Texte intégral
Le Figaro : Au bout de sept mois de gouvernement, est-ce que vous n’éprouvez pas un sentiment d’échec relatif ?
Alain Juppé : Lorsque j’ai présenté mon programme d’action à l’Assemblée nationale et au Sénat, j’ai clairement désigné mon objectif : 1998. Nous parlerons d’échec ou de réussite le moment venu.
Le Figaro : Vous n’avez guère bougé de Matignon. Comment comptez-vous renouer le contact avec les Français ?
Alain Juppé : Depuis sept mois, je suis en moyenne deux jours par semaine dans ma ville, à Bordeaux, quasiment en permanence sur le terrain. Cela dit, il faut être vigilant pour éviter tout risque d’enfermement. Je le suis. Je vais intensifier mes déplacements sur le terrain. Je serai, par exemple, demain à Marseille. Je ne me bornerai pas à y voir des correspondants institutionnels : je ferai un long passage dans un lycée d’enseignement professionnel, je rencontrerai des associations…
Le Figaro : Êtes-vous victime d’un enfermement intellectuel ?
Alain Juppé : On m’a parfois reproché de ne pas assez écouter, de ne pas assez dialoguer. Ce reproche n’est ni totalement infondé ni totalement justifié. Je prendrai l’exemple, caractéristique, de la préparation de la réforme de la Sécurité sociale. Dès septembre, avant d’annoncer mon projet, j’ai beaucoup écouté, consulté. Sans doute n’était-ce pas suffisant, sans doute faut-il maintenant aller plus loin. Puisque la période s’y prête, et conformément à la ligne que le président de la République a tracée, je prends la résolution de développer davantage encore ce travail d’écoute, de dialogue, de concertation, de négociation préalable. Jacques Chirac a eu raison de le dire, on ne peut plus gouverner en 1996 comme on a gouverné il y a vingt ans ou même dix ans. La part réservée au dialogue et à la concertation doit être beaucoup plus développée, à tous les niveaux. Il faut gouverner ensemble.
Le Figaro : Pouvez-vous citer un exemple ?
Alain Juppé : Je souhaite que le pacte de relance pour la ville que nous annonçons demain ne soit pas un bloc tout ficelé, à prendre ou à laisser. Nous allons nous donner plusieurs mois de concertation approfondie avec ceux qui doivent élaborer et appliquer la politique de la ville, à commencer par les maires, l’ensemble des élus et les associations. Dans l’annonce que je vais faire à Marseille, il y aura cette dimension. C’est un changement dans le style et les méthodes de gouvernement.
Le Figaro : Est-ce que vous êtes sorti personnellement changé de cette crise sociale ?
Alain Juppé : J’ai un défaut, dont je n’arrive pas à me débarrasser : l’introspection au grand jour n’est pas mon activité favorite. Je m’en remets au jugement des autres. A eux de dire si j’ai changé ou pas. On me reproche tellement de ne pas être assez humble. Dans ce cas précis, je m’efforce d’être humble et de ne pas porter de jugement de valeur. Ce qui est vrai, c’est que j’ai beaucoup appris pendant ces six mois.
Le Figaro : Qu’estimez-vous avoir le mieux réussi ?
Alain Juppé : Pour résumer, je dirais que le second semestre de 1995 a été une période de remise en ordre. D’abord nous nous sommes donné les moyens de remettre de l’ordre dans la « maison France » sur les plans budgétaire et financier. J’ai parlé de l’état calamiteux de nos finances publiques. Je crois qu’aujourd’hui nous sommes en mesure de maîtriser la situation. Ce sera, certes, encore difficile, notamment si la croissance n’est pas aussi soutenue que chacun le pensait, mais nous nous sommes donné les instruments pour y parvenir.
Ensuite, nous avons entrepris une politique de l’emploi fondée essentiellement sur l’allégement du coût du travail. Ce choix, nous l’avions annoncé avant l’élection. Nous l’avons appliqué. Nous avons mis en place la mesure la plus puissante jamais utilisée dans ce domaine : le contrat initiative-emploi. Il fonctionne bien.
Le Figaro : C’est même à peu près la seule mesure que l’opinion semble avoir retenue…
Alain Juppé : Nous avons aussi – on a tendance à le passer sous silence – mis en place une ristourne très importante sur les bas salaires. Elle commence à donner ses effets.
