Texte intégral
Monsieur le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Indépendants – République et Territoires, sur le thème : "Le foncier agricole : les outils de régulations sont-ils toujours pertinents ?"
Nous allons procéder au débat sous la forme d'une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l'auteur de la demande dispose d'un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l'issue du débat, l'auteur de la demande dispose d'un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
(…)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à remercier le groupe Les Indépendants d'avoir inscrit ce sujet à l'ordre du jour. Les outils de régulation du foncier agricole sont en effet un enjeu très important.
La terre agricole n'est pas un bien marchand comme les autres. Vous le savez tout particulièrement, monsieur le sénateur Menonville. J'ai récemment décoré Emmanuel Hyest, président de la Fédération nationale des Safer. À cette occasion, il a évoqué votre long engagement à ses côtés comme secrétaire général. Vous connaissez parfaitement la question dont il s'agit, et je vous remercie d'avoir travaillé sur ce sujet.
Merci également d'avoir cité à deux reprises Edgard Pisani ; il restera sûrement comme le plus grand ministre de l'agriculture que notre pays ait connu.
M. Emmanuel Capus. Un Angevin ! (Sourires.)
M. Didier Guillaume, ministre. Il a été le premier à travailler longuement sur le sujet du foncier.
Vous le savez, le Gouvernement s'est saisi de cette question à deux niveaux. Tout d'abord, le foncier est l'un des points clés de l'agenda rural : on ne peut pas parler d'agenda rural sans évoquer ce sujet. Ensuite, nous travaillons au projet de loi foncière annoncé l'année dernière par le Président de la République, lors de l'ouverture du salon international de l'agriculture.
Le foncier agricole est, tout simplement, un préalable à notre souveraineté alimentaire, parce que tout démarre par le sol, outil de production de nos agriculteurs – ce n'est pas rien ! La responsabilité qui nous incombe, après nos prédécesseurs, est donc de garantir une régulation efficace de l'accès à ce foncier agricole. La défense de nos modèles dépend de l'efficacité de cette régulation.
C'est dire si la question mise en débat cet après-midi est importante. Elle est également très complexe, d'autant que les uns et les autres ont des avis assez partagés.
J'entends ceux qui insistent sur la nécessité de réformer ces outils et critiquent leur manque d'efficacité. Pour autant, je commencerai par souligner que ces outils de régulation nous sont absolument indispensables.
Alors que nous sommes confrontés à des enjeux forts en matière de foncier agricole – j'y reviendrai –, la France s'est dotée d'un arsenal complet de régulation, que, d'ailleurs, d'autres pays examinent au moment où nous-mêmes voulons aller plus loin ; c'est même le cas de nos plus proches voisins, comme l'Allemagne et la République tchèque, deux pays agricoles importants.
Dans les années 1950, cet arsenal s'est construit autour du statut du fermage, dont vous avez eu raison de souligner qu'il est d'ordre public : il limite la liberté contractuelle du propriétaire et de l'exploitant fermier en vue d'assurer la stabilité des structures foncières des exploitations agricoles en location et de garantir au fermier le bénéfice de ses gains de productivité par la limitation des loyers. Acquis fondamental, le statut du fermage a garanti l'équilibre des relations bailleurs-preneurs.
Dans les années 1960, l'instauration du contrôle des structures et la création des Safer ont répondu aux enjeux de renouvellement des générations et de consolidation d'exploitations viables dans les territoires. Comme vous le savez toutes et tous, les Safer ont contribué en 2018 à l'installation de plus de 1 600 jeunes exploitants, sur un total de 15 000 installations. Ces outils sont donc pertinents.
Pour autant, le monde agricole évolue, les demandes aussi. Les outils doivent être adaptés aux transformations en cours, après évaluation précise des impacts qu'auront ces adaptations sur nos exploitations.
En vingt-cinq ans, le nombre de petites et moyennes exploitations a été divisé par trois, et 50 % des agriculteurs français prendront leur retraite dans les dix années qui viennent. Dans ce contexte, notre responsabilité est immense ! C'est pourquoi nous travaillons, mais en nous gardant de tout casser, de jeter, si je puis dire, le bébé avec l'eau du bain. Tant que nous n'aurons pas stabilisé de nouvelles orientations ayant fait consensus, ne touchons pas sans trembler aux outils de régulation qui existent.
L'artificialisation des sols est aujourd'hui un drame, vous l'avez dit, monsieur le sénateur Menonville. Reste qu'il est difficile de regarder avec les yeux d'aujourd'hui ce que nos prédécesseurs, notamment les élus locaux, ont fait hier. Car, hier, nous avions besoin de logements, de lotissements, d'étendre nos villages. Seulement, après avoir vu les habitations entrer dans les champs et s'installer au bord des vignes selon les besoins de cette époque, les agriculteurs se trouvent aujourd'hui handicapés.
L'artificialisation des sols doit s'arrêter. L'objectif du Gouvernement, comme de la profession, c'est le zéro artificialisation nette. C'est la raison pour laquelle mon ministère a lancé une immense consultation avec toutes les parties prenantes, du printemps jusqu'à l'automne de l'an dernier. Cette consultation était un préalable indispensable, car, j'insiste sur ce choix de méthode, il est hors de question que seuls les parlementaires travaillent sur ces outils ; la profession agricole doit être le plus largement, le plus unanimement possible à nos côtés.
D'abord, nous devons tirer les enseignements des difficultés actuelles pour résoudre les problèmes d'installation et d'accès au foncier. Ensuite, il nous faut contrôler les structures, car il n'est plus possible que des sociétés financières achètent de bonnes terres agricoles pour en faire ce qu'elles ont à en faire – nous devons aborder ce sujet. Enfin, nous devons avancer sur le statut du fermage.
Je souhaite vivement que nous travaillions avec les Safer, qui étaient, demeurent et resteront un outil essentiel pour contrôler et sauver le foncier agricole. C'est à partir de la contribution de leur fédération nationale, ainsi que de celles des organisations professionnelles agricoles et des associations – nous avons mené une consultation très large – que l'État établira les pistes d'évolution.
Ces évolutions seront mises en oeuvre en deux temps : le plus rapidement possible pour celles qui seront réglementaires, dès lors qu'il y aura consensus autour des Safer ; dans le cadre d'une proposition ou, plutôt, d'un projet de loi, en fonction des souhaits que vous exprimerez lors de la consultation que je mettrai en place avec l'Assemblée nationale et le Sénat.
S'agissant de ce texte, je nous mets en garde, nous connaissant bien : si nous commençons, au-delà du foncier agricole, à vouloir traiter toutes les questions d'urbanisme qui n'ont pas été réglées ces dernières années, nous aurons raté notre but. Le foncier agricole est une question importante : j'en appelle à notre sagesse collective pour qu'elle reste l'objet prioritaire du texte à venir.
Monsieur Menonville, monsieur Malhuret, vous avez souhaité que nous débattions de la pertinence des outils de régulation du foncier agricole. Pour moi, ces outils sont toujours pertinents, mais nous devons travailler à en améliorer encore la pertinence ! (Applaudissements sur des travées des groupes RDSE et Les Indépendants. – MM. Marc Laménie et Vincent Segouin applaudissent également.)
- Débat interactif -
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question et le Gouvernement d'une durée équivalente pour y répondre.
Dans le cas où l'auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n'ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à Mme Noëlle Rauscent.
Mme Noëlle Rauscent. Chacun sait que l'accès au foncier reste difficile pour les agriculteurs qui souhaitent s'installer : les fermes sont de plus en plus grandes et les terres agricoles, qui représentent une valeur refuge pour les financiers, sont de plus en plus convoitées. Alors que seulement 8,5 % de nos agriculteurs ont moins de 35 ans, l'agriculture française entre dans une période charnière. Nous devons tout mettre en place pour que le renouvellement générationnel s'opère.
Aujourd'hui, la diminution des surfaces agricoles est un fléau qui menace notre souveraineté alimentaire. Dans ce contexte, toute nouvelle décision de passer d'une terre agricole à une zone constructible doit être justifiée par une réelle nécessité. De plus, nous devons freiner le développement des panneaux photovoltaïques au sol et favoriser leur installation sur les bâtiments agricoles.
