le chômage des jeunes est à la fois lune des principales causes des révolutions arabes et lune des menaces majeures qui pèsent sur la suite. En Tunisie, par exemple, le taux de chômage des jeunes diplômés dépasse largement les 30%. Il faudrait une croissance dau moins 5% pour absorber chaque année les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Celle-ci nest pas, ou pas encore, à cette hauteur, au rendez-vous.
Sur ce terrain économique et social, nous - et lEurope - pouvons et devons accompagner fortement les changements engagés. Il y va de leur avenir comme du nôtre. Emploi des jeunes, éducation et formation, développement des territoires, investissements productifs, mais aussi lutte contre les inégalités ou contre les dégradations environnementales : la satisfaction de ces besoins est vitale pour lavenir des sociétés arabes. Ce qui est en jeu pour nous, cest la stabilité de lensemble de la région, lavenir des mobilités entre les deux rives de la Méditerranée, le futur de nos échanges économiques et celui de la francophonie. Nos destins sont clairement liés.
On sait que le président de la République François Hollande a fait de la jeunesse, de la justice et de la croissance les trois priorités de sa politique de redressement pour la France. Il est significatif de relever que ces priorités, dune façon certes un peu différente mais analogue, sont précisément aussi celles des printemps arabes. Une convergence naturelle se dessine donc en vue dune démarche de solidarité entre les deux rives de la Méditerranée. Jeunesse, justice et croissance doivent être au cur du partenariat euro-méditerranéen que nous voulons bâtir. Jinsiste notamment sur la jeunesse qui implique une priorité à léducation, à la formation professionnelle mais aussi à la culture et aux échanges universitaires. Labrogation récente de la fameuse et choquante circulaire Guéant a été un premier signe attendu, qui permet à la France de confirmer quelle veut être une «puissance dinfluence» en contribuant à la formation des élites qui feront le monde arabe de demain.
Ces priorités sinscrivent aussi dans une vision de long terme : nous voulons contribuer à la construction dune sorte de grand ensemble euro-méditerranéen, atout considérable pour lEurope et le monde arabe dans la mondialisation. Pour y travailler, il nous faut des outils efficaces. Des réorientations et des infléchissements seront nécessaires sur la base dun inventaire précis.
LUnion pour la Méditerranée partait dune ambition généreuse, mais maladroite. Il nétait probablement pas réaliste de vouloir inclure les deux rives de la Méditerranée dans un même ensemble rigide, en prétendant passer outre aux divergences, aux différences et même aux conflits qui peuvent exister sur les deux rives. Le choix de MM. Moubarak et Ben Ali comme arcs-boutants ne traduisait pas une fulgurante clairvoyance. Lambition de lUpM na pas survécu aux premières difficultés. Mais il nous faut utiliser son secrétariat, qui a montré son utilité, et gérer des projets concrets de coopération.
Plutôt que de rouvrir dès maintenant le dossier institutionnel, je crois à la méthode des coopérations «à géométrie variable», susceptibles de regrouper des pays volontaires pour des projets précis. Nous avons besoin de formats différenciés pour répondre à la diversité des situations et mettre en uvre sans attendre des coopérations concrètes. Nous devrons veiller à ce que soient tenues les promesses du Partenariat de Deauville : celle de soutenir financièrement le développement économique et social des pays en transition.
Avec les pays du Maghreb, la France partage une responsabilité particulière. Par notre proximité, nous devons être avec eux des acteurs de la construction dun espace de coopération et déchanges entre les deux rives. Mais il est aussi essentiel que lEurope dans son entier simplique dans le partenariat avec le monde arabe. Cest pourquoi la France portera avec conviction cette priorité méditerranéenne auprès de ses partenaires de lUnion Européenne, selon lesprit original de la conférence de Barcelone de 1995.
Pour y travailler, nous devons aussi être des acteurs déterminés de lintégration régionale car nous savons, en tant quEuropéens, les bénéfices que la paix peut en tirer. LUnion du Maghreb Arabe peut retrouver vie, à la faveur dun réchauffement algéro-marocain et dun fort volontarisme tunisien. Au-delà du cercle méditerranéen, le Conseil de Coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) prend son essor. LUE entretient avec lui un dialogue régulier, il faudra aller au-delà et engager un véritable partenariat.