Enfin, nous avons engagé la première vraie réforme de la Sécurité sociale qui ait jamais été faite depuis vingt ans. Ce que chacun d’ailleurs reconnaît, une fois mises de côté les considérations politiciennes. Je trouve qu’en six mois engager l’action gouvernementale sur ces trois fronts à la fois, dans des domaines aussi importants, ce n’est pas si mal.
Le Figaro : Et quelles sont vos grandes erreurs ?
Alain Juppé : Je vous laisse le soin de les collationner, comme on dit. C’est apparemment l’activité essentielle des observateurs.
Le Figaro : N’avez-vous pas lancé les réformes un peu tard ?
Alain Juppé : C’est une des critiques, nombreuses, qui me sont faites. On me dit : il fallait réformer la Sécurité sociale le 23 mai, en arrivant, mais les mêmes me reprochent de ne pas avoir assez préparé et concerté cette réforme. Je me suis donné trois ou quatre mois. Apparemment, ce n’était peut-être pas encore suffisant. J’accepte la critique et les reproches, mais parfois je suis un peu – comment dire ? – surpris de leur caractère contradictoire.
Le Figaro : Étiez-vous préparé au rôle de premier ministre ?
Alain Juppé : C’est un métier que l’on apprend toujours sur le tas ! Mais je pourrais dire oui, d’une certaine manière : au Budget, entre 1986 et 1988, puis au Quai d’Orsay, entre 1993 et 1995, j’ai vu comment fonctionnait l’État, j’ai été appelé à participer à l’élaboration d’un grand nombre de décisions importantes. Mais rien ne remplace l’expérience. Mais, vous savez, être premier ministre c’est d’abord être animé de la volonté de servir l’intérêt général avec ce souci de l’équité et de la justice.
Le Figaro : Est-ce que vous sentez derrière les critiques qui vous sont adressées un rejet personnel ?
Alain Juppé : J’ai une vision très déformée des choses. Quand je me déplace au milieu de mes concitoyens, et pas simplement à Bordeaux, je rencontre des gens qui me disent : « Allez-y, tenez bon, on est avec vous », plutôt que des gens qui me rejettent. Évidemment, ça n’a pas valeur de sondage. Qui dit la vérité ? J’essaie de faire la part des choses et de continuer mon action.
Le Figaro : Une bonne élection présidentielle – et celle-là a été bonne –, c’est-à-dire la légitimité politique, et la volonté politique, le fin mot pour Jacques Chirac, suffisent-elles pour réformer la société ?
Alain Juppé : C’est à l’évidence une condition nécessaire mais, on l’a vu à propos de la réforme de la Sécurité sociale, le soutien du président de la République, l’engagement enthousiaste de la majorité dans son ensemble, ne suffisent pas. Il faut prendre en considération les réactions du corps social. Certains pourraient juger que c’est un danger pour la démocratie représentative. Je crois, pour ma part, que c’est un enrichissement.
Le Figaro : Que faire ?
Alain Juppé : Il faut introduire dans la démocratie représentative une dimension supplémentaire. Les corps intermédiaires doivent s’exprimer davantage. Le président de la République m’avait demandé d’attacher une attention toute particulière aux relais associatifs. Je l’ai fait, avec le Conseil national de la vie associative, qui représente des milliers d’associations. Il faut donner à ce mouvement, très profond, une part plus grande dans le processus de décision. Avec des précautions. Mais l’affaire de l’ARC ne doit pas être l’arbre qui masque la forêt.
Le Figaro : C’est un peu une découverte pour vous ?
Alain Juppé : Pas vraiment. J’ai été élu local pendant douze ans, j’ai beaucoup pratiqué cette méthode de travail. Elle est plus facile à mettre en œuvre lorsqu’on est maire que lorsqu’on est premier ministre, d’autant qu’alors les corps intermédiaires ne sont pas toujours aussi représentatifs que les associations vraiment ancrées dans la vie locale. Néanmoins, cette concertation permet, au total, d’aboutir à des décisions mieux acceptées, dont plus efficaces.
