Déclaration de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à protéger et garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse, au Sénat le 1er février 2023.

Prononcé le 1er février 2023

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Circonstance : Adoption d’une proposition de loi constitutionnelle

Texte intégral

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à protéger et garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse (proposition n° 143, résultat des travaux de la commission n° 284, rapport n° 283).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, le Sénat examine aujourd’hui la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse, l’IVG, dans sa version adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 24 novembre dernier.

Ce texte n’est pas encore abouti – le rapport de la commission des lois du Sénat ne manque d’ailleurs pas de le relever –, mais il est le fruit d’un travail constructif et transpartisan entre les nombreux groupes politiques de la chambre basse. Je veux d’ailleurs saluer ici les présidentes de groupe Aurore Bergé et Mathilde Panot.

Depuis l’arrêt rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des États-Unis, six propositions de loi constitutionnelle ont été déposées sur les bureaux des assemblées. Six propositions, six visions différentes, et de beaux débats passés, présents et à venir devant vos deux assemblées.

L’importance des initiatives parlementaires dans cette matière démontre que le revirement de jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis a eu l’effet, chez nous, d’un électrochoc. Nous devons veiller à ce que la solidité de nos institutions se maintienne à l’épreuve du temps et à ce que ce droit, chèrement conquis, de chaque femme à disposer de son corps, soit préservé.

Disons-le, en la matière, nous ne partons pas de rien et il ne faut pas mésestimer l’œuvre du Conseil constitutionnel.

Celui-ci, depuis sa décision du 27 juin 2001, reconnaît en effet que le droit à l’IVG résulte de " la liberté de la femme qui découle de l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ".

Mais il s’agit à présent d’aller plus loin et de conférer un fondement constitutionnel autonome à l’interruption volontaire de grossesse en l’érigeant explicitement, au-delà de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en liberté fondamentale.

Pour toutes ces raisons, je persiste et je signe, le Gouvernement soutiendra toutes les initiatives parlementaires qui viseraient à constitutionnaliser le droit à l’IVG.

À ceux qui opposent à cette initiative parlementaire que le droit à l’avortement n’est pas menacé en France, je réponds ceci : n’attendons pas qu’il soit trop tard pour le défendre. Le droit des femmes à disposer de leur corps doit être inaliénable.

En 1975, Simone Veil expliquait que l’objectif du gouvernement était de créer « une loi réellement applicable, […] dissuasive, […] protectrice ». Le législateur, au travers de nombreux textes successifs, a atteint ces objectifs.

Mais l’objectif que nous visons aujourd’hui est autre. Il s’agit à présent de protéger ce droit en l’élevant au plus haut rang de la hiérarchie des normes, à savoir notre Constitution.

Ce faisant, nous donnerions à voir à toutes les femmes – je répète, toutes les femmes – qu’elles ont le choix, que celui-ci leur appartient, et qu’elles sont soutenues par la société tout entière dans ce choix.

Car, oui, les exemples étrangers partout dans le monde nous le démontrent, une démocratie digne de ce nom ne peut exister sans l’émancipation totale de la moitié de sa population !

J’appelle votre attention sur la nécessité de ne pas se tromper de débat. J’entends évidemment la commission des lois lorsqu’elle pointe qu’une telle inscription ne résoudrait pas les difficultés concrètes d’accès à l’IVG, qui peuvent se rencontrer sur le terrain. Le Gouvernement, notamment mes collègues François Braun et Isabelle Rome, est pleinement engagé pour rendre ce droit le plus effectif, concrètement, sur le terrain.

Mais il s’agit là de deux sujets différents : d’une part, l’effectivité d’un droit, d’autre part, sa protection juridique.

Si les modalités d’exercice du droit à l’interruption volontaire de grossesse doivent pouvoir continuer à être encadrées par le législateur, car il s’agit du niveau normatif le plus adapté pour le faire, le droit à l’interruption volontaire de grossesse lui-même ne doit pas être entravé, restreint ou, pis, aboli. Une garantie constitutionnelle peut nous l’assurer pour l’avenir.

Et ce pour une raison que j’avais évoquée devant vous au mois d’octobre dernier : constitutionnaliser le droit à l’IVG, c’est s’assurer que ceux qui auraient ce néfaste projet ne puissent le faire sans l’accord du Sénat. Oui, inscrire le droit à l’IVG dans notre Constitution, c’est garantir que le Sénat aura le dernier mot pour protéger celui-ci, comme il en a en déjà protégé tant d’autres, dans la noble mission qui est la sienne.

Vous l’aurez compris, tout comme la commission, le Gouvernement n’a pas changé d’avis : il est, lui, favorable à l’inscription du droit à l’IVG dans notre Constitution.

J’en viens maintenant au sujet qui est sans doute le plus complexe, comme en témoignent les nombreuses versions et amendements déposés dans les deux chambres : je veux bien sûr parler de l’emplacement et de la rédaction de cette inscription. (M. Philippe Bas acquiesce.)

Je le dis d’emblée, il nous faut faire montre de la plus grande humilité relativement à ces deux questions. Nul ne détient la vérité révélée et les propositions méritent toutes d’être examinées pour les avantages qu’elles contiennent, aussi bien que pour les réserves qu’elles entraînent.