Mesdames, Messieurs, il existe bien un «nouveau monde arabe» : il est divers, parfois déroutant, fait davancées et de reculs, mais il parle pour lessentiel le langage de la liberté, qui reçoit dans notre pays un écho puissant. Cest heureux pour la France, dont la langue fut, et peut être encore, ainsi que le proclamait Jacques Berque en 1956, «lhellénisme des peuples arabes». Afin dillustrer le sens de cette nouveauté arabe pour la France daujourdhui, je reprendrai volontiers le propos de ce grand arabisant, prononcé en un temps où la position de la France auprès des peuples arabes était bien plus délicate. «Nous avons, disait-il, le devoir de contribuer à de jeunes libertés, ne fût-ce que pour ménager en elles notre place. Proclamer lavenir de la chose franco-arabe, au moment où beaucoup, parmi les autres et parmi nous, le déchirent, laudace semble paradoxale. Je soutiendrai ce paradoxe ».
Et bien moi aussi, je soutiens ce paradoxe : lanticipation avant-hier des indépendances appelle un vaste écho aujourdhui, alors que les révoltes arabes sont vécues comme le prolongement des luttes dil y a cinquante ans. Ce printemps arabe, ces printemps parfois menacés dautomnes ou dhivers, nous rappellent la proximité qui nous lie. Plusieurs millions de nos compatriotes ont leur famille originaire de cette partie du monde. Dans les pays du Maghreb, notre langue est parlée quotidiennement avec la langue arabe aux divers échelons de la société. Lhistoire et nos coopérations nous confèrent toujours limage dune nation à la culture émancipatrice. Les positions traditionnelles de notre pays en faveur des droits légitimes des peuples, malgré quelques éclipses, nous y ont valu des sympathies durables. Nous devons cultiver ces sympathies, les réveiller parfois, les faire fructifier aussi, les mériter toujours.
En dépit de certains aspects sombres du passé, notre histoire avec le monde arabe est dabord celle dune histoire partagée. Les révolutions arabes ouvrent une page nouvelle de cette rencontre historique avec la France, puissance dinfluence. Il nous revient de lécrire ensemble, en amitié et en partenariat avec les peuples arabes, faisant de la Méditerranée un espace prometteur de coopération et de partage.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2012
Je suis heureux de conclure ce colloque utile consacré à un état des lieux du monde arabe à lâge des révolutions. Ma présence ici atteste limportance que la France accorde à ses relations avec le monde arabe et au débat avec les cercles intellectuels, les universitaires et les chercheurs. Je salue la qualité de vos travaux et je remercie le Professeur Gilles Kepel de les avoir organisés et de my avoir si gentiment invité.
Le 17 décembre 2010, lorsque Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant tunisien, simmole par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, personne ne sait encore quune onde de choc est en train de naître qui va transformer le monde arabe. Un an et demi après, alors que le Frère musulman Mohamed Morsy vient dêtre élu président de lÉgypte, pays le plus peuplé de la région, la physionomie de celle-ci a changé en profondeur. Oui, il y a à lévidence un «nouveau monde arabe» et la France doit se situer par rapport à lui.
Pour comprendre limportance des transformations en cours, il faut remonter un peu dans lhistoire récente. Au milieu du XXème siècle, au moment des indépendances, le monde arabe a déjà connu une période de bouillonnement politique. Si les États ont gagné leur indépendance, les peuples, eux, nont pas gagné la leur. Dans un deuxième temps, souvent à la faveur de coups dÉtat militaires, des régimes autoritaires se sont installés, avec laccord ou la complicité des grandes puissances. Plusieurs décennies dimmobilisme politique ont suivi, sous couvert de nationalisme arabe. Pour autant, les sociétés ont continué dévoluer, en tout cas de le souhaiter, ouvrant la voie aux bouleversements actuels. Ces derniers se présentent donc comme une sorte de troisième époque du monde arabe depuis les indépendances. À Tunis, au Caire, à Damas, à Sanaa, à Benghazi, sous des formes différentes, un même mot dordre sest fait entendre : la dignité - la karama.
Ce vent de liberté a rendu notre voisinage arabe et méditerranéen souvent méconnaissable, le paysage dessiné par le ou les «printemps arabes» frappant par ses contrastes et ses incertitudes. Au-delà des différences traditionnelles - le Maghreb nest pas le Moyen-Orient, lequel nest pas la péninsule arabique -, une nouvelle cartographie se dessine.
En Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, les régimes sont tombés et les dictateurs chassés grâce à une alliance inédite entre la jeunesse, les classes moyennes et les militaires. Pour ces pays, après la tempête, lenjeu est maintenant de bâtir un ordre politique, économique et social plus juste et plus stable.
Dans dautres pays, la résonance du printemps arabe a conduit les autorités à un mouvement de modernisation et de démocratisation. Le Maroc donne lexemple de cette voie, que la Jordanie tend plus ou moins à suivre. En Algérie, les attentes de la population sont voisines de celles du reste du monde arabe, et on doit espérer que le nouveau parlement mettra rapidement en uvre les réformes attendues.
Les pays du Golfe - Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Qatar, Koweït - sont devenus des acteurs importants sur la scène mondiale et des investisseurs majeurs. Ils jouent un rôle parfois décisif dans les évolutions régionales, en particulier en Libye, en Syrie ou au Yémen. Derrière un immobilisme apparent, leurs sociétés sont travaillées par un islam rigoriste mais aussi par une volonté douverture. Le débat affleure et sexprime dans la presse, voire dans les institutions.
Ailleurs encore, face aux revendications populaires, les régimes attachés au statu quo répondent par la répression et la violence. En Syrie, la conjonction dune répression massive, des effets de la mosaïque communautaire quest ce pays et dinterférences extérieures conduit à une véritable catastrophe humanitaire et à un risque de déstabilisation de toute la région. Le Liban subit de plein fouet les retombées de cette crise et est traversé par de vives tensions. Au sud, les Palestiniens mûrissent une frustration puissante, que renforce encore leur ouverture au monde et un bon niveau déducation. Cependant quIsraël sinterroge sur les conséquences de ces transformations pour sa propre sécurité.
Ajoutons à ce tableau multifacettes les nombreux foyers dinstabilité. En Irak, leffort de redressement engagé par le gouvernement est important, mais il reste beaucoup à accomplir pour garantir la sécurité et la cohésion du pays, ainsi que la protection des minorités. Dans la zone saharo-sahélienne, une crise complexe et très dangereuse sinstalle, résultat de nombreux facteurs de déliquescence - États faillis, régions périphériques délaissées, corruption et trafics multiples, présence de groupes islamistes fortement armés.
Si les changements portés par les printemps arabes sont spectaculaires, lavenir apparaît donc fragile et incertain. En France et en Europe, cette incertitude provoque, dans lopinion, des sentiments mélangés. Laspiration démocratique inspire une vague de sympathie ; mais les risques dinstabilité politique, leurs conséquences économiques et la montée des intolérances suscitent pour le moins des interrogations.
Dans ces conditions, quespérer, que craindre, que faire ? Voilà trois questions auxquelles je souhaite apporter des éléments de réponse.
La France regarde avec confiance les changements dans le monde arabe car elle est convaincue quil est toujours préférable de faire le pari de la démocratie. Avec confiance, mais avec lucidité, car nous nignorons pas les défis du présent, du proche avenir et du long terme. Il nest pas en notre pouvoir de transformer mécaniquement les révolutions en succès et nous navons pas à nous ingérer dans la vie politique dÉtats souverains. Pour autant, consciente de ses responsabilités, la France veut et doit contribuer activement sur le plan bilatéral et multilatéral aux progrès des transitions démocratiques, économiques et sociétales.
Quespérer ? Les mouvements à luvre dans les sociétés arabes sont profonds et, je le disais, complexes. Ils expriment des attentes - la liberté, la justice, la dignité, la démocratie - qui sont aussi les nôtres et font écho à des valeurs traditionnellement portées dans le monde notamment par la France. Cest ainsi que personnellement jai accueilli ces mouvements dès les premières semaines de lannée 2011. Et cest pourquoi jai regretté, comme beaucoup dautres, le rendez-vous manqué du gouvernement français de lépoque avec cette dynamique révolutionnaire. Au Maghreb, la France - en tout cas son gouvernement - a déçu ; déception renforcée par la stigmatisation de limmigration à laquelle celui-ci se livrait parallèlement.
