Texte intégral
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Notre mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes a été créée près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty et l'actualité récente montre que les questions soulevées à l'époque conservent malheureusement toute leur pertinence. Monsieur le ministre, nous souhaiterions savoir en quoi les annonces que vous avez récemment faites pour la protection des agents publics peuvent concerner également les agents de l'éducation nationale, qui subissent pressions et menaces dans un climat de travail qui n'est pas rassurant.
Pourriez-vous en particulier décrire le travail engagé pour leur assurer une protection fonctionnelle renforcée ?
Je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stanislas Guerini prête serment.
M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques. - Je commencerai par une pensée pour la famille de Dominique Bernard et pour nos agents publics assassinés ou tués cette année dans l'exercice de leurs fonctions : Agnès Lassalle, professeure à Saint-Jean-de-Luz, Ludovic Montuelle, agent de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et Carène Mezino, infirmière dans un hôpital de Reims. Au-delà de ces drames, des dizaines de milliers d'agents publics sont quotidiennement menacés, agressés ou violentés, dans tous les lieux et derrière tous les guichets de service public. J'ai souhaité m'engager de façon transversale. En matière d'attractivité ou d'efficacité de la fonction publique, la première considération due aux agents est de les placer dans une situation qui leur permette d'exercer leur mission. L'enjeu de la protection physique est central et doit nous mobiliser de façon absolue.
L'approche transversale que j'ai souhaité développer dans toutes les administrations doit être déclinée et approfondie de façon sectorielle, notamment dans l'éducation et la santé. Agnès Firmin Le Bodo a missionné des personnalités qualifiées pour travailler à ces questions dans le domaine de la santé. Toutes les administrations, tous les opérateurs - même quand ils sont délégataires de service public, et tous les agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels doivent être concernés.
Avant l'été, le comité de protection des agents publics s'est réuni pour la première fois, rassemblant des administrations mais aussi des opérateurs, tels que Pôle emploi, la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ou La Poste, pour réfléchir aux moyens de mutualiser les initiatives et les approches. En effet, ces acteurs n'échangent pas suffisamment sur ce qu'ils pourraient mettre en commun et ne partagent pas les initiatives intéressantes qu'ils mènent. À titre d'exemple, la CNAF a déployé un outil de recensement en ligne qui permet à chaque agent de signaler une agression de manière immédiate. De la même façon, La Poste a diffusé un guide sur le dépôt de plainte pour accompagner ses agents. Nous faisons face à un enjeu important de partage d'expérience et de mutualisation.
Les drames des derniers mois doivent nous amener à lutter avec d'autant plus de vigueur contre les agressions que ces faits jouent aussi sur le rapport des agents envers les usagers, puisqu'ils créent un sentiment d'agressivité, qui n'est pas bon pour le service public. Notre regard doit être le plus lucide possible et il nous faut qualifier les faits avec humilité.
Nous ne mesurons les phénomènes de violence que de façon parcellaire. Je vous donne quand même quelques chiffres parlants : après remontée, 35 000 agressions de professionnels de santé ont été recensées en 2021 et 12 000 actes d'incivilité en 2022. Nous rencontrons une difficulté à bien mesurer et un halo existe autour de ces chiffres.
Quand on réunit les réseaux et les administrations, tout le monde fait le même constat : l'enjeu concerne non seulement le nombre d'agressions mais aussi leur intensité. J'ai décidé de bannir le terme « incivilité » quand j'évoque ces sujets, car il peut être contre-productif ; les agents publics subissent non pas des incivilités mais des menaces et des agressions. Il y a quelques années, les échanges commençaient par un dialogue un peu irrité, qui se terminait par des menaces. Aujourd'hui, on commence par des menaces et on aboutit parfois à des agressions, à des coups ou pire.