Le Figaro : Les ministres sont très silencieux, ils donnent l’impression de tout attendre de Matignon. N’en souffrez-vous pas ?
Alain Juppé : Les principaux ministres s’expriment souvent, et bien. Tout le monde a en mémoire notamment les interventions de Jacques Barrot en décembre dernier. Je pense que le gouvernement, en se resserrant, a gagné en efficacité. Je ne vais pas m’engager dans une publicité comparative, mais je trouve que, par rapport à certains gouvernements antérieurs, la composition du mien le place plutôt au-dessus de la moyenne. Peut-être y a-t-il déficit de grandes gueules, mais les grandes gueules réalisent-elles les réformes les plus efficaces ?
Le Figaro : Vous savez ce qu’on dit souvent : Alain Juppé ne veut pas de têtes qui dépassent, c’est pour ça qu’il prend tous les coups.
Alain Juppé : Je serais tout à fait heureux de partager les coups.
Le Figaro : Votre gouvernement a-t-il une surface politique assez large ?
Alain Juppé : Je ne comprends pas ce reproche. L’ensemble de la majorité, dans toutes ses composantes et ses sensibilités, est représenté dans mon gouvernement. Je ne vais pas m’amuser à faire une comptabilité, qui, de mon point de vue, est passée de mode, entre balladuriens et chiraquiens, mais si je la faisais on se rendrait compte que l’équilibre est tout à fait respecté. Ce gouvernement est un bon gouvernement avec des hommes et des femmes motivés, qui font du bon travail.
Le Figaro : Certains ne sont-ils pas plus dangereux, en tout cas plus bavards, dehors que dedans ?
Alain Juppé : Est-ce une raison suffisante pour mettre tous les bavards à l’intérieur du gouvernement ?
Le Figaro : Au sein de la majorité, jusqu’à quel point la contestation est-elle légitime ?
Alain Juppé : Que des membres de la majorité donnent leur avis, le cas échéant, critiquent tel ou tel projet gouvernemental, c’est tout à fait légitime. C’est la démocratie, ce n’est pas nouveau. Non seulement cela ne me choque pas mais, je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, les projets déposés par le gouvernement sur le bureau du Parlement ne sont pas gravés dans le marbre. Ce qui est parfois plus surprenant – mais c’est peut-être aux intéressés de faire leur examen de conscience – c’est d’entendre certains remettre en question aujourd’hui des projets qu’ils ont votés dans l’enthousiasme il y a quelques semaines à peine. Je rappelle que le RDS figurait dans le plan soumis au Parlement et voté par la majorité sans qu’aucune voix ne fasse défaut. Comment peut-on le 15 novembre voter oui, et puis le 1er janvier dire non ? Je m’interroge…
Le Figaro : Édouard Balladur ou Philippe Séguin, lequel craignez-vous le plus actuellement ?
Alain Juppé : Si je vous dis que je ne les crains pas, je vais avoir l’air prétentieux ! Je suis très vigilant mais je ne vis pas dans l’angoisse. Il me paraît tout à fait normal que chacun remplisse son rôle. Ce qui compte pour moi, c’est de croire à ce que je fais. J’y crois. C’est peut-être aussi de changer pour améliorer ma méthode, écouter davantage. J’y suis prêt. C’est enfin de vérifier si je suis soutenu par ceux qui ont vocation à me soutenir, c’est-à-dire la majorité au Parlement. Pour l’instant, cette condition est parfaitement remplie et ne m’inspire aucune crainte.
Le Figaro : Alain Madelin a déclaré que la majorité perdrait les législatives si vous ne relanciez pas la consommation. Allez-vous écouter ce conseil ?
Alain Juppé : La croissance sera, partout en Europe, plus faible en 1996 qu’il n’était prévu. Ce phénomène de ralentissement n’est pas spécifiquement français. Parfois, j’entends dire que la politique du gouvernement a freiné la croissance. C’est me faire beaucoup d’honneur. On observe le même mouvement aux États-Unis ou en Allemagne. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai demandé au ministre de l’Économie et des Finances, M. Arthuis, de se concerter avec son collègue allemand pour analyser la situation et comparer les mesures à prendre pour soutenir la croissance.
Le Figaro : Cette baisse de la croissance n’est-elle pas due aussi au climat de morosité actuel ?