Ce rendez-vous manqué venait de loin. Depuis des décennies, alors que beaucoup connaissaient la réalité de nombreux pays arabes - pouvoir confisquer, droits de lHomme méprisés, presse muselée, corruption et chômage installés -, le choix avait été fait de miser sur des régimes autoritaires et même dictatoriaux pour garantir la stabilité de la région. Or, les pouvoirs appuyés sur la peur et la répression noffrent quune illusion de stabilité, laquelle finit toujours par se fissurer.
Le grand espoir suscité par les révolutions arabes, cest celui dun monde arabe vivant dans la paix, la stabilité et la prospérité par la démocratie et la liberté.
Cet espoir, je le crois possible. Les révolutions ont été le révélateur dun monde arabe épris de liberté, en quête de dignité, en attente de droits politiques et sociaux. Là où nous avons nous-mêmes parfois donné le sentiment de douter de nos valeurs démocratiques en nous satisfaisant du statu quo dans le monde arabe et ailleurs, ces révolutions viennent nous rappeler luniversalité de ces aspirations.
Je veux dire ici mon admiration à celles et ceux - syndicalistes, militants des droits de lhomme, bloggeurs, étudiants, simples citoyennes et citoyens, parfois militaires -, qui ont eu le courage de se dresser contre la répression de pouvoirs cruels, assis sur des systèmes corrompus. Je pense notamment à labnégation de ceux qui, en Syrie et ailleurs, se battent quotidiennement au prix de leur vie.
Le mouvement est maintenant lancé. Le mur de la peur est tombé. Pour la première fois depuis les indépendances, ceux qui étaient plutôt considérés comme des sujets ont enfin le sentiment dêtre des citoyens. En Tunisie, en Libye, en Égypte, au Yémen, les sociétés ont montré quelles voulaient prendre en main leur avenir, là où beaucoup se permettaient de penser quelles en étaient incapables. À été ainsi réfuté le vieux préjugé occidental, fréquemment teinté de colonialisme, qui posait comme principe une incompatibilité congénitale entre aspiration démocratique et monde arabe - avec le sous entendu quil sagissait du monde musulman.
En réalité, cette vague démocratique se nourrit dune aspiration à luniversel qui traverse lhistoire arabe. Le monde arabe a connu dans la première moitié du XXème siècle un âge libéral, dans les pays où furent possibles des moments constitutionnels et parlementaires. Ces expériences démocratiques procédaient elles-mêmes du mouvement de renaissance culturelle et intellectuelle du XIXème siècle - la Nahda. De puissantes protestations populaires, sociales et patriotiques, largement séculières, ont émaillé ces périodes. Celles daujourdhui sont à bien des égards leurs héritières, même si leurs formes et leur ampleur ne sont pas les mêmes.
Loin dêtre toujours le signe dune opposition à dautres cultures, à dautres valeurs, et à lencontre de prophéties erronées qui annonçaient un affrontement fatal des civilisations, les révolutions arabes sont donc à lorigine largement une réappropriation de ce qui nous est commun. Elles rappellent opportunément que lappartenance à lislam na rien dincompatible avec laspiration démocratique.
Concrètement, lespoir que nous pouvons nourrir est que les islamistes qui arrivent au pouvoir par les urnes soient conduits à des compromis utiles pour gouverner, quils montrent quils savent passer de lopposition au pouvoir, quils respectent le cadre dans lequel ils ont été élus, quils réussissent le développement économique et social et contribuent à réduire lextrémisme.
Que craindre ? Que, au contraire, ayant réalisé beaucoup de sacrifices pour parvenir au gouvernement, ces nouveaux pouvoirs refusent à terme de les remettre le cas échéant à dautres ; quils ne parviennent pas à se départir de la culture et de la pratique du monolithisme ancrées dans des années de répression, voir de clandestinité ; que les difficultés économiques et sociales prévisibles les conduisent à se radicaliser ; bref, pour parler brutalement, que le ticket en leur faveur soit un aller sans possibilité sinon de retour, du moins de changement.
Quil sagisse de ces processus électoraux au Maghreb, de la montée de lislam radical, des menaces souvent graves qui pèsent sur les droits fondamentaux, en particulier ceux des femmes, quil sagisse de la Syrie et du Mali, lactualité immédiate apporte son paquet dinquiétudes.