Par ailleurs, nous observons un réel besoin de moderniser le contrôle des structures. Les départements, qui sont au plus près de nos territoires, sortent perdants des nouveaux schémas de régulation. Comme j'ai pu l'entendre, les CDOA ne sont plus que des chambres d'enregistrement…
Le rôle des Safer est essentiel, notamment pour éviter que l'agrandissement des exploitations ne s'opère de façon anarchique et pour maîtriser efficacement les tendances inflationnistes du foncier agricole. Mais le contrôle des structures et le statut du fermage sont fragilisés par la progression de montages sociétaires destinés à échapper au contrôle, l'accaparement du foncier par des investisseurs étrangers, l'installation d'activités de loisir et de nouvelles formes d'exploitation conduisant à l'éviction des agriculteurs.
La profession ne milite pas pour une refonte complète de ces outils, mais pour leur rénovation mesurée et leur renforcement. Seule une définition de l'agriculteur actif professionnel, doté d'un véritable statut et d'un registre donnant des droits et des devoirs, permettra de faire cesser les contournements qui appauvrissent nos territoires.
Monsieur le ministre, compte tenu de ces différents enjeux, comment comptez-vous favoriser l'accès au foncier des jeunes agriculteurs ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Alors que nos exploitations s'agrandissent et se concentrent, comme M. Menonville l'a expliqué, vous soulevez, madame la sénatrice Rauscent, la question, absolument essentielle, de l'accès au foncier, notamment pour les jeunes agriculteurs. À cet égard, nous travaillons beaucoup avec les Jeunes agriculteurs, qui ont de nombreuses idées pour nous aider à élaborer le texte dont j'ai parlé, s'agissant notamment du contrôle des structures.
L'installation des jeunes agriculteurs et la transmission des terres sont un enjeu majeur pour l'agriculture de demain : sans accès aux terres, l'installation des jeunes sera impossible.
En ce qui concerne les panneaux photovoltaïques, ma position est très simple : non, non et non ! Nous ne voulons pas de panneaux au sol sur des terres agricoles. D'aucuns expliquent qu'on pourrait mettre des panneaux photovoltaïques à deux mètres de hauteur et faire paître des animaux au-dessous : ce n'est pas notre modèle. Je vois que M. Louault n'a pas l'air convaincu… Des exceptions peuvent exister – un coteau inaccessible qu'on ne peut pas entretenir, ou que sais-je –, mais le principe, pour moi, c'est : non aux panneaux photovoltaïques sur les sols ! Les panneaux, on peut les mettre sur les toits ou où vous voulez, mais les sols sont faits pour servir à l'agriculture, pas pour produire de l'énergie.
Nous aurons l'occasion de revenir sur la définition de l'actif et les montages sociétaires, car c'est en effet la question fondamentale. L'accès au foncier doit être réservé à des agriculteurs professionnels, comme M. Menonville l'a excellemment souligné, à l'exclusion de sociétés financières. Au-delà de ce que la loi prévoit déjà, nous allons travailler pour que ces montages sociétaires n'entravent pas l'accès au foncier des agriculteurs.
M. le président. La parole est à M. Laurent Duplomb.
M. Laurent Duplomb. Monsieur le ministre, vous venez d'expliquer que vous n'entendiez pas revenir sur les règles en vigueur en matière de foncier et d'utilisation de celui-ci. C'est une position qui me satisfait plutôt. Reste qu'une petite musique se fait entendre depuis quelque temps sur la définition du foncier agricole : certains voudraient parler d'un foncier agricole nourricier.
Comme cultivateur, je ne suis pas gêné par le mot "nourricier". Seulement, il traduit une volonté de faire tomber le foncier agricole dans le domaine des biens communs de la Nation, ce qui me conduit à vous interroger sur le droit de propriété – soit, dans une définition bien française, le droit d'user, de jouir et de disposer.
Si un foncier agricole nourricier tombant dans le domaine commun était un moyen de reconnaître à sa juste valeur le labeur des agriculteurs, pourquoi pas ? Si cette nouvelle définition permettait à ceux qui labourent la terre d'être revalorisés, pourquoi pas ? Mais j'en doute…
Que veulent faire les promoteurs de la notion de foncier agricole nourricier tombant dans le domaine commun ? Pour eux, la société aurait le droit d'imposer aux agriculteurs des vues sur leur manière de cultiver. Une fois de plus, il s'agit de stigmatiser notre agriculture ! Je me refuse totalement à l'admettre, car je considère que le droit de propriété est garanti, sur le plan constitutionnel, par l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Monsieur le ministre, dès lors que vous aurez ouvert une discussion législative sur le foncier agricole, cette question sera lancinante tout au long du débat. Quelle position allez-vous défendre ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. La Constitution, c'est la Constitution, et le Gouvernement n'a aucunement l'intention de changer le droit de propriété garanti à l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
La concertation que nous allons ouvrir ne portera pas sur la définition du foncier nourricier ; peut-être certains aborderont-ils cette notion, mais ce n'est pas du tout l'intention du Gouvernement, non plus que de la Fédération nationale des Safer. Notre intention est de garantir que le droit de propriété soit reconnu à un agriculteur exploitant à titre majoritaire, pour qu'on ne puisse pas acheter du foncier à des fins d'investissement.
Au reste, il ne faut pas en rajouter. Des sociétés ont acheté des terres, notamment dans le vignoble bordelais, mais ce n'est pas énorme – je fournirai des chiffres tout à l'heure. Reste qu'il faut y faire attention. Nous voulons, nous, poser des barrières très claires pour cadenasser le foncier agricole : celui-ci doit revenir à des agriculteurs à temps plein, pas à des gens qui veulent faire de l'argent sur les terres !
Monsieur le sénateur Duplomb, vous qui connaissez mieux que quiconque ces sujets, vous pouvez donc être rassuré : il n'est aucunement question de changer le droit de la propriété. Moi-même et tout le Gouvernement nous y opposerons totalement ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jérôme Bignon.
M. Jérôme Bignon. Pour remédier à la disette alimentaire consécutive à la Seconde Guerre mondiale, un grand programme de modernisation de l'agriculture française a réaménagé le territoire agricole au service d'une agriculture pétrolière utilisant sans limites les matières et les énergies fossiles. C'est ainsi que 20 000 remembrements ont été financés, 500 000 kilomètres de haies supprimés, des milliers de champs drainés ou irrigués, des milliers de mares supprimées, des centaines de kilomètres de cours d'eau rectifiés et des milliers d'hectares de zones humides retournés.
Les sols ont été massivement artificialisés et continuent de l'être à un rythme soutenu. La taille des parcelles s'est accrue. Les rendements ont certes augmenté grâce aux engrais et aux pesticides, mais on mesure aujourd'hui la contribution de ceux-ci aux pollutions de toute sorte et, bien sûr, au réchauffement de la planète. La note, assurément, sera lourde…
Aucun insecticide n'est aussi efficace que l'oiseau, la coccinelle ou la grenouille qui loge dans les arbres, les fossés, les mares, les prairies humides que, malheureusement, l'intensification agricole de l'ère du pétrole a rasés, comblés, retournés ou abandonnés. Il ne faut pourtant pas désespérer : dame nature est bonne fille…
Le projet d'industrialisation de l'agriculture comportait le volet essentiel de l'aménagement foncier. Aujourd'hui, l'heureuse réorientation de l'agroécologie appelle un nouveau projet spatial, qui en accompagne et favorise la mise en oeuvre. Une loi foncière est attendue. À cet égard, j'ai bien entendu le questionnement pertinent de mon collègue et ami Franck Menonville.
Monsieur le ministre, il faut que cette loi soit ambitieuse, qu'on n'hésite pas à répondre aux attentes de plus en plus vives, de plus en plus pressantes, de nos concitoyens, mais aussi aux souffrances réelles du monde agricole. Pour cela, il convient d'introduire la notion de localisation agroécologique pertinente des surfaces d'intérêt écologique dans la conditionnalité des aides de la politique agricole commune. Dans le cadre de la réforme de la PAC, la création et l'entretien de ces structures paysagères et écologiques pertinentes devraient faire l'objet de paiements pour services environnementaux dans tous les bassins de notre pays, avec le concours des agences de l'eau. Qu'en pensez-vous ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Bignon, chacun ici connaît votre engagement et tous les travaux que vous avez menés sur ces sujets, notamment sur la transition agroécologique.
Vous avez raison, l'agriculture de demain sera fondée sur la transition agroécologique, indispensable et irréversible. Simplement, sur tous ces sujets, il faut se garder de tout dogmatisme.
M. Jérôme Bignon. J'en suis bien d'accord !
M. Didier Guillaume, ministre. Je ne suggérais pas du tout que vous en faisiez preuve… Je constate seulement que le dogmatisme est souvent un obstacle.