Ces problèmes ont des causes exogènes et les services publics sont les témoins des dérives de notre société. Ainsi, le sujet de la santé mentale était sous-jacent au drame de Saint-Jean-de-Luz, comme le terrorisme et l'islamisme étaient sous-jacents au drame d'Arras. Mais il faut aussi avoir la lucidité de reconnaître la présence de causes endogènes. Parfois, les agents se retrouvent face à des usagers qui doivent accomplir des démarches administratives trop complexes, à qui on ne répond pas au téléphone et qui doivent patienter pendant très longtemps, ce qui peut créer de l'irritation et de l'agressivité. Dans le secteur hospitalier, les agents publics racontent comment ils sont confrontés à des patients qui ont attendu neuf heures aux urgences et deviennent ensuite plus vite agressifs. Le sujet doit être traité avec humilité et il nous faut travailler sur toutes les causes.
En septembre, j'ai présenté le plan de protection des agents publics, qui comporte trois axes et un fil rouge : ne jamais laisser les agents seuls. Jamais seuls pour mieux mesurer les violences et les menaces, ce qui constitue le premier axe. Jamais seuls pour que les administrations puissent mutualiser dans une logique de prévention - et ce deuxième axe se traduira par de la formation, du déploiement de matériels et un accompagnement humain. Enfin, jamais seuls pour mieux protéger dès lors que des faits sont avérés.
Le premier axe correspond à la nécessité de mieux qualifier et mesurer la situation. Toutes les administrations ne mesurent pas les faits de violence et, quand elles le font, elles n'utilisent ni un langage commun ni les mêmes curseurs.
Par ailleurs, il faut pouvoir mesurer de façon continue pour être en mesure d'identifier les signaux faibles, de réagir et d'anticiper en menant des actions de prévention et en renforçant la sécurité.
Nous travaillerons donc en deux temps. D'abord, il s'agit de mettre en place un baromètre commun à l'ensemble des administrations pour mesurer précisément le nombre et la nature des actes de violence subis par les agents publics et suivre leur évolution. Nous nous appuierons sur un dispositif mis en place par les services statistiques du ministère de l'intérieur, déployé auprès de 25 000 agents publics, ce qui représente une base large et ce qui nous permettra d'obtenir une granularité fine dans la majorité des administrations. Nous publierons une première édition de ce baromètre au premier semestre 2024 et assurerons un suivi annuel.
Ensuite, il faut aller plus loin et mettre en place des instruments dans chaque administration pour remonter les faits en continu ; il s'agit de l'une des missions premières du comité de protection des agents publics. Cet outil commun sera complémentaire du baromètre annuel.
Dans le deuxième axe, nous nous attachons à mieux prévenir et à mettre en commun les outils de prévention : formation, matériels, moyens financiers et humains. La formation est essentielle et l'accompagnement des agents dans les actions de prévention et de formation a un impact important sur leur capacité à gérer l'agressivité et à organiser les services pour mieux prévenir les actes de violence.
Nous travaillons donc à mutualiser l'ensemble des offres de formation existantes, y compris chez les opérateurs, dont certains sont très avancés sur ces questions, comme La Poste. J'ai demandé à la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) de mener un travail de mutualisation des offres de formation, ce qu'elle a fait. Le dispositif de formation est prêt. Il sera à la fois en présentiel et en ligne, et nous le testons actuellement auprès d'agents publics. Ces dernières semaines, nous l'avons déployé à Marseille auprès de 40 agents d'administrations diverses et nous en percevons déjà toute l'utilité. Nous allons également tester cette formation en Seine-Saint-Denis dans les prochains jours et nous la mettrons à disposition sur notre plateforme de formation en ligne pour les agents de la fonction publique, Mentor, afin que le dispositif soit complet. Je citerai quelques chapitres de ce module, qui montrent l'approche concrète qui est à l'oeuvre : « connaître ses droits et ses devoirs », « organiser la prévention », « intervenir et soutenir les agents », « signaler, parler, écouter » ou encore « prendre en charge et prévenir la récidive ». Nous travaillons avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l'Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH) pour déployer ces outils.
