Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur l'épidémie de Covid-19 à bord du porte-avions Charles de Gaulle, au Sénat le 12 mai 2020.

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Circonstance : Audition devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au Sénat

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les Sénateurs,


Depuis notre entrevue il y a seulement quelques semaines, le ministère a vécu des épreuves éprouvantes. Nous aimerions donc commencer, avec Geneviève Darrieussecq, par avoir une pensée pour les quatre militaires qui ont perdu la vie à l'entraînement et en opérations au cours des dernières semaines : l'infirmier en soins généraux de 2e grade Quentin Le Dillau et le sergent-chef Pierre Pougin de la base aérienne de Cazaux, ainsi que le brigadier-chef Dmytro Martynyouk et le brigadier Kévin Clément, morts pour la France au Mali. N'oublions jamais que chaque jour qui passe, nos militaires sont engagés pour la protection des Français au péril de leur vie.

Alors, avant de vous présenter les conclusions des enquêtes relatives à l'épidémie survenue à bord du porte-avions Charles de Gaulle, je voudrais d'abord vous donner et confirmer de bonnes nouvelles des marins du groupe aéronaval. Tous sont désormais guéris, à l'exception d'un marin toujours hospitalisé, même s'il est sorti de réanimation le 7 mai. C'est un immense soulagement pour tous.

L'heure est désormais au bilan, à l'analyse, ou comme on dit dans les armées, au RETEX.

Le bilan, d'abord : je voudrais commencer par vous présenter les trois observations saillantes des enquêtes, qui ont été diligentées par le chef d'état-major des armées et le chef d'état-major de la marine dont j'ai reçu les conclusions en fin de semaine dernière.

1) La première information que révèle l'enquête épidémiologique, c'est que le virus, comme vous l'avez rappelé, était présent à bord du porte-avions avant l'escale de Brest.

Alors, au préalable, pour la clarté du propos, je repréciserai les principaux jalons qui permettent de comprendre le parcours du porte-avions :

- Le 21 janvier 2020 le groupe aéronaval appareille de Toulon. A cette période, les premiers cas se déclaraient hors de Chine, mais aucun cas n'est encore détecté en France et ce n'est que dix jours plus tard que le gouvernement rapatrie les ressortissants français de Wuhan.
- Du 29 janvier au 20 février, le groupe aéronaval participe à l'opération Chammal au Levant.
- Après cet engagement, il effectue une première escale de 6 jours au port de Limassol, à Chypre du 21 au 26 février, puis il reprend la mer.

En mer, plusieurs mouvements aériens ont lieu pour amener du personnel en renfort, en relève ou bien tout simplement pour reprendre sa place à bord. Ces mouvements ont eu lieu depuis Chypre, depuis la Sicile, depuis les Baléares, depuis l'Espagne continentale et le Portugal. En mer comme à quai, ces mouvements de renforts, de relèves, de retours après absence ou bien encore l'acheminement de matériel sont fréquents sur le porte-avions qui, au fond, est une sorte « d'aéroport flottant ».

C'est à l'occasion de l'un de ces mouvements en mer, après l'escale à Chypre du 21 au 26 février, et avant l'escale de Brest du 13 au 16 mars que l'enquête épidémiologique situe une première introduction du virus.

L'enquête révèle aussi que le virus a été réintroduit à l'occasion de l'escale à Brest entre le 13 et le 16 mars, malgré les précautions qui avaient été prises pour l'éviter, j'y reviendrai.

Mais je veux à nouveau insister sur la particularité d'un navire de guerre comme le Charles-de-Gaulle : 1800 marins environ évoluent à bord d'un bâtiment qui mesure 261 mètres de long, plus de mille d'entre eux vivent à 10 ou plus par chambre, parfois jusqu'à 40 en dortoir. Ces marins travaillent dans des espaces contraints, où parfois des équipes différentes se relaient afin d'assurer une permanence 24h/24. Les voies de circulation - les escaliers, les couloirs – sont étroits : à bord du porte-avions, vous le savez Monsieur le président, l'espace y est un luxe. C'est une réalité qu'il faut avoir à l'esprit pour comprendre l'ampleur de la propagation du virus.