Vous m'interrogez sur la future PAC, en particulier sur les paiements pour services environnementaux et les surfaces d'intérêt écologique, une question chère aussi à M. Montaugé. Il faut évidemment prendre en compte ces surfaces, et j'y travaille dans le cadre du plan stratégique national – une réunion du Conseil supérieur d'orientation et de coordination de l'économie agricole et alimentaire s'est tenue sur ce sujet voilà quelques heures à peine.
Certains propos que j'ai tenus dans la presse n'ont pas été forcément bien perçus, et je suis content de pouvoir les rectifier devant le Sénat : oui, bien sûr, il faut que la France, comme tous les pays d'Europe, quitte cette dépendance aux produits chimiques, aux produits phytosanitaires, aux molécules chimiques ; mais, là aussi, il faut être objectif.
Voyez l'agriculture de conservation : tout le monde dit que c'est une très bonne chose, notamment pour la couverture des sols et les prairies, et je n'ai pas d'objection ; mais on sait que cette agriculture a besoin d'un peu de glyphosate – 1 litre par hectare, je crois. Évoquant ce sujet, j'ai dit que, comme nous ne laisserions personne sans solution, tant qu'il n'y aurait pas une alternative au glyphosate, une autre molécule permettant à l'agriculture de conservation de continuer à se développer, il faudrait continuer avec le glyphosate.
Je tenais à le souligner au moment où il est question de transition agroécologique : arrêter ces produits demain, ce serait arrêter l'agriculture de conservation, donc faire une erreur ; mais il faut que les chercheurs aillent vite pour trouver des alternatives.
M. le président. La parole est à M. Pierre Louault.
M. Pierre Louault. Je remercie le groupe Les Indépendants, en particulier Franck Menonville, un spécialiste du foncier agricole, pour l'inscription de ce débat à notre ordre du jour.
Nous connaissons tous l'attachement des Français au droit de propriété, pas même ébranlé au moment de la Révolution. Les Français, en particulier les agriculteurs propriétaires de terres, y tiennent plus que jamais.
Pourtant, il faut bien reconnaître que, aujourd'hui, on est en train de fragiliser l'agriculture française, parce qu'un certain nombre de nos jeunes agriculteurs ne peuvent plus accéder au métier, faute de terres disponibles. La semaine dernière, près de chez moi, 300 hectares ont été achetés par des fonds industriels… Remarquez, la propriété industrielle ne me dérange pas ; c'est l'exploitation industrielle qui pose un véritable problème. En l'occurrence, 300 hectares vont rester sans exploitant, sans compter que les propriétaires toucheront peut-être des primes agricoles. Il faut trouver le remède à ce problème.
En particulier, nous devons moderniser les moyens d'intervention des Safer. Aujourd'hui, le foncier n'est souvent pas la propriété d'une personne, mais d'une SCI ou d'un GFA, entre autres structures. Il faut renforcer la capacité d'action des Safer à travers certaines mesures comme les ventes avec cahier des charges, qui préservent le droit de propriété tout en ouvrant à des agriculteurs la possibilité d'exploiter des terres agricoles sur des superficies raisonnables.
Il convient aussi d'assurer la protection d'un certain nombre de lieux très précis, comme des vignobles, en tant qu'éléments du patrimoine culturel français.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Louault, vous posez la question, absolument fondamentale, de la souveraineté de notre pays en matière de terres agricoles. Les investisseurs étrangers ont connu ces derniers temps des fortunes diverses, mais ils sont de retour.
Certes, des méthodes de contournement bien connues permettent d'acheter du foncier agricole ; il s'agit d'acquérir une fraction des parts sociales de sociétés détenant du foncier. Mais, comme je l'ai souligné il y a quelques instants, la menace d'accaparement de terres agricoles par des investisseurs étrangers doit être relativisée. Ainsi, en 2018, sur les marchés de parts sociales, 1,2% seulement des transactions ont été réalisées par des étrangers, 76% des acquéreurs étrangers étant d'origine européenne.
Toujours est-il que les risques que ces investissements peuvent présenter à long terme pour la souveraineté alimentaire de la France ne peuvent pas être ignorés. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement n'est pas resté sans agir, notamment en vue de détecter le plus en amont possible de telles acquisitions par des personnes, physiques ou morales, non ressortissantes d'un État membre de l'Union européenne.
En particulier, dans le cadre de la loi Pacte, un décret a été pris en décembre dernier sur les investissements étrangers, un décret très important qui, je trouve, est passé un peu trop inaperçu. Il en résulte que, à compter du 1er juillet 2020, l'investissement dans le foncier agricole par des ressortissants étrangers devra faire l'objet d'une autorisation au titre de la garantie des intérêts du pays en matière d'ordre public, de sécurité publique ou de défense nationale. En d'autres termes, la France, sur la base de l'expertise menée dans le cadre de la procédure d'agrément, pourra opposer un refus au nom de sa souveraineté et de la défense des intérêts de la Nation.
M. le président. La parole est à M. Pierre Louault, pour la réplique.
M. Pierre Louault. Trois mots sur le photovoltaïque…
Monsieur le ministre, un agriculteur de ma connaissance fait le pari que, sur trente hectares, il peut faire pousser plus d'herbe sous des panneaux photovoltaïques, parce que l'herbe, c'est bien connu, pousse mieux à l'ombre, notamment en Normandie… N'ayons pas peur d'expérimenter !
Cela dit, je suis d'accord avec vous sur le principe : pas de photovoltaïque à l'heure actuelle ; mais si l'on arrive à démontrer qu'il est possible d'allier agriculture et production d'énergie, pourquoi pas ?
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur l'avenir du triangle de Gonesse.
On reproche aujourd'hui aux outils de régulation du foncier de ne pas avoir empêché l'artificialisation des surfaces agricoles et de ne pas permettre le renouvellement des générations, ainsi que l'essor de nouvelles modalités d'exploitation prenant en compte les enjeux environnementaux liés à l'activité agricole. Or, dans le triangle de Gonesse, près de 100 000 hectares de terres fertiles ont été perdus en cinquante ans au profit de l'expansion parisienne.
Même si le projet EuropaCity a été enterré grâce à la mobilisation citoyenne, notamment dans le cadre du Collectif pour le triangle de Gonesse, et à celle de nombreux élus, le devenir des 670 hectares du triangle de Gonesse, dernière niche agricole aux portes de Paris, reste soumis à des menaces de bétonisation. Y aura-t-il un autre quartier d'affaires ? Ou, comme l'a annoncé Emmanuel Macron, plusieurs projets coordonnés sur une superficie plus étendue, plus mixte et plus moderne ?
La question se pose également de l'évolution du type de cultures sur ces 670 hectares aujourd'hui cultivés par une dizaine d'exploitants, qui ne sont pas tous propriétaires des terres. Blé, colza, orge, maïs : autant de productions qui ne sont pas forcément en rapport avec la consommation du territoire qui entoure cette poche agricole.
Or, comme il a été rappelé lors des débats publics et réunions sur la préservation et l'avenir de ces terres agricoles, il n'y a pas si longtemps que la culture maraîchère et fruitière prédominait encore, assurant l'autosuffisance des villes alentours. Certains projets visent à y revenir pour développer une agriculture au service des agriculteurs, des consommateurs et de l'environnement, par la promotion des circuits courts au plus près du lieu de production ; je pense, par exemple, au projet Carma.
La mise en oeuvre de tels projets est-elle possible avec les outils actuels de régulation foncière ? Comment le Gouvernement envisage-t-il l'avenir du triangle de Gonesse et de son aménagement ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. L'avenir du triangle de Gonesse est en débat depuis des années. Le Président de la République a pris une décision lors d'un conseil de défense écologique : il a dit non au projet qui était envisagé. De fait, l'heure n'est plus à l'artificialisation des terres pour construire de grands centres commerciaux – je pense, monsieur le sénateur Gay, que nous sommes d'accord sur ce sujet.
Pour autant, l'avenir de ce secteur très convoité n'est pas fixé. Pour connaître très bien les lieux, vous savez que de nombreux acteurs voudraient y investir… Les élus locaux définiront une vision en liaison avec les services de l'État, mais, en tout cas, il faut qu'il y ait sur ce secteur un projet ou plusieurs qui aillent dans le sens de l'agroécologie et de l'agriculture urbaine, afin de sauvegarder ces terres qui intéresseront les habitants de la grande métropole parisienne ou de la banlieue – je ne sais pas comment vous l'appelez, car c'est beaucoup trop grand pour qu'on connaisse ça chez nous. (Sourires.) Je pense, en effet, que la ressource de ce sol est absolument indispensable.