Le deuxième axe comprend aussi une accélération du déploiement de matériels et de dispositifs de protection tels que les caméras de vidéoprotection et les boutons d'alerte, dont certains se révèlent très efficaces : ils permettent de prévenir les personnes du service quand on appuie une fois, la hiérarchie quand on appuie deux fois et la police ou la gendarmerie quand on appuie trois fois. Nous avons travaillé avec l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), la plateforme d'achat de la fonction publique, pour avoir accès à des marchés prêts à l'emploi. J'ai souhaité allouer des fonds pour accélérer ce déploiement sans rencontrer de blocage à court terme. J'ai d'abord débloqué 1 million d'euros cet été et j'ai annoncé cette semaine une augmentation de ce budget à 3 millions d'euros lors d'une réunion rassemblant l'ensemble des organisations syndicales et des employeurs publics, convoquée pour que nous travaillions ensemble sur ces sujets.
Enfin, des moyens humains doivent être mis à disposition de l'administration. Nos référents accomplissent déjà un travail très utile dans les commissariats de police et les gendarmeries, pour accompagner des administrations, comme c'est le cas dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), pour travailler sur la sécurisation des bâtiments, l'organisation des services ou la situation d'agents qui sont seuls lorsqu'ils doivent se déplacer dans le cadre de leur mission. Nous travaillons à une convention entre le ministère de l'intérieur et le ministère de la transformation et de la fonction publiques, pour systématiser la mise à disposition des référents dans les commissariats et les gendarmeries, afin qu'ils puissent accompagner les administrations qui le souhaitent.
J'en viens au troisième axe du plan : mieux protéger les agents. Nous avons amélioré nos dispositifs, notamment en ce qui concerne la protection fonctionnelle. Cependant, ils comportent encore deux angles morts.
Le premier correspond à la difficulté des agents à aller au bout des dépôts de plainte. Souvent, ils subissent le fait de devoir déposer plainte comme une double peine. En effet, ils vivent une agression sur leur lieu de travail et doivent déposer plainte le lendemain, parfois sur leur temps de repos. Parfois, ils le vivent aussi comme une exposition supplémentaire et ont l'impression de se mettre de nouveau en première ligne.
Cette problématique essentielle comporte deux enjeux. D'abord, il faut déployer un bon accès au droit et généraliser les bonnes pratiques. Ainsi, il est déjà possible pour un agent déposant plainte d'inscrire l'adresse de son administration plutôt que celle de son domicile. Par ailleurs, un blocage demeurait au niveau de la loi, puisque les administrations - à part certaines exceptions très restreintes - n'ont pas la possibilité de porter plainte en lieu et place de leurs agents agressés. Il faut corriger ce dispositif législatif et nous avons travaillé avec la Chancellerie à un article de loi : je le soumettrai dans le cadre de la concertation sur un futur projet de loi sur la fonction publique que je souhaite présenter. Cet article donnera la possibilité aux administrations de porter plainte à la place des agents publics ou des délégataires de service public.
Pour mettre fin au deuxième angle mort, il faut étendre aux ayants droit la protection fonctionnelle à titre conservatoire, que vous aviez adoptée en 2021. En effet, les menaces portent parfois sur les familles des agents publics et la capacité de mobilisation immédiate de la protection fonctionnelle doit pouvoir les concerner.
En la matière, la question du droit, de l'accès au droit et de son effectivité se pose. Il s'agit là de l'une des missions du comité de protection des agents publics. Un travail doit être mené ministère par ministère, versant par versant, pour parfaire notre dispositif d'accès à la protection fonctionnelle. N'ayant pas de statistiques sur le nombre de protections demandées et accordées, j'ai lancé un travail de recensement, lequel doit être mené de façon rapide dans tous les ministères. Gabriel Attal y procède déjà.
Ces axes de travail demandent des efforts fournis dans le temps et doivent mobiliser tous les acteurs, notamment les organisations syndicales et les employeurs. Bien sûr, le travail parlementaire que vous menez est essentiel pour enrichir l'approche et approfondir ces travaux.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour cette présentation du cadre de votre action, monsieur le ministre. Nous aimerions cerner plus spécifiquement les problématiques rencontrées par les personnes travaillant pour l'éducation nationale, dans la diversité de leurs fonctions.