Beaucoup de démocrates craignent, en effet, de se faire voler leur révolution. Dans des sociétés majoritairement conservatrices, lislam radical dune part et larmée de lautre se présentent souvent comme des recours. Dans les mouvances islamistes, à côté de vrais démocrates existent aussi des adversaires résolus du pluralisme. Entre retour du religieux et conservatisme sociétal, les droits des femmes sont souvent attaqués, ainsi que ceux des minorités religieuses.
En Libye, par exemple, la situation reste instable, et le gouvernement peine à saffirmer. En Syrie, les tueries quotidiennes continuent sous lordre du chef des massacreurs, Bachar al-Assad. On estime à 1,5 million le nombre de personnes qui ont besoin daide humanitaire. Déjà plus de 100.000 syriens ont fui leur pays et sont aujourdhui réfugiés au Liban, en Turquie, en Jordanie et en Irak, ce qui pèse sur les équilibres de ces pays. À Bahreïn, contestation populaire et préoccupations de sécurité régionale sentrecroisent et la répression est là.
Lun des risques est celui dune révolution empêchée ou confisquée, celui dune forte déception après une immense espérance. Déception politique, si le processus démocratique est confisqué. Déception économique et sociale, dès lors que les révolutions ont entraîné dans un premier temps un impact économique négatif, notamment sur le tourisme et les investissements étrangers. Les révolutions ont ravivé aussi des tensions internes aux sociétés arabes : tensions sociales et religieuses, tensions entre la modernité et laffirmation identitaire, tensions entre des sociétés plutôt conservatrices et des jeunesses éduquées plus libérales. En Syrie, en Irak, au Liban et dans lensemble du Proche et du Moyen-Orient, le clivage historique entre sunnites et chiites -sur lequel il faudrait de longs développements- apparaît structurant.
Dans ces conditions, Les sociétés arabes pourront-elles réguler ces tensions de manière civile, pluraliste et pacifique, en un mot démocratique ? Ou au contraire, face aux risques de conflits, le choix sera-t-il fait dune prétendue «stabilité» par le retour à des pouvoirs autoritaires, peut-être moins caricaturaux que les précédents mais guère plus démocratiques ? Voilà quelques-uns des scénarios alternatifs et des interrogations qui se dessinent.
Je suis convaincu pour ma part quun excès de pessimisme serait aussi inadapté aujourdhui que pouvait lêtre hier lespoir inconsidéré dune transition rapide vers une démocratie à loccidentale.
Noublions jamais, en effet, que tout processus démocratique est inscrit dans le temps long, quil comporte des avancées et des reculs, des accélérations et des blocages, des doutes qui succèdent aux promesses. La trajectoire des révolutions nest jamais totalement linéaire. Dans notre propre histoire, après la Révolution Française, il y eut la Restauration. Après 1848, le Second Empire. Et après la Commune de 1871 vint une période dOrdre moral, marquée par le retour du religieux. Nulle part, la démocratie ne sinvente en un jour.
Jajoute quil nexiste pas un seul modèle démocratique et quil appartiendra à chaque pays de construire celui qui lui convient. Des formules politiques doivent être expérimentées - on pense notamment à la Turquie -, qui associent des traditions et de nouvelles formes de participation, des références spécifiques et des principes universels.
Les espoirs et les craintes étant mélangés, que faire ? Cest ma troisième interrogation, celle à laquelle un gouvernement doit répondre. Face à une situation aussi complexe, ambivalente, la France, au nom de la proximité, de lamitié et de lhistoire qui nous lie, porte une responsabilité dappui. Elle a aussi des intérêts à défendre. Le monde arabe est notre voisin et tout ce qui sy passe emporte des conséquences directes pour nous. Dun point de vue économique, la stabilité du monde arabe, compte tenu de ses ressources, constitue un enjeu décisif. Il nexiste pas dautre choix raisonnable pour nous que de travailler à la stabilité, à la paix, à la sécurité et au développement économique de ces partenaires essentiels.
Nous le ferons en respectant quatre grands principes : le refus de lusage de la violence contre le peuple, la défense des droits fondamentaux, le respect du pluralisme et des droits des minorités, la nécessité de réformes en profondeur afin de répondre aux attentes économiques et sociales des populations.