La position du Gouvernement est très claire : non au grand projet EuropaCity ; nous verrons s'il y a d'autres projets, mais le ministère de l'agriculture et de l'alimentation, comme vraisemblablement celui de la transition écologique et solidaire, est hostile à la bétonisation du territoire. Je puis comprendre la déception des promoteurs, celle aussi des élus locaux qui voyaient dans l'ancien projet la promesse de nouvelles activités économiques génératrices d'emplois et créatrices de richesses. Mais de tels aménagements appartiennent au passé. Nous devons préparer les aménagements du futur.
M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé.
M. Franck Montaugé. Lors du quinquennat précédent, le ministre Le Foll a fait progresser la question de la gouvernance du foncier agricole. Depuis lors, et à l'exception d'une loi de 2019, certes non négligeable, sur la protection foncière des activités agricoles en zone littorale, rien ne s'est passé, sinon quelques déclarations d'intention.
Pourtant, ce sujet est au coeur de la place et des moyens que la société française doit donner à son agriculture et à l'exercice de la profession d'agriculteur. Parmi les multiples enjeux posés, en voici quelques-uns qui permettent de mesurer l'importance et l'urgence de la question : la protection et la valorisation du foncier agricole, la diversité des formes d'exercice de la profession d'agriculteur, la contribution des agricultures à la biodiversité et à la préservation de l'environnement, la facilitation de la transmission des terres et de l'installation des jeunes agriculteurs, la nécessité d'une concurrence loyale et équitable pour l'accès aux terres.
Dans ce contexte, le Gouvernement a-t-il l'intention de présenter un projet de loi de régulation du foncier agricole, dont les principes ne reposeraient plus sur des critères techniques, comme c'est le cas aujourd'hui, mais sur les objectifs des politiques publiques qui touchent à l'emploi et à l'installation des jeunes, aux attentes des consommateurs et des élus locaux, à la transition agroécologique, à la biodiversité et au développement des territoires ? Si tel est le cas, quel est le calendrier législatif prévisionnel ?
Plus précisément, monsieur le ministre, envisagez-vous de donner aux Safer un pouvoir étendu de contrôle sur toutes les cessions de parts de sociétés, hors opérations intrafamiliales, et un pouvoir de négociation dans les cas problématiques au regard des enjeux de concentration et de respect des politiques territoriales ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Montaugé, vous dites que rien ne s'est passé. En ce qui me concerne, je trouve que, depuis un an, il ne s'est jamais passé autant de choses sur la question du foncier !
J'étais rapporteur pour le Sénat du projet de loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt présenté par Stéphane Le Foll. Nous étions largement intervenus sur le foncier et nous avions beaucoup travaillé avec la Fédération nationale des Safer, notamment sur le contrôle des structures, sur les cessions – nous ne sommes pas allés assez loin sur ce sujet – et sur la compensation – pour moi, cet aspect est essentiel.
Évidemment, nous aurons toujours besoin d'utiliser des terres, par exemple pour une route ou une déviation, mais cela doit être justifié par un intérêt public. En outre, contrairement aux pratiques passées, il faut qu'il y ait une compensation et elle ne doit pas être uniquement financière, mais aussi en terres. C'est ce que j'avais indiqué dans mon rapport sur la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt. La lutte contre l'artificialisation et la concentration passe par ce type d'outil.
L'année dernière, au salon de l'agriculture, le Président de la République a évoqué ces questions. Depuis, nous n'avons eu de cesse de consulter l'ensemble des acteurs concernés : les ONG, les associations, le monde agricole – qui d'autre que lui connaît mieux les territoires ? – et les associations d'élus. Nous travaillons sur la lutte contre l'artificialisation des sols agricoles, sur la préservation des espaces, sur le statut du fermage – une mission d'information est en cours à l'Assemblée nationale à ce sujet –, sur la régulation du foncier, sur l'installation et la transmission, sur le portage du foncier et le développement des instruments, etc. Tous ces sujets font actuellement l'objet de concertations.
De son côté, l'Assemblée nationale a mis en place une mission présidée par M. Sempastous, député des Hautes-Pyrénées, et dont les rapporteurs étaient Mme Petel, députée des Bouches-du-Rhône, et M. Potier, député de Meurthe-et-Moselle.
Vous le voyez, nous avançons, mais dans la concertation – elle est indispensable. En tout cas, dans mon idée, les Safer doivent avoir un pouvoir étendu.
M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé, pour la réplique.
M. Franck Montaugé. La maîtrise du foncier agricole relève de la souveraineté nationale. Les Safer doivent être au coeur de cette régulation publique modernisée. Leur relation avec le contrôle des structures doit être revue, la mutation de parts sociales devant donner lieu à un agrément répondant aux objectifs d'un cahier des charges. Enfin, une évaluation des résultats de cette régulation modernisée doit être périodiquement réalisée.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. À l'origine financées à 80% par des fonds publics, les Safer sont victimes d'un désengagement continu de l'État. Pourtant, ces organismes sont des outils incontournables et légitimes du foncier agricole. Ils représentent une spécificité nationale, dont la France peut être fière. J'appelle donc depuis des mois l'attention sur les problèmes de budget rencontrés par certaines Safer et les difficultés qui en découlent dans la mise en oeuvre de leurs missions de service public. Cela les a déjà conduites à déstocker le foncier qu'elles avaient en réserve, et la situation ne cesse de se détériorer dans un contexte de hausse des prix du foncier.
Les Safer jouent un rôle essentiel dans l'aménagement du territoire et la politique agricole nationale. En parallèle, les établissements publics fonciers régionaux poursuivent une mission de maîtrise foncière. Lorsque leurs réserves foncières sont agricoles, les missions de la Safer et des EPF se recoupent. Il existe déjà un terrain d'entente et de coordination sur certains territoires.
Les EPF reçoivent principalement trois types de ressources pour mener à bien l'ensemble de leurs missions : la taxe spéciale d'équipement (TSE), les produits de la vente et de la gestion des biens et l'emprunt. Ces ressources leur assurent une sérénité et une pérennité financières. Les Safer intervenant dans la partie agricole des missions des EPF, un transfert de ressources pourrait s'avérer pertinent.
Enfin, je tiens à rappeler que les Safer font face à un manque d'information important concernant les ventes de biens fonciers, ce qui ne peut que nuire à leur activité.
Monsieur le ministre, comment soutenir les Safer pour leur permettre de mieux réaliser leurs objectifs et avoir accès aux informations sur les ventes de foncier agricole, quelle que soit l'identité juridique du vendeur ? Pourrait-on évaluer la possibilité de transférer des ressources des EPF régionaux vers les Safer par une ponction sur la TSE ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Cabanel, nous ne laissons pas les Safer sans moyens ni solutions. Je l'ai dit précédemment, le Gouvernement entend aider et accompagner la Fédération nationale des Safer et promouvoir son travail, qui est essentiel. À l'occasion d'une question précédente, j'ai d'ailleurs indiqué que nous voulions donner plus de moyens encore aux Safer, parce que ce sont elles qui, objectivement, ont la vision la plus claire et savent ce qui se passe sur le territoire.
Votre question, plus large, porte sur les moyens des Safer et sur leurs liens avec les EPF régionaux et locaux. Tous ces sujets vont de pair. Dans notre pays, nous avons tendance à empiler les structures qui ont des statuts variés, publics ou privés, et qui dépendent de différents échelons administratifs – c'est une difficulté, parfois une force Il nous faut bien sûr coordonner toutes ces structures.
Un EPF et une Safer répondent à des motivations différentes, mais contribuent finalement à la même chose : faire en sorte que des territoires, agricoles ou non selon les cas, ne soient ni oubliés ni développés n'importe comment.
Je réponds donc clairement à votre question : oui, les EPF et les Safer doivent coordonner leurs actions et, oui, nous devons donner les moyens aux Safer d'exercer leurs missions ! D'ailleurs, je l'ai déjà dit, à la suite de l'adoption de la loi Pacte, nous aurons la possibilité, à partir du 1er juillet prochain, de contrôler les ventes de terrains pour éviter, dans le cadre de notre souveraineté nationale et alimentaire, certaines acquisitions.
Les Safer doivent également mener un travail sur les cessions partielles – il me semble que c'est le sens de votre question. Ce sujet fait évidemment partie de la concertation en cours ; nous verrons à son issue comment avancer.
Pour conclure, je veux vous dire que nous ne souhaitons pas que le projet de loi à venir vienne « d'en haut ». Il doit être élaboré par tous les acteurs de terrain dans le cadre de cette concertation, être coconstruit. C'est ensemble que nous en bâtirons l'architecture.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel, pour la réplique.