Comment travaillez-vous avec l'éducation nationale pour appréhender les spécificités de ses métiers ? Selon l'objectif que vous avez évoqué, il faut faire en sorte qu'un fonctionnaire ne soit jamais seul. Cependant, par définition, un enseignant se trouve seul dans sa classe ; comment intégrer ces spécificités ? Quelles sont les modalités de dialogue et de travail dans ce domaine ?
Vous avez évoqué les personnels de guichet, c'est-à-dire les agents qui sont en contact avec le public. Les mesures que vous envisagez de prendre pour eux seront-elles transposables au personnel de l'éducation nationale, qui est aussi en contact avec le public ?
Enfin, nous avons beaucoup entendu parler de la protection fonctionnelle depuis le début de nos auditions. Comment peut-on accélérer son déploiement ? Jusqu'où étendre ce dispositif ? Je pense notamment aux contractuels, qui ne sont pas concernés par cette protection alors que, nous le savons, l'éducation nationale y a recours de façon croissante.
Mme Marie-Pierre Monier. - La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République comporte deux articles qui m'intéressent. L'article 9 introduisait comme un délit, puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, le fait d'user de menaces ou de violences à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public. L'article 36 introduisait comme un délit puni des mêmes peines le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Ces deux articles sont à disposition ; ont-ils déjà donné lieu à des condamnations ?
Par ailleurs, l'éducation nationale semble plus que jamais en prise avec les vifs débats et clivages qui traversent notre société sur la laïcité, comme en témoignent la recrudescence des atteintes au principe de laïcité et la forte autocensure des enseignants. Cette lame de fond est-elle également visible dans la fonction publique dans son ensemble ? L'attentat ayant conduit à la mort de Dominique Bernard a enclenché une nouvelle réflexion sur la sécurisation des établissements scolaires ; l'éducation nationale pourrait-elle s'inspirer de bonnes pratiques déjà à l'oeuvre dans d'autres lieux publics ?
Dans le rapport Bilan des mesures éducatives du quinquennat, que j'ai signé avec Max Brisson et Annick Billon, nous avons mis en lumière le sentiment qu'ont les enseignants de ne pas être assez soutenus par l'institution, en cas de remise en cause de leur autorité, et de voir leurs plaintes insuffisamment prises en compte par la police et la justice, comparativement à d'autres personnes dépositaires de l'autorité publique. Dans nos recommandations, nous appelions notamment à l'automaticité de la protection fonctionnelle pour les enseignants, ainsi qu'à la garantie de la même célérité dans le suivi des dépôts de plainte des enseignants que pour d'autres personnes chargées d'une mission de service public.
En matière d'exposition aux agressions et menaces, disposez-vous d'éléments de comparaison entre les enseignants et l'ensemble des agents de la fonction publique ? De la même manière, avez-vous des données comparatives pour le suivi par les institutions en cas d'agressions ou de menaces, ainsi que pour le suivi des plaintes déposées ?
Combien d'agents demandent la protection fonctionnelle chaque année ? Quel est le pourcentage de refus ? Quel est le délai moyen de réponse ? Quels sont les principaux motifs de refus ?
Mme Laurence Garnier. - Je voudrais revenir sur les causes des problèmes qui nous occupent. Vous avez précisé que la question de la radicalisation n'était pas seule responsable et qu'il fallait aussi prendre en compte les problématiques de santé mentale. Après la crise du covid, nous avons beaucoup entendu que nos collégiens, lycéens et étudiants avaient été particulièrement impactés et fragilisés psychologiquement et mentalement ; disposez-vous des chiffres quant à l'évolution de ces problèmes, qui pourraient être à l'origine d'agressions d'agents de l'éducation nationale ? Quelles sont les pistes pour y répondre, compte tenu du manque patent de places dans les services de psychiatrie des hôpitaux ?
M. Stéphane Piednoir. - Pourriez-vous revenir sur l'origine des menaces et des agressions touchant les agents publics ? L'éloignement réel ou supposé des services publics par rapport à la population joue-t-il un rôle prépondérant ? Vous avez mentionné les « dérives de notre société » ; quelles sont-elles ?