2) La deuxième observation des enquêtes confirme que dès la mi-février, et pendant la suite de la mission le commandement et les médecins à bord avaient pris des mesures face à la menace du virus. Ils ont constamment veillé à prévenir ce risque, sur la base des informations dont nous disposions à l'époque, notamment au niveau national.

Le porte-avions a reçu des directives à cet égard pour empêcher l'introduction du virus dès la mi-février. Par précaution, des commandes de masques et de gel hydroalcoolique avaient été passées.

Le commandement était par ailleurs confiant dans sa capacité à isoler, à traiter et à évacuer au besoin les marins malades, en s'appuyant sur le retour d'expérience de l'épidémie de H1N1 qui avait été surmontée en 2009, sans interrompre l'activité opérationnelle du porte-avions.

Nous l'avons cependant constaté à nos dépens, le coronavirus, ce n'est pas la grippe H1N1.

Les signaux faibles de la présence du virus à bord n'ont malheureusement pas été identifiés à temps. Le virus a circulé parmi une population jeune, en bonne santé, entraînée ; et les symptômes développés par quelques marins ont été interprétés comme étant des états grippaux, dont l'occurrence à bord en cette saison était et demeurait dans les taux tout à fait standards.

Le seul cas qui a fait naître un doute et a fait l'objet d'un scanner pulmonaire le 21 mars, qui a été envoyé pour interprétation à l'hôpital d'instruction des armées de Percy pour analyse, s'est avéré négatif.

3) Enfin, troisième et dernière observation, les mesures de confinement instaurées à la suite de l'escale de Brest ont été efficaces, mais elles ont distendu les liens au sein de l'équipage et ont nui à la motivation.

De fortes mesures de distanciation ont en effet été prises à la suite de l'escale à Brest. Lorsque le porte-avions quitte Brest le 16 mars, le Président de la République s'apprête à annoncer le confinement du pays. Les marins du porte-avions vivent pour leur part, avec un peu moins de 24h d'avance sur les Français, un « confinement adapté » dans les conditions permises par le porte-avions : les mouvements de personnels sont strictement interdits. Les activités collectives sont suspendues, ou bien elles sont adaptées comme pour les repas, et la fréquence de nettoyage des points de contact augmente.

Et ce que l'enquête épidémiologique nous dit, c'est que ces mesures ont été efficaces et ont considérablement ralenti la propagation du virus au sein de l'équipage. Cependant, elles ont beaucoup pesé sur les liens de commandement et sur le moral de l'équipage. En ce début de confinement national, les marins de l'équipage sont inquiets de la façon dont leurs familles le vivaient à terre et ils sont sensibles à la différence de perception entre une France à l'arrêt et une mission qui continuait.

J'en viens maintenant à l'analyse et je veux, en toute humilité, partager avec vous les erreurs qui ont été commises. Je voudrais d'entrée de jeu clarifier une chose : dans la gestion de cette crise à bord du porte-avions, oui, il y a bien eu des erreurs, mais les inspections n'ont pas constaté de faute.

Ces erreurs nous les constatons aujourd'hui, avec les connaissances que nous avons acquises entre-temps. Le commandement, lorsqu'il a eu à prendre des décisions, l'a fait au regard des informations dont il disposait et en prenant le conseil des médecins du bord. Il a toujours eu le souci de la santé de son équipage, ça je voudrais vraiment que vous le reteniez.

1) La première erreur, c'est l'assouplissement des mesures de distanciation qui avaient permis de contenir le virus.

Au terme de ce « confinement collectif » et en l'absence de cas identifié, le 30 mars, le commandement a pris la décision d'assouplir les mesures de distanciation stricte qui avaient été instaurées. Des briefings sont, par exemple, rétablis, ainsi que des occasions communes d'échange entre les cadres et leurs subordonnés, le sport est à nouveau autorisé. Un concert du groupe amateur du bord est organisé le 30 mars dans le hangar du porte-avions pour favoriser à nouveau la cohésion et l'esprit d'équipage – je précise que les mesures de distanciation étaient respectées.