À court terme, nos priorités sont fixées par les urgences. En Syrie, la poursuite de la répression sanglante fait chaque jour de nouvelles victimes. La France se mobilise pour mettre fin aux violences. Lundi dernier, avec nos partenaires européens, nous avons décidé un nouvel ensemble de sanctions pour accroître la pression sur le régime. Les négociations, notamment entre les membres permanents du Conseil de sécurité, continuent afin de permettre une mise en uvre effective du plan Annan, ce qui passe par une action ferme de ce Conseil, possiblement via une résolution sous chapitre VII. La semaine prochaine, à linitiative de la France, le Groupe des amis de la Syrie se réunira à Paris, où sont conviés plus de cent cinquante États. Lenjeu est de soutenir lopposition et de préparer la transition politique, car Bachar al-Assad doit partir.
La situation au Mali, et plus largement dans lensemble du Sahel, constitue une autre urgence. Si nous nagissons pas, le Nord Mali risque de se transformer en sanctuaire durable pour les terroristes. Cest pourquoi nous nous mobilisons, là aussi, pour permettre le retour de la sécurité et de lordre constitutionnel. Nous soutenons les efforts de lUnion africaine, de la CEDEAO, de lEurope et des Nations unies pour la sécurité et le développement. Une médiation est en cours, un accompagnement de sécurité est en préparation. Sagissant de la menace terroriste, la réponse passe par une coopération régionale afin de mettre en échec ces groupes dangereux et extrêmement mobiles. La France travaille à des initiatives en ce sens, en appui des initiatives régionales et des autorités locales légitimes.
LIran continue de nous préoccuper gravement. Ce grand pays a, bien sûr, le droit dutiliser lénergie nucléaire à des fins civiles. Mais la possession par lui de larme atomique comporterait de lourds dangers de dissémination et déstabiliserait la région. Cest un enjeu majeur pour nous tous comme pour les pays voisins, notamment lArabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Qatar. En lien avec eux et avec les membres du Conseil de sécurité, nous poursuivons nos efforts pour que lIran accepte de se conformer à ses obligations internationales.
Nous sommes également très attentifs à la situation au Proche-Orient, où la relance du processus de paix est indispensable afin de stabiliser et de pacifier le «nouveau monde arabe». Les changements à luvre dans la région provoquent de nouvelles attentes chez les Palestiniens et risquent de modifier les conditions de la sécurité dIsraël. Labsence de progrès dans la résolution du conflit israélo-palestinien, qui pourrait favoriser le radicalisme dans les sociétés musulmanes, nest nullement une fatalité. Peu dévolutions sont probables avant les élections américaines. Mais nous devrons reprendre linitiative, car le droit à un État palestinien viable et à la sécurité dIsraël nest pas une ritournelle théorique, cest une exigence impérieuse pour le monde, pour toute la région et pour la France.
À moyen terme, la France entend accompagner les transitions démocratiques partout où elles ont été lancées. Il nexiste pas de meilleure garantie de la paix et de la stabilité que la démocratie. Ce principe, en rupture avec certaines pratiques passées, doit être la colonne vertébrale de notre engagement. Aussi soutiendrons-nous le potentiel démocratique des révolutions arabes ainsi que la dynamique de participation politique qui sest exprimée. Nous serons solidaires des peuples qui aspirent à la démocratie.
Ce principe affirmé, se pose naturellement la question de la méthode. Car, dans le mouvement initial comme dans la dynamique profonde de ces révolutions, existe une volonté daffranchissement à légard de tout ce qui ressemblerait à une tutelle, quelle soit interne ou externe. Il appartient à chacune de ces sociétés de trouver sa voie et rien - a fortiori un État tiers - ne peut sy substituer. Nous refuserons donc tout paternalisme, fut-il, si je peux employer cette expression, un «paternalisme pro-révolutionnaire».
En revanche, nous serons à la fois pragmatiques et fermes. La France est volontaire pour reconnaître la légitimité et la diversité des expressions démocratiques et pour parler avec ceux qui en sont issus. Ne serait-il pas paradoxal, en effet, face à des processus démocratiques en cours, dexprimer aujourdhui une vigilance plus sourcilleuse que celle dont nous faisions preuve avant-hier à légard des anciens régimes dictatoriaux ? Il le serait tout autant de refuser le contact avec des pouvoirs élus et légitimes, alors que nous avons accepté hier des dictateurs comme interlocuteurs.