M. Henri Cabanel. J'entends votre propos, monsieur le ministre, mais je ne peux que constater le désengagement de l'État. En fait, les Safer ont aujourd'hui comme seule source de financement les ventes de terrains. Elles vendent donc des grands domaines et prennent au passage un pourcentage, ce qui n'est, certes, pas si mal… C'est pourquoi je voudrais qu'on grave dans le marbre l'idée d'un financement pérenne des Safer. Pour cela, je vous soumets une proposition : évaluer les conséquences d'un transfert d'une part de la TSE vers les Safer. Cette proposition répondrait à l'objectif d'un financement pérenne.
M. le président. La parole est à Mme Françoise Férat.
Mme Françoise Férat. Je voudrais évoquer plus particulièrement le foncier viticole.
La maîtrise du foncier est un enjeu essentiel pour les exploitations familiales viticoles et pour le maintien des équilibres entre le vignoble et le négoce. Elle permet notamment un partage de la valeur ajoutée entre les acteurs répartis sur les territoires grâce à un maillage de petites exploitations.
La fiscalité patrimoniale, que ce soit celle sur les successions ou celle sur les donations, frappe lourdement les transmissions familiales, notamment lorsque le prix du foncier est élevé. En conséquence, les héritiers sont incités à céder ce foncier, plutôt qu'à le conserver ou à le louer à des membres de la famille, ce qui fait courir un risque de morcellement et de disparition des exploitations familiales. Par exemple, entre 2006 et 2016, une diminution de 6% des structures moyennes a été constatée en Champagne. Les mesures actuelles, principalement l'exonération partielle des biens loués par bail à long terme, n'apparaissent plus suffisantes pour résoudre ce problème.
Monsieur le ministre, j'aimerais recueillir votre avis sur quelques propositions – j'ai porté certaines d'entre elles lors de l'examen du dernier projet de loi de finances – : premièrement, favoriser les transmissions dans un cadre familial au travers d'une exonération significative des droits de donation et de succession pour les biens loués pendant une durée longue ; deuxièmement, exonérer d'impôt sur la fortune immobilière les propriétaires qui affectent durablement leurs terres à des exploitations agricoles ; troisièmement, rendre le contrôle du foncier agricole plus efficient, lorsque sa mutation prend la forme d'une vente de droits démembrés ou d'une cession de parts de société ; quatrièmement, rétablir une fiscalité patrimoniale incitative pour les investissements dans les parts de groupements fonciers agricoles.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Madame la sénatrice Françoise Férat, la question de la fiscalité applicable aux transmissions est essentielle. Elle fait naturellement partie des discussions en cours et constituera un point important de la future loi foncière.
Je vais répondre à vos interrogations, mais il faut d'abord savoir que le sujet de la fiscalité est vieux comme le monde, si je puis dire, et que nous ne sommes pas vraiment encore arrivés à le régler.
Dans le cadre du chantier relatif à la fiscalité agricole mené en 2018, plusieurs mesures ont été prises en loi de finances pour 2019 : premièrement, triplement du plafond d'exonération des droits de succession ou de donation lors de la transmission de biens loués par bail à long terme ; deuxièmement, élargissement du crédit vendeur, qui permet d'étaler l'imposition des plus-values lors des cessions. Or, vous le savez comme moi, il faut laisser passer du temps avant de mesurer les effets d'une politique publique. Nous ne pouvons donc pas le faire pour les deux dispositifs que je viens de vous citer, puisqu'ils sont entrés en vigueur en 2019.
Nous ne devons pas nous interdire de poursuivre la réflexion sur le sujet. D'ailleurs, la question de la fiscalité et de la transmission constitue l'un des cinq axes de la consultation que nous menons actuellement sur le foncier, et il sera indispensable que la future loi inclue un volet consacré à la fiscalité. Les discussions ne seront peut-être pas simples avec mes collègues de Bercy, mais nous devrons avancer. Si nous n'évoquons pas ces sujets de fiscalité, de donation et de transmission, nous n'y arriverons pas.
Sur le renforcement des contrôles sur le foncier que vous évoquez, j'y suis personnellement favorable.
L'ensemble des propositions que vous formulez me semble de bon sens, mais les questions fiscales ne dépendent pas directement de moi et doivent être débattues lors de l'examen du projet de loi de finances.
Surtout, on ne peut pas faire de règle générale à partir des problèmes que vous soulevez à propos de la Champagne, problèmes que je comprends tout à fait. Les questions se posent de manière différente dans les autres régions – c'est d'ailleurs l'une des difficultés. Pour autant, elles méritent une expertise précise, et je m'engage à y travailler dans le cadre des réflexions sur la fiscalité que nous menons pour préparer le projet de loi foncière.
M. le président. La parole est à Mme Françoise Férat, pour la réplique.
Mme Françoise Férat. À vous entendre, monsieur le ministre, on a l'impression que rien n'est possible ! Vous vous abritez derrière cette future loi, dont nous entendons parler depuis des années… Je suis donc un peu déçue par vos propos. Pourtant, il faut vraiment que nous adressions des signaux clairs à nos agriculteurs, en particulier à nos viticulteurs. Je ne parle pas des grands vignobles de champagne, mais de petites exploitations souvent morcelées et qui ne sont pas exploitées comme il le faudrait.
Je le répète, je suis désolée d'entendre de tels propos de votre part, parce que nous devons absolument prendre les problèmes à bras-le-corps et aller de l'avant.
M. le président. La parole est à M. Dominique de Legge.
M. Dominique de Legge. Le foncier agricole est largement dominé par l'intervention des Safer et, après avoir entendu leur éloge, je voudrais quand même rappeler le rapport de la Cour des comptes de 2014, qui pointait des dérives, notamment un dévoiement de leurs missions traditionnelles au profit de pratiques communément appelées opérations de substitution.
Il s'agit d'opérations qui n'ont strictement rien à voir avec les missions initiales des Safer, à savoir le remembrement et l'installation des jeunes et qui permettent aux acquéreurs de ne pas s'acquitter des droits fiscaux, dont les Safer sont exemptées, et à ces dernières de toucher une commission en échange. Selon la Cour des comptes, le coût fiscal de ces opérations s'élève à plus de 45 millions d'euros, les perdants étant les départements et les communes…
La Cour constate par ailleurs que cet avantage fiscal concerne de plus en plus d'opérations relatives à des biens ruraux bâtis qui n'ont strictement rien à voir avec les biens agricoles. Je vous invite, monsieur le ministre – j'en ai encore fait l'expérience tout à l'heure –, à aller sur le site internet géré par la Fédération nationale des Safer ; vous y trouverez des résidences secondaires qui n'ont aucune terre agricole autour.
Quelles mesures envisagez-vous pour mettre un terme à ce détournement de procédures ?
De manière plus générale, l'un des enjeux majeurs de l'agriculture réside dans l'investissement en milieu rural, et je ne suis pas certain que la combinaison du droit de préemption, de la politique des structures et des mécanismes de fixation des loyers soit un véritable élément d'attractivité. Qu'envisagez-vous de faire pour que les investisseurs n'hésitent pas à investir en milieu rural ?
Enfin, en ce qui concerne la fiscalité, sujet qui vient d'être évoqué par Mme Férat, on ne peut pas nous dire en même temps que le foncier agricole ne participe pas à l'économie réelle, puisqu'il est taxé au titre de l'impôt sur la fortune immobilière, et qu'il est indispensable à l'agriculture ! Il y a là une certaine contradiction…
M. Jean-Raymond Hugonet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Dominique de Legge, votre question se situe dans le prolongement de celle de Mme Férat, et elle est importante.
Vous parlez de "détournement". De manière générale, et sans évoquer cette expression en particulier, je crois que nous devons modérer nos propos. À propos des Safer, j'entends beaucoup de compliments, mais aussi des reproches. Tout dépend du camp dans lequel on est et de sa région. Les choses varient beaucoup. Par exemple, le Parlement a récemment voté un texte sur la préemption de petites parcelles en Île-de-France ; à cette occasion, le rôle de la Safer a été mis en avant.
Les missions des Safer sont strictement encadrées par la loi. Bien sûr, s'il y a des dérives, des choses qui ne se passent pas correctement, il faut les regarder de près, et je suis prêt à le faire. En même temps, depuis la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt de 2014, les missions des Safer s'exercent dans un champ relativement large : installation des agriculteurs, soutien aux exploitations, protection de l'environnement, développement rural, connaissance et transparence des marchés fonciers, etc. En contrepartie, la tutelle de l'État est forte.