Alain Juppé : Sans doute. Je disais à l’instant que le second semestre de 1995 avait été une période de remise en ordre. 1996 doit être l’année de la relance. C’est dans cet esprit que nous préparons un ensemble de mesures qui vont compléter celles que j’ai déjà annoncées le 21 décembre dernier.
De quoi s’agit-il ? D’abord, d’inciter les épargnants à remettre dans le circuit de la consommation une partie de l’argent qu’ils ont immobilisé. Ensuite, de soutenir certains secteurs d’activité qui, malgré les incitations décidées l’an dernier, n’ont pas vraiment redémarré : je pense tout spécialement au logement, qu’il soit neuf ou ancien. Enfin, de diffuser dans l’économie la baisse des taux d’intérêt, notamment pour le crédit à la consommation. Avant de rendre publiques ces mesures, je souhaite en parler avec les partenaires sociaux, tout en cherchant, je le répète, une synergie avec l’Allemagne et nos voisins européens.
Le Figaro : Les banques se sont plaintes de ne pas avoir été averties plus tôt de ces mesures que vous allez prendre.
Alain Juppé : Le 21 décembre, lors du sommet social, la préoccupation essentielle n’était pas de savoir si les banques étaient d’accord ou pas. Aujourd’hui, plutôt que de plaintes, nous avons besoin d’imagination.
Le Figaro : La meilleure façon de rétablir la confiance ne serait-elle pas, vu leurs taux aberrants, de procéder rapidement à une baisse sensible des prélèvements obligatoires ?
Alain Juppé : Oui, dès que nous le pourrons. D’ores et déjà, grâce notamment à notre action de remise en ordre des finances publiques, nous avons atteint en six mois un niveau de taux d’intérêt à court terme qui est historiquement le plus bas depuis vingt ans. Cela favorise la croissance. C’est l’une des grandes réussites de la politique conduite depuis six mois.
Le Figaro : Merci la politique du franc stable. Merci la Banque de France. Merci monsieur Trichet…
Alain Juppé : (Sourire.) Le gouverneur explique très souvent que les taux d’intérêt dépendent moins de la Banque de France que des marchés. Eh bien, la politique économique et financière de la France a inspiré confiance.
Le Figaro : Mais vous connaissez la courbe d’Artur Laffer, l’économiste américain : plus vous augmentez les impôts, moins ils rapportent…
Alain Juppé : Je suis décidé, je vous l’ai dit, à baisser les impôts dès que ce sera possible. Mais, en 1995, quelle était la situation ? Les déficits n’étaient pas maîtrisés, ce qui nous a conduits à emprunter 500 milliards de francs ! Le moteur s’emballait. Un coup de frein immédiat était nécessaire. Nous l’avons donné. Nous pouvons maintenant repartir à une vitesse mieux contrôlée. Le temps des prélèvements nouveaux est derrière nous. Il faut envisager résolument, comme l’a dit le président de la République, une baisse des impôts à partir de 1997.
Le Figaro : Ne serait-il pas temps, un jour, de s’attaquer à cet étatisme omnipotent que symbolise notre niveau extravagant de prélèvements obligatoires ?
Alain Juppé : Il ne faut pas caricaturer. Nous n’avons pas en France la même conception de l’Etat ou du service public que dans certains pays de culture anglo-saxonne, et c’est tant mieux. C’est un facteur puissant de cohésion et d’harmonie sociale. Quant aux comparaisons statistiques, soyons prudents ! Les Etats-Unis ont peut-être un taux de prélèvement obligatoire inférieur au nôtre, mais ils n’ont pas la Sécurité sociale.
Le Figaro : Mais le secteur public n’a-t-il pas remporté une victoire contre le bon sens, en décembre dernier, quand vous avez accepté que la retraite des agents roulants de la SNCF et de la RATP soit maintenue à cinquante ans, alors que les autres catégories de la population active ont dû faire des efforts ?