Cette décision a été provoquée d'une part, par la baisse de moral de l'équipage et ses conséquences sur la mission et d'autre part, par un excès de confiance du commandement et de son service médical dans sa maîtrise de la situation : aucun cas n'avait été détecté au terme d'un confinement collectif jugé comme stricte, le commandement et les médecins du bord ont conclu, à tort, que le virus n'était pas rentré à bord. Les mesures assouplies ont accéléré la contagion.

Le 5 avril, un marin qui avait été débarqué au Danemark le 30 mars, informe le commandement du porte-avions qu'il a été testé positif. Ce même jour, une augmentation du nombre de personnes fréquentant l'infirmerie du bord est constatée. Le doute autour de la possible circulation du virus à bord s'installe et conduit à rétablir, le jour-même, le 5 avril, les mesures de confinement. A cette date, l'épidémie prend une proportion importante. La rapidité de la propagation de la maladie a surpris, à commencer par le commandement du navire. Jusqu'à 85 marins ont été mis en isolement à l'avant du navire, pour protéger les autres, ce qui dans ce contexte n'a pas été bien vécu.

Les marins contagieux ont en effet été regroupés dans des conditions initialement précaires dans les tranches avant du navire, mais je tiens à préciser que la situation a été reprise en main dans les 48 heures suivantes.

L'arrivée à Toulon, le 12 avril, a également été un moment difficile. Je tiens ici à saluer l'effort hors normes qui a été réalisé par le service de santé des armées et par les autorités locales de Toulon, ainsi que la solidarité de tous les marins toulonnais et de leurs familles envers ceux du Charles de Gaulle, pour faire face à cette situation exceptionnelle.

2) La deuxième erreur est aussi un enseignement pour notre organisation : les enquêtes ont en effet identifié des défauts de coordination et de partage de l'information à différents niveaux de la chaîne de commandement.

L'exemple le plus parlant de ces dysfonctionnements, c'est que le chef d'état-major des armées et moi-même n'avons été prévenus que le 7 avril dans l'après-midi de la situation sanitaire qui prévalait à bord du porte-avions.

3) Enfin, il y a eu certes des erreurs, mais je voudrais aussi souligner qu'il y a eu de bons réflexes et des décisions judicieuses dans la gestion de cette crise en conduite. La décision du porte-avions de rétablir les mesures de confinement adapté dès le 5 avril au soir, la décision d'évacuer tout de suite les cas les plus vulnérables - 3 marins le 6 avril – ou bien d'évacuer les plus atteints - 3 marins le 9 avril. Tout cela a vraisemblablement sauvé des vies, la prise en charge en enceintes militaires au retour à Toulon, nous pourrons y revenir.

Maintenant que je vous ai dit tout ça, il y a le temps du RETEX, et des leçons que nous devons tirer de cette épreuve.

Il y a d'abord les leçons que nous devons tirer en interne, la leçon majeure étant donc un meilleur partage de l'information pour une meilleure fluidité et surtout un croisement des regards dans la remontée de cette information. Sur ce point, j'attends du chef d'état-major des armées qu'il me fasse des propositions pour l'ensemble du ministère car cette leçon est valable pour tous. Ce que je souhaite, c'est limiter le risque que ce qui s'est passé pour le porte-avions se passe ailleurs.

Nous aurons aussi à tirer des conséquences de cet évènement en termes de communication vis-à-vis des équipages et de leurs familles. Nous devons mieux communiquer en nous appuyant sur une information détaillée et pédagogique.

Aujourd'hui, la priorité est de communiquer aux marins et à leurs familles les conclusions que nous tirons de cette épreuve inédite, et de leur montrer comment notre organisation s'adapte et va continuer à s'adapter pour garantir leur sécurité sanitaire pendant les opérations.

Il y a ensuite les leçons d'ordre sanitaire et d'intérêt scientifique. L'enquête épidémiologique qui a été conduite par le Centre d'épidémiologie et de santé publique du Service de santé des armées est éclairante et utile pour améliorer la connaissance du virus : j'ai décidé qu'elle sera entièrement rendue accessible et partagée avec la communauté scientifique.

Cette enquête nous a permis d'approfondir nos procédures de lutte contre la propagation du virus dans le cadre de nos opérations, de préparation opérationnelle, ou bien dans les unités.