Je crois que nous pouvons encore améliorer la transparence des Safer, et il faut que nous travaillions avec elles sur ces sujets pour qu'elles s'améliorent. C'est important, parce qu'elles sont la pierre angulaire de la question du foncier agricole.
Mme Férat disait : "Si on attend tout de la loi foncière, il ne se passera rien." Mais nous n'en attendons pas tout ! Ces sujets sont sur la table depuis des années, et je ne connais pas encore le calendrier de ce texte. C'est pourquoi nous devons avancer sur cette future loi foncière, tout en adoptant des mesures grâce à d'autres véhicules à notre disposition, qu'ils soient législatifs – je pense surtout aux lois de finances – ou réglementaires.
M. le président. La parole est à M. Hervé Gillé.
M. Hervé Gillé. Le foncier agricole, plus particulièrement viticole, est confronté à de nombreux conflits d'usages, qui sont notamment liés à l'urbanisme. L'objectif des SCOT, des PLUI ou des PLU est clairement d'optimiser la consommation des espaces, en préservant au mieux le foncier agricole et viticole.
Ainsi, en Gironde, le concept de trame pourpre, à l'instar des trames bleues et vertes, permet, sans en avoir la même force, d'améliorer la prise en compte des enjeux viticoles pour la rédaction des documents d'urbanisme, mais nous sommes clairement confrontés à une incapacité d'agir pour combler les dents creuses viticoles en milieu urbain ou en périphérie.
Cet objectif louable permettant notamment de rationaliser les périmètres et les bandes de protection ne dispose pas d'outil opérationnel de négociation et de compensation. Il est en effet légitime que, dans cette perspective, toute consommation foncière viticole, notamment en appellation d'origine contrôlée, soit compensée pour maintenir les surfaces d'exploitation, mais ces outils de compensation sont aujourd'hui quasi inexistants ou inopérants.
Il serait judicieux d'établir sur ces sujets des coopérations fonctionnelles entre les Safer et les établissements publics fonciers pour créer les moyens de la négociation et de la compensation, que celle-ci soit en nature ou financière.
Cet outil de médiation est aujourd'hui essentiel pour optimiser les démarches d'urbanisme, en respectant toutes les parties prenantes. Il serait essentiel pour répondre aux enjeux environnementaux et faciliter l'acceptabilité des projets.
Face à l'impuissance actuelle, quelles propositions d'outils de compensation et de médiation foncière pourriez-vous faire pour résoudre nombre de conflits et tensions liés aux proximités viticoles et urbaines ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Gillé, il est vrai que la question du foncier crée des tensions fortes, en particulier sur votre territoire. Quand on connaît le prix de l'hectare de vignes dans votre département, on peut le comprendre…
M. Hervé Gillé. Pas seulement des vignes !
M. Didier Guillaume, ministre. C'est exact !
Un outil existe, il a été établi par la loi d'avenir de 2014, c'est la compensation agricole, mais, aujourd'hui, nous ne nous en saisissons pas assez et nous ne disposons pas de suffisamment de dispositifs de régulation – je l'admets d'autant plus volontiers que je l'avais noté en 2014 dans mon rapport sur le projet de loi. C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de la concertation en cours, nous devons travailler sur ces sujets. Peut-être ne faudra-t-il d'ailleurs pas attendre la future loi foncière et proposer des évolutions dans d'autres textes, par exemple en loi de finances. J'espère que vous pourrez contribuer à cette réflexion et proposer des amendements allant dans ce sens.
Je l'ai dit en répondant à une autre question, il faut absolument que la médiation sur la compensation du foncier se fasse.
En ce qui concerne les dents creuses, il faut évidemment trouver un équilibre entre l'extension des terres agricoles et celle des villes. Dans ce cadre, nous avons fixé un objectif essentiel : zéro artificialisation nette. Ce sujet recoupe aussi le débat actuel sur les zones de non-traitement, qui concernent notamment les activités viticoles. Je le disais dans mon intervention, l'urbanisation a progressé, les villages ont progressivement grignoté les champs et les vignes, et on dit maintenant aux agriculteurs : "Attention aux zones de non-traitement !" Nous devons évidemment régler ce conflit entre plusieurs usages et intérêts.
Je vous propose de travailler avec mon cabinet sur ces sujets. J'écouterai vos propositions avec attention pour que nous puissions avancer le plus vite possible.
M. le président. La parole est à M. Hervé Gillé, pour la réplique.
M. Hervé Gillé. Je retiens votre proposition, monsieur le ministre, et je vous en remercie. Les contentieux sur les documents d'urbanisme sont de plus en plus nombreux, ce qui démontre une certaine impuissance publique. Il devient donc urgent de créer des instruments de médiation pour faciliter leur conception et leur approbation, en respectant l'ensemble des parties prenantes.
M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat.
M. Cyril Pellevat. Je tiens à remercier mes collègues du groupe Les Indépendants d'avoir demandé l'inscription de ce débat sur le foncier agricole et la pertinence des outils de régulation à notre ordre du jour et à saluer le travail que mène notre collègue Laurent Duplomb sur l'agriculture.
Il faut d'emblée souligner l'importance de la politique foncière en France. Elle représente un atout pour la compétitivité et la durabilité de notre agriculture. À ce titre, cette politique publique mérite d'être préservée et consolidée.
Globalement, les outils de régulation existants et le travail des institutions mixtes, les Safer, depuis plus de cinquante ans ont permis d'accompagner la modernisation de l'agriculture, tout en préservant au maximum les structures familiales, mais ils ont surtout permis d'avoir une politique foncière agricole efficace – j'en veux pour preuve plusieurs exemples comme le contrôle des loyers en fonction de l'inflation et de l'évolution des revenus agricoles ou le contrôle de l'acquisition des terres par des pays étrangers. On constate cependant que ces outils ont aujourd'hui atteint certaines limites. Si le système fonctionne, il est perfectible et doit être amélioré pour mieux préserver nos terres face à l'accaparement par des investisseurs étrangers.
L'un de nos objectifs communs, mes chers collègues, étant de permettre aux agriculteurs d'acquérir progressivement les terres qu'ils exploitent, on peut se demander de ce point de vue où en est le dispositif Sapin, qui vise à mieux appréhender l'acquisition par des pays étrangers des terres agricoles françaises.
Je crois qu'il nous faut préserver, renforcer et moderniser les outils de régulation de notre politique foncière agricole.
Je terminerai par le cas précis du mitage des terres. Il faut pousser au regroupement des terres agricoles et éviter au maximum pour les collectivités le recours à un tel mitage. Comment améliorer la situation de ce point de vue et aider les collectivités ? Comment renforcer les outils de régulation existants ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Pellevat, je partage totalement vos inquiétudes et vos interrogations.
J'ai évoqué la loi Sapin et ce que nous avons ajouté dans la loi Pacte : à partir du 1er juillet 2020, la France aura la possibilité d'empêcher l'achat de terres pour des raisons de souveraineté. C'est quelque chose de très important.
Vous avez raison, une régulation est nécessaire. Aujourd'hui, 1,2% des terres, je le disais, sont achetées par des sociétés financières étrangères. Cela reste faible, mais nous ne savons pas comment les choses peuvent évoluer à l'avenir, et le mouvement pourrait s'amplifier et s'accélérer, ce qui justifie pleinement la mise en place d'une régulation. J'insiste, régulation est le maître mot de ce que nous voulons faire.
Tous les élus de terrain connaissent bien ces problèmes, nous y sommes tous confrontés, que nous vivions dans une zone touristique ou viticole ou dans n'importe quel autre territoire. Nous comprenons donc parfaitement la nécessité de ces outils de régulation, et nous devons travailler ensemble à leur élaboration.
Vous évoquez aussi la question du mitage des terres, qui constitue en effet un véritable problème. Nous devons partir d'un principe de base : un agriculteur doit pouvoir acquérir ses terres. Dans le cadre du plan Biodiversité dévoilé en 2018, mes collègues Emmanuelle Wargon et Julien Denormandie sont en train de mettre en place un groupe de travail sur ce sujet, ses conclusions sont attendues pour le printemps prochain. Une feuille de route interministérielle sera alors définie, et je pense que nous réussirons à trouver un modèle qui nous permette de faire baisser la pression.
M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat, pour la réplique.
M. Cyril Pellevat. Je vous remercie pour ces éléments, monsieur le ministre. Vous le savez, la Haute-Savoie est une région touristique qui est soumise à une forte pression immobilière. Les parlementaires de ce département seront donc très attentifs aux travaux du groupe de travail que vous évoquez et nous serons heureux de pouvoir être associés à ce processus de réflexion.