Alain Juppé : Ce qui est en cause, c’est l’avenir des retraites à l’horizon 2005 et 2010. Le dossier a été provisoirement refermé puisque la méthode que j’avais proposée a été rejetée. Un jour ou l’autre, il faudra bien le rouvrir. Pour le moment, évitons les polémiques et mettons-nous d’accord, avant toute chose, sur l’interprétation des mouvements sociaux du mois dernier. Les uns les minimisent en rappelant que, pendant cette période, il n’y a pas eu de grève dans le secteur privé, et très peu dans la fonction publique. Les autres assurent que, derrière le conflit des transports en commun, il y a eu une réaction du corps social tout entier, qui aurait fait, en somme, grève par procuration.
Le Figaro : Et quelle a été la conclusion de vos réflexions ?
Alain Juppé : Il y a un malaise français, qui se manifeste par la peur de l’avenir et un certain attentisme devant la consommation. Sans être trop réducteur et trop simpliste, on peut dire que c’est à cause du chômage. Du chômage des jeunes, notamment. On a parlé d’une exception française au bon sens du terme. Il y a aussi, hélas, une exception française au mauvais sens du terme.
Cette exception, c’est le chômage des jeunes qui est deux à trois fois plus élevé en France que dans les grands pays industrialisés comparables. C’est inacceptable et c’est la cause de la plupart de nos difficultés, d’abord dans les villes, dans les quartiers sensibles : si les jeunes qui tombent parfois dans la délinquance avaient du boulot, ils n’auraient pas les mêmes tentations. Et puis, le malaise gagne tout le monde : comme les parents et les grands-parents ne sont pas sûrs que leur fils ou leur petit-fils, leur fille ou leur petite-fille trouvera du boulot, ils préfèrent épargner plutôt que de consommer. Si on veut rétablir la confiance en l’avenir et restaurer l’harmonie sociale dans les quartiers en difficulté, le combat numéro un de la France aujourd’hui, ce doit être l’insertion professionnelle des jeunes.
Le Figaro : Tout le monde sera d’accord là-dessus. Mais qu’allez-vous faire, concrètement ?
Alain Juppé : Avec les partenaires sociaux le 21 décembre, nous nous sommes fixé comme objectif de favoriser, en 1996, l’insertion de 250 000 jeunes supplémentaires dans l’entreprise. Il faut une mobilisation générale. Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi. Certes, nous avons marqué des points contre le chômage de longue durée : le contrat initiative emploi est un succès parce qu’il est simple et qu’il correspond à un besoin. En revanche, les dispositifs que nous avions conçus dans les premières semaines de mon gouvernement pour favoriser l’insertion des jeunes ne suffisent pas ou ne marchent pas. Il faut donc passer à la vitesse supérieure, en rassemblant toutes les énergies, syndicales, gouvernementales, patronales, etc. On ne gagnera cette bataille, notamment dans les villes, qu’avec la coopération et la collaboration pleine et entière des maires.
Le Figaro : Bref, vous comptez changer de méthode.
Alain Juppé : Je me suis d’abord appuyé sur les préfets et les commissaires à l’emploi, ce qui a permis par exemple de créer des guichets uniques et de simplifier les formalités administratives. Mais cela n’a pas mis les partenaires sous tension. Après quoi, je me suis adressé aux entreprises en leur disant qu’elles avaient un devoir d’insertion des jeunes. Elles ont dit oui, mais ça n’a pas suivi. Les vieux réflexes sont restés. On n’embauche pas de jeunes parce qu’ils n’ont pas d’expérience. Et comme on ne les embauche pas, ils n’en acquièrent jamais. C’est ce cercle vicieux qu’il faut casser. Maintenant, je lance un appel aux élus. De nombreux maires, de toutes sensibilités politiques, sont prêts à travailler avec le gouvernement sur cette question, à définir de véritables pactes, commune par commune, pour l’insertion des jeunes en 1996. J’entends bien me servir avec eux de l’ensemble des outils dont nous disposons. Ce doit être notre grand combat collectif pour 1996 et 1997. Si nous le gagnons, nous changerons les anticipations et nous relancerons durablement la croissance.
Le Figaro : Si l’on veut relancer l’emploi des jeunes, n’est-il pas prioritaire de s’attaquer au tabou du Smic qui leur interdit souvent l’entrée dans le marché de l’emploi ?
Alain Juppé : C’est un faux problème. Le Smic est un acquis social et je n’y porterai pas atteinte.