L’emplacement de ce droit au sein de la Constitution n’est pas une question purement symbolique. C’est avant tout une question juridique. Or, je l’ai déjà dit, il ne faut toucher à notre Constitution, selon la formule désormais consacrée, que d’une main tremblante.

La commission des lois ne s’y est d’ailleurs pas trompée, puisqu’elle a relevé qu’une telle disposition devait trouver sa place dans notre Constitution, pour s’y fondre, au risque, sinon, de la fragiliser.

Le choix de cet emplacement sera également la traduction de la portée que le Parlement a voulu lui assigner. Il participera directement à donner tout son sens à la reconnaissance de ce droit.

À cet égard, M. le sénateur Philippe Bas a déposé un amendement ayant pour objet, outre qu’il propose une rédaction alternative, de placer la reconnaissance de ce droit à l’article 34 de la Constitution.

Je l’ai dit, cette proposition, comme les précédentes, mérite un examen attentif.

Sans déflorer les débats que nous aurons dans quelques instants, et malgré le fait, monsieur le sénateur, que, comme à votre habitude, vous ayez pesé chaque mot au trébuchet, la rédaction que vous proposez soulève plusieurs interrogations. Elle renvoie en effet entièrement au législateur le soin de déterminer les conditions dans lesquelles les femmes peuvent recourir à l’interruption volontaire de grossesse.

C’est, très exactement, l’état de notre droit.

Vous le savez, il résulte déjà de l’article 34 de la Constitution qu’il revient au seul législateur de prévoir les garanties, tout comme les limites, du droit à l’avortement.

C’est ce qu’il a fait encore récemment, par la loi du 2 mars 2022 visant à renforcer le droit à l’avortement, ce dont, par ailleurs, je me réjouis.

J’entends votre argument : cet alinéa, en faisant référence à cette liberté qu’il revient à la loi d’organiser, consacrerait implicitement cette liberté au niveau constitutionnel. Le doute subsiste sur la réalité de cet effet.

Je comprends et partage par ailleurs votre souci de laisser une certaine marge de manœuvre au législateur : il est en effet souhaitable que les conditions dans lesquelles le droit à l’avortement s’exerce puissent évoluer avec le temps.

L’Assemblée nationale a, quant à elle, retenu la création d’un nouvel article 66-2. Cet emplacement a été choisi par les députés afin de donner une chance supplémentaire au texte d’être voté par le Sénat, puisque vous aviez rejeté, mesdames, messieurs les sénateurs, quelques semaines plus tôt, la proposition de loi de votre collègue Mélanie Vogel, qui proposait le même emplacement. Le sujet reste donc ouvert sur ce point.

Par ailleurs se pose bien évidemment la question de la rédaction de cette inscription du droit à l’IVG dans la Constitution. Là encore, et à plus forte raison, il nous faut être humbles face à la tâche. Chaque mot doit bien évidemment être réfléchi, pesé, justifié. Et il ne s’agit pas là d’une entreprise très aisée.

Après le refus net du Sénat de constitutionnaliser le droit à la contraception, l’Assemblée nationale a fait un premier pas. Elle a ainsi renoncé, par son vote, à l’inscription du droit à la contraception dans la Constitution, recentrant ainsi la proposition sur la constitutionnalisation de l’IVG.

Pour motiver son refus, la commission des lois a, à son tour, relevé, à bon droit, les risques d’une rédaction inaboutie ou inadaptée.

Les termes retenus d’ " effectivité et d’égal accès " semblent ainsi ouvrir un nouveau débat. Il est vrai, comme je l’ai indiqué devant l’Assemblée nationale, qu’une rédaction inadaptée pourrait conduire à consacrer un accès sans aucune condition à l’interruption volontaire de grossesse, par exemple à des IVG réalisées bien au-delà de la limite légale en vigueur.

Une écriture mal jaugée pourrait également se révéler trop rigide et empêcher une adaptation possible du dispositif actuel, si celle-ci était nécessaire, comme cela a été le cas lors de l’adoption de la loi du 2 mars 2022 visant à renforcer le droit à l’avortement, laquelle a permis l’allongement du délai légal de recours à l’IVG de douze semaines à quatorze semaines.

Vous l’avez compris, la tâche est ardue, mais la volonté est claire.

Le Parlement se mobilise comme jamais auparavant pour consacrer le droit à l’IVG dans la Constitution.

Le Gouvernement est venu, devant chaque assemblée, soutenir les initiatives, d’où qu’elles émanent, en participant aux débats, dans le rôle qui est le sien.

La navette parlementaire fait son œuvre, car je crois comprendre que l’Assemblée nationale a pris acte du premier refus du Sénat et vous présente une version prenant en compte un certain nombre de craintes.

Comme je vous l’ai dit, toutes les craintes ne sont pas levées, car l’œuvre est complexe. Mais l’espoir est permis, l’espoir que le Parlement, avec l’appui du Gouvernement, poursuive ses travaux pour trouver un accord. Il y va du droit des femmes à disposer de leur corps. Cela seul devrait suffire à nous convaincre tous. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER, RDSE et UC. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)


source http://www.senat.fr, le 10 février 2023