M. le président. La parole est à M. Hervé Gillé.
M. Hervé Gillé. Ma question porte sur la création d'un nouveau livret d'épargne, que certains nomment déjà livret vert, dont l'objectif serait de mobiliser l'épargne des Français pour financer des actions en faveur de l'agriculture, notamment la préservation du foncier agricole et la transition vers l'agroécologie.
Ce livret vert pourrait être créé sur le modèle du livret A ou du livret de développement durable. Cette idée est portée depuis le début des années 2010 sur différents bancs de l'Assemblée nationale et différentes travées du Sénat.
Récemment, dans leur rapport de la mission d'information sur le foncier agricole rendu en décembre 2018 à l'Assemblée nationale, Anne-Laurence Petel et Dominique Potier en ont fait l'une de leurs propositions, mais nous pouvons aussi nous rappeler qu'en 2015 une proposition de loi déposée par une partie de nos collègues du groupe Les Républicains reprenait également le principe de ce livret vert.
Ce livret vert présenterait selon moi un triple avantage.
Le premier serait de renforcer la lutte contre la pression foncière et l'artificialisation ou l'accaparement des terres agricoles. Il pourrait financer une politique de prêts bonifiés fléchés visant à favoriser l'accès au foncier agricole pour encourager l'installation et le renouvellement des générations. Il pourrait bénéficier aux agriculteurs, mais aussi aux collectifs citoyens et aux collectivités territoriales.
Le deuxième avantage, c'est qu'il répondrait à une attente sociétale de plus en plus forte des Français de s'engager vers des politiques plus respectueuses de l'environnement et une alimentation plus sûre.
Le troisième avantage que j'identifie viendrait également répondre à une attente forte des Français : avoir accès à une épargne sûre.
Monsieur le ministre, la loi sur le foncier agricole tardant à venir et la création de ce livret vert relevant davantage d'une loi de finances, pouvez-vous nous indiquer si le Gouvernement est prêt dans le cadre du prochain projet de budget à accepter le principe de la création de ce livret vert ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Gillé, vous posez une question importante, qui a déjà été évoquée au Sénat, ainsi que par la mission d'information présidée par Jean-Bernard Sempastous à l'Assemblée nationale. Elle dépasse bien évidemment le cadre de notre débat d'aujourd'hui, parce qu'elle doit être évaluée en interministériel et parce qu'elle fait partie du champ d'une loi de finances – vous l'avez dit.
Vous évoquez les attentes sociétales. Je voudrais dire de manière générale que, si nous voulons une transition agroécologique et une agriculture plus saine, plus sûre et plus durable, c'est aux agriculteurs que nous devrons cette évolution.
En ce qui concerne la création d'un livret vert, il n'y a pas d'opposition a priori du Gouvernement, mais son contour et les modalités de sa mise en place ne sont pas assez définis aujourd'hui. Cette idée mérite que nous y travaillions, et nous le ferons dans le cadre de la concertation qui est en cours.
Je ne peux évidemment pas vous répondre par oui ou par non – ce serait absurde. Cette proposition d'épargne populaire verte dépasse naturellement le champ de compétences du ministère de l'agriculture et beaucoup d'acteurs peuvent être concernés par un tel projet.
En tout cas, le Gouvernement n'est pas a priori opposé à une réflexion sur ce sujet, mais l'ensemble des répercussions, notamment dans le domaine fiscal et économique, doit être expertisé avec précision. Je comprends votre question comme un appel à mettre ce sujet à l'ordre du jour, et vous avez bien fait de la poser, parce qu'il est important.
M. le président. La parole est à M. Hervé Gillé, pour la réplique.
M. Hervé Gillé. Vous l'avez souligné, monsieur le ministre, la maîtrise foncière par des instruments publics vise également à réguler les investissements financiers. Il est urgent de prendre cette orientation : nous espérons pouvoir travailler très rapidement à ce chantier !
M. le président. La parole est à M. Patrick Chaize.
M. Patrick Chaize. L'artificialisation des terres se poursuit en France, malgré de nombreuses lois appelant à la sobriété. Mon département, représenté aujourd'hui dans nos tribunes par des habitants de la commune de Viriat, n'y échappe pas.
Le plan Biodiversité, qui prône le "zéro artificialisation nette", vient s'ajouter aux dispositifs antérieurs, tels que ceux des lois Grenelle II, SRU, ALUR ou de la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche, et aux orientations stratégiques de la politique climatique.
L'artificialisation reste pourtant supérieure en France à la moyenne européenne ; elle augmente plus rapidement que la population.
Ainsi, malgré les objectifs de réduction annoncés, on constate que la consommation des espaces naturels et agricoles se poursuit inexorablement. Elle représente en moyenne 27 000 hectares par an, soit l'équivalent de trois à cinq stades de football par heure.
De plus, si elle a été divisée par deux entre 2007 et 2017, elle est repartie à la hausse depuis 2015. Dans un rapport publié l'été dernier, France Stratégie estimait pour sa part qu'atteindre l'objectif de « zéro artificialisation nette » dès 2030 nécessiterait de réduire de 70% l'artificialisation brute et de retourner à la nature 5 500 hectares de terres.
L'agriculture est souvent doublement touchée, par l'emprise des ouvrages construits puis par la mobilisation du foncier pour la mise en oeuvre des mesures de compensation environnementale. La reconquête des sols et des friches urbaines peine à se mettre en place, notamment parce qu'elle est coûteuse.
L'application de la séquence « éviter-réduire-compenser », présentée comme la solution pour concilier aménagement et environnement, ne semble pas non plus donner les résultats escomptés. Le rôle des Safer comme régulateurs de la consommation du foncier agricole apparaît également de moins en moins prégnant.
Aussi, en quoi la loi foncière en préparation sera-t-elle de nature à apporter des solutions à la hauteur de cette consommation inexorable du foncier agricole, notamment en matière de réhabilitation des friches urbaines ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Patrick Chaize, permettez-moi de saluer à mon tour les citoyens et les élus de la commune de Viriat présents en tribune. Ils assistent à un débat dont la portée est bien réelle pour eux, tant le sujet de la pression foncière et de l'artificialisation des terres est prégnant dans le département de l'Ain, en particulier au sein de l'arc franco-valdo-genevois, du fait de la proximité de la Suisse. Ces dernières années, le nombre d'habitants a augmenté dans toutes les petites communes de ce secteur, ce qui a entraîné la consommation de terres agricoles.
Le sujet de la pression foncière, la proximité avec la Suisse font que tous nos petits villages ont augmenté en habitants et ont pris des terres agricoles.
Vous avez raison, monsieur Chaize : la consommation des espaces naturels est beaucoup trop forte aujourd'hui. Si, depuis des décennies, nous ne parvenons pas à régler ce problème, c'est pour une double raison.
D'abord, il a fallu équiper la France en logements et en services publics. Cela a contribué à priver l'agriculture de beaucoup de terres.
Ensuite, comme vous l'avez très bien dit, tant de textes législatifs concernant des secteurs divers et variés ont été produits, chacun traitant en silo de l'artificialisation des terres, que nous avons échoué à élaborer une vision globale du problème. De ce fait, nous sommes pour l'instant collectivement en échec.
Nous entendons précisément adopter une approche globale dans le cadre de l'élaboration de la future loi foncière, ainsi que dans celui de cette consultation. Je ne sais pas si cette loi foncière sortira cette année ou l'année prochaine : ni vous ni moi ne sommes maîtres de l'ordre du jour du Parlement, et il y a tellement d'autres textes à examiner ! Ce que je sais, c'est que le sujet que vous abordez est absolument essentiel. Le groupe de travail sur l'artificialisation des terres doit maintenant proposer des actions concrètes et partagées d'ici au mois d'avril et à la prochaine réunion du comité de défense écologique, afin d'étayer le projet de loi foncière à venir.
M. le président. La parole est à M. Patrick Chaize, pour la réplique.
M. Patrick Chaize. Je remercie M. le ministre d'avoir pris en considération cette question. Effectivement, il faut arrêter de travailler en silo et aborder le problème selon une vision globale. C'est ainsi que l'on pourra répondre efficacement à un problème qui devient majeur dans nos territoires.
M. le président. La parole est à M. Vincent Segouin.
M. Vincent Segouin. Monsieur le ministre, je viens de l'Orne, département de polyculture, où prédominent, à l'ouest, la production laitière, et, à l'est, l'élevage et la culture des céréales. Dans ce département très agricole, bon nombre d'exploitations sont reprises par de jeunes agriculteurs, qui sont souvent, mais non toujours, les enfants des précédents exploitants.