Le Figaro : Toutes les études internationales, à commencer par celles de l’OCDE, ont montré la mauvaise influence du Smic sur le premier emploi.
Alain Juppé : C’est pourquoi, depuis mon arrivée à Matignon, j’ai allégé en moyenne de 10 % les charges sur les emplois peu qualifiés, payés au Smic ou un peu plus. Mais il y a des raisons plus profondes à cette mauvaise exception française du chômage des jeunes, notamment le mauvais fonctionnement de notre système de formation. Il faut oser s’attaquer au problème en profondeur. J’ai demandé au ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou, d’entamer maintenant la réforme de la fin du cycle secondaire et du premier cycle universitaire : c’est là que tout se passe.
En seconde aujourd’hui, quelle information apporte-t-on à nos jeunes pour qu’ils aient un peu de visibilité sur leur avenir professionnel ? On les laisse se précipiter massivement dans des Deug qui n’ont pas de débouchés, ou dans les facultés de médecine, sans leur dire qu’il y aura 90 % d’échecs à la fin de la première année. Il faut revoir complètement, dès bac – 2, l’orientation, l’information et la préparation à l’emploi.
Le Figaro : Vous trouvez qu’il y a trop de monde dans les facs !
Alain Juppé : Non ! Le problème n’est pas là. Depuis dix ans, on aura organisé la massification de l’enseignement supérieur sans se donner les moyens d’assurer un avenir aux centaines de milliers d’étudiants supplémentaires qui arrivaient à l’université. Voilà l’erreur ! Il faut maintenant adapter les filières de formation en les diversifiant. C’est cela l’enjeu de la réforme et pas seulement l’augmentation des moyens à structures constantes !
Le Figaro : Vous avez ajouté la réduction du temps de travail à vos grands chantiers, vous ne parlez plus de la réforme fiscale : quelle est l’architecture de votre programme jusqu’aux législatives ?
Alain Juppé : 1996 et 1997 seront des années de relance. Relance de l’emploi. Relance de la lutte contre l’exclusion. Relance de l’Europe. Telles seront les lignes directrices de mon action. Pour l’Europe, trois rendez-vous sont déjà pris : la conférence intergouvernementale en 1996, l’union économique et monétaire en 1998, la relance de l’élargissement.
Le Figaro : Maastricht est devenu le bouc émissaire de tous les problèmes. La France tiendra-t-elle le calendrier de Maastricht ?
Alain Juppé : La France est déterminée, l’Allemagne aussi. Si nous ne tenions pas nos engagements, je suis persuadé que l’Europe ne resterait pas en l’état : elle reculerait ! Ceux qui ont une vision radicalement différente de l’Europe, réduite à une zone de libre-échange, l’emporterait alors. Nous aboutirions à la dissociation entre une Europe du Nord dont la monnaie unique serait le mark, et une Europe du Sud dont les monnaies n’auraient pas la même stabilité. Il s’agirait d’une régression historique sur tous les plans : celui de l’avenir de notre continent, de sa stabilité, de sa prospérité économique. Cette régression, je n’en veux pas. C’est la raison pour laquelle il faut tenir les engagements pris, en dépit de toutes les difficultés.
Le Figaro : N’y a-t-il pas un certain décalage entre votre gestion de la politique européenne et la timidité du discours sur l’Europe, le vôtre ou celui du président ?
Alain Juppé : Je ne le ressens pas ainsi. Le président de la République a une vision ambitieuse de l’Europe pour l’an 2000. Il s’agit d’abord d’affirmer la volonté de la France de poursuivre l’élargissement, de telle sorte que l’ensemble des démocraties européennes puisse entrer dans la famille.
La deuxième idée forte du président de la République, c’est que l’élargissement ne doit pas être conçu comme un acte négatif vis-à-vis de la Russie, mais qu’il faut au contraire renforcer notre partenariat avec ce grand pays.
Le troisième volet de notre politique européenne consiste à donner à l’Europe ainsi élargie, en situation de partenariat avec la Russie, et évidemment avec les États-Unis, une identité politique, une identité de sécurité. Là, tout reste à faire. C’est la raison pour laquelle nous proposons de donner à la politique extérieure et de sécurité commune davantage de visibilité. Sur cette question, la France est le pays européen le plus audacieux et le plus déterminé.