Dans le même temps, nous devons être fermes sur nos valeurs et lucides sur les événements. La France conservera sa liberté de jugement et sexprimera si et quand elle lestime nécessaire. En gardant à lesprit que la démocratie, cest aussi le respect de deux grands principes :
- Dune part, sont intangibles les libertés fondamentales - égalité devant la loi, liberté dexpression, droits des femmes, droits des minorités. Nous serons particulièrement attentifs au respect des femmes. Cest une question de dignité, mais aussi de progrès pour la société entière. Pour se donner toutes ses chances, le monde arabe doit donner aux femmes toute leur place.
- Dautre part, il nest pas de société libre sans possibilité dalternance politique et sans pluralisme. Nous dénoncerons donc toute tentative de confisquer le pouvoir ou de restreindre les droits démocratiques. Le respect du pluralisme est dautant plus décisif que les sociétés arabes sont souvent diverses du point de vue ethnique ou religieux. Les droits des minorités doivent être protégés.
Notre priorité, ce sera laccompagnement de la nouvelle citoyenneté, en nous adressant aux sociétés plutôt quaux seuls gouvernements. Nos interlocuteurs devront être aussi les mouvements démocratiques, les associations de défense des droits, notamment ceux des femmes, et les mouvements qui agissent pour léducation, la culture ou le développement économique. Cet accompagnement, ne concernera pas la seule diplomatie ; il devra impliquer bien au-delà. Nous souhaitons que les échanges étudiants, les rencontres entre intellectuels et universitaires, le dialogue entre associations, les forums dentrepreneurs et de chefs dentreprise à tous les niveaux, se multiplient en mettant à profit, au moins pour ce qui concerne le Maghreb, la forte imbrication de nos sociétés.
Plus largement, les transitions démocratiques seront dautant plus viables quelles parviendront à répondre aux attentes économiques et sociales, qui sont des attentes concrètes, humaines et potentiellement explosives. Les révolutions ont révélé dimmenses besoins dans les sociétés arabes : accès de tous aux biens communs, redistribution équitable de la richesse, amélioration des conditions de vie, développement économique. Chacun sait que le chômage des jeunes est à la fois lune des principales causes des révolutions arabes et lune des menaces majeures qui pèsent sur la suite. En Tunisie, par exemple, le taux de chômage des jeunes diplômés dépasse largement les 30%. Il faudrait une croissance dau moins 5% pour absorber chaque année les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Celle-ci nest pas, ou pas encore, à cette hauteur, au rendez-vous.
Sur ce terrain économique et social, nous - et lEurope - pouvons et devons accompagner fortement les changements engagés. Il y va de leur avenir comme du nôtre. Emploi des jeunes, éducation et formation, développement des territoires, investissements productifs, mais aussi lutte contre les inégalités ou contre les dégradations environnementales : la satisfaction de ces besoins est vitale pour lavenir des sociétés arabes. Ce qui est en jeu pour nous, cest la stabilité de lensemble de la région, lavenir des mobilités entre les deux rives de la Méditerranée, le futur de nos échanges économiques et celui de la francophonie. Nos destins sont clairement liés.
On sait que le président de la République François Hollande a fait de la jeunesse, de la justice et de la croissance les trois priorités de sa politique de redressement pour la France. Il est significatif de relever que ces priorités, dune façon certes un peu différente mais analogue, sont précisément aussi celles des printemps arabes. Une convergence naturelle se dessine donc en vue dune démarche de solidarité entre les deux rives de la Méditerranée. Jeunesse, justice et croissance doivent être au cur du partenariat euro-méditerranéen que nous voulons bâtir. Jinsiste notamment sur la jeunesse qui implique une priorité à léducation, à la formation professionnelle mais aussi à la culture et aux échanges universitaires. Labrogation récente de la fameuse et choquante circulaire Guéant a été un premier signe attendu, qui permet à la France de confirmer quelle veut être une «puissance dinfluence» en contribuant à la formation des élites qui feront le monde arabe de demain.
Ces priorités sinscrivent aussi dans une vision de long terme : nous voulons contribuer à la construction dune sorte de grand ensemble euro-méditerranéen, atout considérable pour lEurope et le monde arabe dans la mondialisation. Pour y travailler, il nous faut des outils efficaces. Des réorientations et des infléchissements seront nécessaires sur la base dun inventaire précis.