Les tests PCR ont des limites que l'enquête épidémiologique a permis de cerner, mais ils constituent un outil fondamental que nous allons utiliser largement, en complément de la surveillance médicale et des quatorzaines. C'est ce qui figure dans la stratégie sanitaire que nous

S'agissant du départ en opérations extérieures, sur lequel vous avez attiré à plusieurs reprises notre attention, nous veillerons, en complément des quatorzaines et en tenant compte des règles imposées par les pays de destination, à ce que l'autorité médicale utilise des tests virologiques et ainsi que, lorsqu'ils seront au point, les tests sérologiques.

S'agissant du retour d'opérations extérieures, les règles générales applicables aux français rentrant de l'étranger dans le cadre de l'urgence sanitaire, seront mises en oeuvre, c'est-à-dire mise en quatorzaine.

Je veux que chacun ait l'assurance que toutes les mesures utiles pour la santé de nos militaires en opération ou en mission seront mises en oeuvre. En ce qui concerne les tests, nous savons, et c'est l'un des enseignements de l'expérience que nous avons vécue avec le Charles de Gaulle, que ces tests ne constituent pas une garantie absolue d'absence du virus, mais ils permettent d'en réduire le risque : c'est pourquoi, le Service de santé des armées s'équipe de moyens de tests conséquents.

Toutes ces leçons sont des avancées qui seront utiles pour l'ensemble des bâtiments de la Marine nationale, pour la marine civile également, et pour les autres unités de nos armées.

Nous partagerons également l'ensemble de ces retours d'expérience avec nos partenaires étrangers, et j'ai d'ailleurs commencé de le faire lors d'une audioconférence avec mes homologues membres de l'IEI la semaine dernière.

Voilà, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je pouvais vous dire concernant les enquêtes du Charles de Gaulle dont les conclusions seront mises en ligne aujourd'hui, à l'issue de cette audition.

Pour vous dire désormais quelques mots et quelques mots seulement de nos opérations, à commencer par Résilience qui compte aujourd'hui plus de 4 000 militaires, engagés partout en France. Je voudrais ajouter que nous sommes sur le point de renforcer notre soutien en outre-mer, à l'hôpital de Mayotte, où 10 lits de réanimation qui constituent l'un des sous-ensembles de l'hôpital de campagne de Mulhouse actuellement en cours de démontage, seront déployés.

Au Sahel, en dépit de la crise sanitaire, les opérations conjointes se poursuivent à un rythme soutenu et confirment la solidité des engagements pris à Pau en janvier dernier. C'était tout l'enjeu de la coalition pour le Sahel, qui a été officiellement lancée le 28 avril.

J'ai pu apprécier le volontarisme de nos partenaires le 27 avril dernier lors de la visioconférence que nous avions organisée avec les ministres des affaires étrangères et de la défense des pays du G5 Sahel, et que nous avons présidée avec Jean-Yves Le Drian. Nos partenaires sont mobilisés, ils sont déterminés à restaurer l'Etat, déterminés à harceler et combattre les terroristes. Et c'est exactement ce qui se passe en ce moment dans la région des Trois frontières, où les terroristes sont frappés durement et régulièrement. Et c'est au cours de l'une de ces opérations de harcèlement et d'élimination des terroristes que sont tombés le brigadier-chef Dmytro Martynyouk et le brigadier Kévin Clément.

Je voudrais aussi souligner le comportement des soldats de la force conjointe du G5 qui combattent à nos côtés, qui progressent, et qui font face aux assauts.

Nous préparons désormais le sommet de Nouakchott qui devrait se tenir fin juin et permettra de faire un bilan et de mettre en valeur les succès engrangés depuis le mois de janvier.

Enfin, mesdames et messieurs les Sénateurs, au lendemain du jour qui a marqué la reprise progressive de l'activité dans l'ensemble de notre pays et je voudrais vous dire que le ministère des Armées s'est activement préparé à cette nouvelle étape, avec deux priorités : la première, c'est la santé de nos militaires, de nos agents et de leurs familles ; la deuxième, c'est poursuite de nos missions au service de la protection des Français.

Avec Geneviève Darrieussecq, nous reviendrons volontiers sur les détails de notre plan de reprise progressive de l'activité si vous avez des questions.


Je vous remercie de votre attention.


Source https://www.defense.gouv.fr, le 13 mai 2020