Le Figaro : Vous dessinez l’ambition. Sur quelles initiatives l’appuierez-vous, en relation avec l’Allemagne ?
Alain Juppé : Le sommet européen de Madrid a donné lieu à une proposition franco-allemande sur la préparation de la conférence intergouvernementale qui a été approuvée par l’ensemble des Quinze. Le coup d’envoi est donné. Quant à l’Union économique et monétaire, j’ai dit quelle était notre détermination commune.
Le Figaro : Sur la réduction du temps de travail, l’accord intervenu en Allemagne est-il transposable en France ?
Alain Juppé : En matière de réduction du temps de travail, je ne veux pas mettre la charrue avant les bœufs. Au sommet social du 21 décembre, nous avons décidé que les partenaires sociaux allaient accélérer le processus lancé au moment de leur accord interprofessionnel du mois d’octobre. En ce qui concerne le secteur public, où je crois qu’il y a également des marges importantes d’aménagement et même de réduction du temps de travail. Dominique Perben a engagé des discussions avec les syndicats. Je ne veux pas anticiper sur le résultat de ces discussions. J’espère qu’à la mi-1996 on pourra avoir franchi des étapes nouvelles.
Le Figaro : La réduction du temps de travail est-elle, en général, une bonne piste ?
Alain Juppé : Je reste toujours hostile à l’idée qui consiste à faire passer la durée hebdomadaire du travail, partout en France, de trente-huit, à trente-sept, à trente-six, à trente-cinq heures par voie législative. Mais j’ai observé que, pour un très grand nombre d’acteurs économiques, la réduction du temps de travail doit figurer dans la panoplie de lutte contre le chômage. Je ne vois pas pourquoi le gouvernement ne tiendrait pas compte de cette volonté, que l’on constate également en Allemagne.
Le Figaro : Votre politique de la ville, faute d’un financement approprié, n’est-elle pas réduite à une opération médiatique ? Le problème n’est-il pas plutôt celui du chômage ?
Alain Juppé : Je l’ai dit : 80 % des difficultés des villes et des jeunes dans les villes proviennent du chômage. Mais il y a d’autres problèmes. Pour les affronter, je veux d’abord m’appuyer sur les élus. A Marseille, je dirai aux maires : le pacte de relance pour la ville, bâtissons-le ensemble. Prenons un exemple : la délinquance des mineurs multirécidivistes ou à problèmes ne se réglera ni en les mettant en prison ni en les laissant sur le trottoir. D’où l’idée de créer des unités d’éducation renforcée qui permettent de réinsérer les jeunes concernés. Je vais proposer la création de vingt-cinq centres de ce type, dotés de nombreux éducateurs, dès 1996.
La deuxième idée forte, c’est la création de vingt zones franches exemptées d’impôts, non seulement pour les entreprises qui viennent s’y installer, mais également pour celles qui y sont déjà.
Le Figaro : Vous voulez infliger aux médecins des sanctions collectives. Cela signifie-t-il qu’ils sont tous coupables de prescriptions abusives ?
Alain Juppé : Je n’aime pas ce terme de sanction. Il s’agit de mettre en place une politique de régulation. Les organisations médicales ont fait leur révolution culturelle : elles sont d’accord pour une vraie maîtrise médicalisée des dépenses de santé. L’objectif est de faire en sorte que cette maîtrise soit aussi individualisée que possible, mais nous avons besoin de trois ans pour nous en donner les moyens. Dans l’intervalle, on ne peut pas ne rien faire. D’où l’idée, que nous avons mise sur la table, d’une régulation collective qui consiste à dire : si les objectifs définis en commun sont dépassés. Il faut un rééquilibrage sur les prévisions d’augmentations des honoraires. Il y a par ailleurs dans le plan que j’avais annoncé des mesures tirant les conséquences des dépassements de 1995. Nous en discuterons les modalités d’application. C’est ce que fait Jacques Barrot avec les médecins.
Le Figaro : En Corse, le gouvernement a donné l’impression de négocier avec les nationalistes. Avez-vous été choqué par la représentation que se sont offertes les « cagoulés » ?