LUnion pour la Méditerranée partait dune ambition généreuse, mais maladroite. Il nétait probablement pas réaliste de vouloir inclure les deux rives de la Méditerranée dans un même ensemble rigide, en prétendant passer outre aux divergences, aux différences et même aux conflits qui peuvent exister sur les deux rives. Le choix de MM. Moubarak et Ben Ali comme arcs-boutants ne traduisait pas une fulgurante clairvoyance. Lambition de lUpM na pas survécu aux premières difficultés. Mais il nous faut utiliser son secrétariat, qui a montré son utilité, et gérer des projets concrets de coopération.
Plutôt que de rouvrir dès maintenant le dossier institutionnel, je crois à la méthode des coopérations «à géométrie variable», susceptibles de regrouper des pays volontaires pour des projets précis. Nous avons besoin de formats différenciés pour répondre à la diversité des situations et mettre en uvre sans attendre des coopérations concrètes. Nous devrons veiller à ce que soient tenues les promesses du Partenariat de Deauville : celle de soutenir financièrement le développement économique et social des pays en transition.
Avec les pays du Maghreb, la France partage une responsabilité particulière. Par notre proximité, nous devons être avec eux des acteurs de la construction dun espace de coopération et déchanges entre les deux rives. Mais il est aussi essentiel que lEurope dans son entier simplique dans le partenariat avec le monde arabe. Cest pourquoi la France portera avec conviction cette priorité méditerranéenne auprès de ses partenaires de lUnion Européenne, selon lesprit original de la conférence de Barcelone de 1995.
Pour y travailler, nous devons aussi être des acteurs déterminés de lintégration régionale car nous savons, en tant quEuropéens, les bénéfices que la paix peut en tirer. LUnion du Maghreb Arabe peut retrouver vie, à la faveur dun réchauffement algéro-marocain et dun fort volontarisme tunisien. Au-delà du cercle méditerranéen, le Conseil de Coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) prend son essor. LUE entretient avec lui un dialogue régulier, il faudra aller au-delà et engager un véritable partenariat.
Mesdames, Messieurs, il existe bien un «nouveau monde arabe» : il est divers, parfois déroutant, fait davancées et de reculs, mais il parle pour lessentiel le langage de la liberté, qui reçoit dans notre pays un écho puissant. Cest heureux pour la France, dont la langue fut, et peut être encore, ainsi que le proclamait Jacques Berque en 1956, «lhellénisme des peuples arabes». Afin dillustrer le sens de cette nouveauté arabe pour la France daujourdhui, je reprendrai volontiers le propos de ce grand arabisant, prononcé en un temps où la position de la France auprès des peuples arabes était bien plus délicate. «Nous avons, disait-il, le devoir de contribuer à de jeunes libertés, ne fût-ce que pour ménager en elles notre place. Proclamer lavenir de la chose franco-arabe, au moment où beaucoup, parmi les autres et parmi nous, le déchirent, laudace semble paradoxale. Je soutiendrai ce paradoxe ».
Et bien moi aussi, je soutiens ce paradoxe : lanticipation avant-hier des indépendances appelle un vaste écho aujourdhui, alors que les révoltes arabes sont vécues comme le prolongement des luttes dil y a cinquante ans. Ce printemps arabe, ces printemps parfois menacés dautomnes ou dhivers, nous rappellent la proximité qui nous lie. Plusieurs millions de nos compatriotes ont leur famille originaire de cette partie du monde. Dans les pays du Maghreb, notre langue est parlée quotidiennement avec la langue arabe aux divers échelons de la société. Lhistoire et nos coopérations nous confèrent toujours limage dune nation à la culture émancipatrice. Les positions traditionnelles de notre pays en faveur des droits légitimes des peuples, malgré quelques éclipses, nous y ont valu des sympathies durables. Nous devons cultiver ces sympathies, les réveiller parfois, les faire fructifier aussi, les mériter toujours.
En dépit de certains aspects sombres du passé, notre histoire avec le monde arabe est dabord celle dune histoire partagée. Les révolutions arabes ouvrent une page nouvelle de cette rencontre historique avec la France, puissance dinfluence. Il nous revient de lécrire ensemble, en amitié et en partenariat avec les peuples arabes, faisant de la Méditerranée un espace prometteur de coopération et de partage.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2012