Depuis quelques années, nous observons des reprises d'exploitations par des sociétés civiles d'exploitation agricole (SCEA) de départements voisins : ces sociétés pratiquent la monoculture pour fournir des unités de méthanisation. Nous constatons aussi que certaines fermes laitières sont reprises pour y étendre ou y installer des haras de chevaux de courses appartenant à des sociétés financières françaises ou étrangères. Dans ces deux cas, la terre peut être vendue jusqu'à 20 000 euros l'hectare.
Avec un chiffre d'affaires de 1 300 euros par hectare et un bénéfice de l'ordre de 450 euros par hectare, il est impossible pour un jeune agriculteur d'acquérir ces terres et de vivre décemment de son travail. Pourtant, à l'échelle du pays, il est primordial de conserver une indépendance agricole et de produire suffisamment pour nourrir la population : cela a été suffisamment répété au fil de cette journée. L'installation des jeunes agriculteurs doit donc être suivie et encouragée.
Bien sûr, le libéral que je suis aurait préféré que l'agriculture rémunère suffisamment pour qu'un marché du foncier agricole fonctionne de façon libre et indépendante, sans intervention des Safer. Malheureusement, ce n'est pas le cas ! Les Safer ont donc leur place, mais elles sont incompétentes dans les deux situations précises que j'ai décrites. En effet, elles ne peuvent agir en cas de transfert partiel des parts sociales. Les Safer font aussi l'objet de nombreuses critiques quant à la préemption et à l'attribution des terres, mais aussi quant à leur financement, depuis le retrait du soutien de l'État en 2017.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous indiquer votre position sur les points que j'ai évoqués, à savoir l'extension de l'avis des Safer aux transferts partiels de parts de société, leur financement et leur fonctionnement ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Segouin, le débat d'aujourd'hui nous permet de constater qu'il existe une vision partagée, sur toutes les travées de la Haute Assemblée, de ce que nous voulons pour nos terres agricoles.
Nous avons également une volonté commune de faire en sorte que des jeunes puissent s'installer. En effet, si l'on veut qu'il y ait encore de l'agriculture demain, il ne suffira pas de résoudre le problème du foncier : il faut aussi que les générations d'agriculteurs puissent se renouveler. À cet égard, nous travaillons sur un agrément afin de mettre en place une approche globale. Nous sommes donc tout à fait en phase.
Il reste à déterminer comment aborder ces sujets et dans quel cadre. À la suite de l'intervention du Président de la République, j'ai souhaité engager cette concertation pour faire prendre conscience à tous de l'enjeu. Comme je l'ai dit en réponse à M. Chaize, il faut cesser de travailler en silo, conduire une réflexion globale : telle est la tâche que s'est assignée le ministère de l'agriculture et de l'alimentation. C'est la première fois, me semble-t-il, que des organisations professionnelles agricoles, des structures associatives privées et des ONG travaillent ensemble sur ce thème.
Lors de la restitution à laquelle je me livrerai dans les prochaines semaines, je demanderai aux acteurs s'ils valident les points d'accord. Si tel est le cas, nous pourrons aller vite, mais nous savons très bien que, sur beaucoup de sujets, en particulier ceux que vous venez d'évoquer, il n'y a pas d'unanimité. Il faudra alors trancher. Ma crainte est que nous nous engagions dans des débats qui nous mèneraient à aborder, au-delà de l'agriculture et de l'artificialisation des terres, bien d'autres domaines, tel celui du logement. Pour pouvoir avancer, il faut d'abord déterminer ce sur quoi nous sommes unanimement d'accord.
M. le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet.
M. Jean-Raymond Hugonet. Monsieur le ministre, l'agriculture s'apprête à connaître une restructuration sans précédent. Pour des raisons démographiques, dans les trois prochaines années, sur les 450 000 chefs d'exploitation recensés par la Mutualité sociale agricole, pas moins de 160 000 vont arriver à l'âge de la retraite. Cela représente plus du tiers des effectifs et quelque 55 000 départs d'agriculteurs par an. En regard, le nombre des installations varie, bon an mal an, de 12 000 à un peu plus de 14 000 depuis dix ans. Les filles et fils d'agriculteurs, dont tous ne reprennent évidemment pas l'exploitation familiale, ne peuvent relever seuls le défi du renouvellement des générations et du remplacement des agriculteurs partant à la retraite.
Dans ce contexte, la politique de régulation de l'exploitation du foncier et le contrôle des structures apparaissent secondaires. N'est-il pas plutôt nécessaire de trouver des agriculteurs, autrement dit de susciter des vocations, plutôt que de s'arc-bouter sur l'attribution la plus égalitaire possible du droit d'exploiter le foncier entre les agriculteurs en place, alors même qu'une exploitation agricole repose sur un projet économique permettant de dégager un revenu décent, et non sur un nombre d'hectares ?
Au regard de ce nouveau contexte foncier et de ces enjeux, ne croyez-vous pas nécessaire, monsieur le ministre, de simplifier les conditions d'application du contrôle des structures, dès lors que, dans la plupart des régions, il n'y aura pas pénurie de terres à cultiver et que la réussite d'une entreprise agricole dépend peu de son nombre d'hectares ? Jugez-vous nécessaire de faire des installations, tout particulièrement celles de jeunes non issus du milieu agricole, une priorité, dès lors qu'elles sont indispensables au renouvellement des générations d'agriculteurs ? Enfin, estimez-vous possible de mieux maîtriser les agrandissements excessifs en contrôlant plus efficacement les prises de participation dans les sociétés d'exploitation ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Didier Guillaume, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. Monsieur le sénateur Hugonet, je répondrai à vos trois questions par l'affirmative.
Nous avons bien entendu identifié la nécessité de renforcer les outils propres à favoriser l'installation des jeunes agriculteurs, y compris hors cadre familial. Il faut savoir que la plupart des jeunes agriculteurs qui s'installent aujourd'hui le font hors cadre familial. Nous travaillons sur le répertoire des départs et des installations que vous appelez de vos voeux.
Il est effectivement envisagé, dans le cadre de la concertation, de simplifier le contrôle des structures pour le concentrer sur les opérateurs à enjeu. Ce contrôle est évidemment indispensable, mais nous voulons le faire évoluer.
Enfin, concernant là encore l'installation des jeunes, nous avons inversé la tendance à la baisse des effectifs dans l'enseignement agricole. Un bus partant du salon de l'agriculture sillonnera la France pour promouvoir la profession d'agriculteur. Par ailleurs, dans le cadre de l'Agenda rural, nous travaillons à rendre plus attractifs certains territoires.
Je l'ai déjà indiqué : les Safer ont contribué à l'installation de plus de 1 600 jeunes exploitants, sur un nombre total de 15 000. Leur rôle est donc important.
Je souhaiterais maintenant compléter la réponse que j'ai faite à M. Cabanel au sujet du financement des Safer.
Les Safer se rémunèrent sur les opérations qu'elles réalisent en France métropolitaine. Elles n'ont pas forcément besoin de plus d'argent en provenance du budget de l'État ; ce n'est d'ailleurs pas une demande qui nous est faite. En revanche, les besoins sont très importants pour l'outre-mer –Mme Jasmin peut en témoigner –, où l'État aide financièrement les Safer.
Enfin, je tiens à remercier M. Malhuret et le groupe qu'il préside pour ce débat, que je crois vraiment important. Il montre la profonde unanimité et la vision globale de la Haute Assemblée sur ces sujets. On a fait, dans le passé, des sottises, mais il faut éviter de regarder avec nos yeux d'aujourd'hui ce qui s'est fait hier. Nous n'abordions pas du tout, alors, ces questions de la même façon, qu'il s'agisse de réaliser des lotissements dans les communes ou de faire des investissements. Comme pour les grands ensembles dans nos villes, la réflexion n'était pas la même qu'aujourd'hui. Ce qui m'importe, pour ma part, c'est de regarder avec les yeux d'aujourd'hui ce qui se fera demain et d'essayer d'éviter de reproduire les mêmes erreurs. Je ne sais pas quelle France je veux dans trente ans, mais je sais quelle France je ne veux pas. Je pense que nous pouvons tous nous retrouver sur ce point.
En tout cas, je remercie le groupe Les Indépendants d'avoir inscrit ce débat ô combien important et de très haute tenue à l'ordre du jour de cet après-midi. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants, RDSE et Les Républicains.)
source http://www.senat.fr, le 13 février 2020