Alain Juppé : La volonté de dialogue et d’écoute doit prévaloir partout. Il n’y a pas de raison de refuser la discussion à partir du moment où nos interlocuteurs renoncent à la violence. C’est ce qui s’est passé. Cela dit, j’ai été choqué par les démonstrations d’hommes en armes, qui ne sont pas acceptables dans une démocratie. Je reçois cette semaine les élus corses, toutes tendances politiques confondues, pour réfléchir avec eux à la manière de rétablir l’autorité de l’État dans les deux départements corses. Je me demande si, pour sortir de l’impasse où nous sommes depuis des années, il ne faut pas demander à nos concitoyens de Corse d’exprimer clairement leur volonté. Ce n’est que sur une base d’adhésion forte et solennelle des Corses que l’État pourra faire réellement respecter le droit et l’autorité républicains.
Le Figaro : Comment ont évolué vos relations avec Jacques Chirac ?
Alain Juppé : Avec Jacques Chirac, mes relations se sont resserrées encore, pendant ces quelques mois, notamment pendant le mois de décembre. J’ai trouvé auprès de lui, à tout moment, le soutien et la compréhension dont j’avais besoin pour accomplir ma tâche. J’ai lu qu’à certaines époques le président de la République et le premier ministre se voyaient une fois par semaine. Je peux vous dire qu’il n’y a pas de jour où nous ne nous appelions spontanément et en confiance.
Le Figaro : Il n’a jamais manifesté de désaccord avec vous ?
Alain Juppé : Nous nous parlons très librement. Parfois, il me dit : il faut rectifier le tir et nous décidons ensemble.
Le Figaro : Et son silence médiatique pendant la crise, comment l’avez-vous interprété ?
Alain Juppé : Moi, je n’ai pas entendu ce silence. À plusieurs reprises, il a fait part du soutien entier qu’il portait au gouvernement.
Le Figaro : Est-ce que vous sentez qu’il lutte, comme il l’a promis pendant sa campagne, contre la dérive monarchique du rôle du président de la République ?
Alain Juppé : Oui. Son comportement quotidien, le style qu’il a voulu donner au gouvernement sont beaucoup plus simples et authentiques.
Le Figaro : Plus simples, mais tout aussi interventionnistes ? Chirac est Chirac !
Alain Juppé : Il est très attentif à tout, il suit tous les problèmes, ce qui est normal. Mais il laisse le gouvernement gouverner. Je le sens présent, mais pas interventionniste.
Le Figaro : Il appelle vos ministres par-dessus votre tête ?
Alain Juppé : L’information entre nous passe parfaitement.
Le Figaro : Vous êtes un « fusible » heureux ?
Alain Juppé : Je ne suis pas en fusion, et je suis plutôt heureux. C’est vrai, j’ai eu des moments extrêmement difficiles, j’ai été pendant ces derniers mois profondément blessé par certaines attaques. Ça a laissé en moi des traces profondes. Mais les postes les plus exposés de la République sont aussi les plus passionnants. Je n’ai pas trente secondes de répit, ni d’ennui. J’aime cela.
Le Figaro : Partagiez-vous cette espèce d’admiration que Chirac dit avoir éprouvée pour Mitterrand ?
Alain Juppé : Si le message de Jacques Chirac a été ressenti avec cette force, cette authenticité, c’est parce que le président a toujours éprouvé de la considération pour l’homme politique qu’était Mitterrand, pour sa ténacité, pour sa forme de courage. Même pendant les périodes difficiles de 1988, quand Mitterrand menait la campagne présidentielle avec une dureté terrible, il n’y avait pas de mépris entre les deux hommes, et c’était réciproque.
Le Figaro : Qu’est-ce que le président vous disait de Jacques Chirac ?
Alain Juppé : Il me disait que Chirac avait du caractère, de la force, du charisme.
Le Figaro : Mitterrand a-t-il souhaité l’élection de Chirac ?
Alain Juppé : Je ne vais pas commencer à le faire parler. D’autres s’en occupent activement. Je dirai seulement que François Mitterrand était convaincu que le candidat socialiste n’avait pas de chance d’être élu.
Le Figaro : Qu’est-ce que Mitterrand a réussi et que vous voudriez réussir à votre tour ?
Alain Juppé : Durer ! Mais est-ce une fin en soi ?