J'en viens plus particulièrement à l'éducation nationale. Vous avez évoqué l'offre de formation et le déploiement de matériels de protection mais, en tant qu'ancien enseignant, je ne peux me résoudre à recommander d'enseigner derrière une vitre de protection, un bouton d'alerte à portée de main. La plupart du temps, les enseignants se trouvent seuls face à leurs élèves et seuls devant les parents d'élèves ; comment appréhender cette spécificité ?
Vous avez mentionné la possibilité pour les administrations de déposer plainte en lieu et place de leurs agents ; est-ce envisagé pour les enseignants ? Parfois, ils se retrouvent aussi dramatiquement seuls au sein de leur établissement ; peut-on leur garantir un soutien, quelles que soient les conditions ? Peut-on envisager un droit de retrait plus automatique qu'il ne l'a été dans les cas dramatiques que nous avons en tête ?
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les dérives de la société que vous avez mentionnées touchent le métier d'enseignant, ce qui est triste. Ce métier, qui est l'un des plus beaux, ne fait plus rêver parce qu'on ne peut plus l'exercer de manière apaisée, et ce à peu près partout. Il s'agit d'un problème de fond qu'il nous faut régler.
Vous avez évoqué la mise en place d'un baromètre, mais avez-vous aussi l'intention de dresser une cartographie chiffrée des agressions commises ? Cet exercice me semble essentiel car il existe sans doute, dans notre pays, des endroits dans lesquels on observe plus de violences et de menaces qu'ailleurs. Il faut identifier ces différences pour trouver des solutions, lesquelles ne seront peut-être pas les mêmes partout.
M. Pierre Ouzoulias. - Je voudrais revenir sur la protection fonctionnelle. Selon la pratique actuelle, notamment dans le domaine de l'éducation nationale, l'agent adresse sa demande de protection à son supérieur hiérarchique, qui a le pouvoir discrétionnaire de la lui accorder ou non. Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel nous renverserions la charge de la preuve ? La protection fonctionnelle serait accordée de droit au fonctionnaire qui la demande et, ensuite, son supérieur hiérarchique pourrait la lui retirer en fonction des conditions. Nous renforcerions ainsi le soutien aux fonctionnaires et leur indiquerions que l'État les protège. Par ailleurs, cette inversion permettrait au fonctionnaire de déclencher un recours si la protection ne lui était pas accordée, ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui.
J'ai plusieurs fois essayé de proposer des amendements en la matière mais les parlementaires ne peuvent pas le faire, étant bloqués par l'article 40 de la Constitution. Pourrait-on en discuter dans le cadre des consultations prévues autour des révisions législatives que vous envisagez ?
Enfin, de grandes disparités existent à ce sujet entre les fonctionnaires. Pour les policiers, la protection fonctionnelle est attribuée quasiment d'office. Pour les enseignants, les choses sont plus compliquées.
M. Hussein Bourgi. - La complexification des démarches administratives née d'internet joue sur les relations entre les usagers et les agents publics, et contribue aux violences. À titre d'exemple, entrer en contact avec la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) relève parfois du parcours du combattant. Il arrive aussi que des demandeurs d'emploi reçoivent des convocations du jour pour le lendemain ; n'ayant pas reçu le courrier à temps, ils ne peuvent se rendre à l'entretien et se retrouvent ainsi radiés. Je cherche non pas à excuser les tensions, mais à les expliquer. Il faut humaniser le service public, s'assurer que la possibilité d'un recours existe et ne pas se contenter de lignes téléphoniques, de messages préenregistrés et de sites internet.
J'en viens au sujet de la violence qui s'exprime dans le monde éducatif. Il existe plusieurs types de violences, de nature différente, en fonction des niveaux scolaires. Dans les écoles primaires, si j'en crois les informations qui me parviennent, ces violences s'expriment sur fond de contentieux parentaux : divorces, gardes alternées, procès en cours. Très souvent, les enseignants et les directeurs d'école se retrouvent ainsi à gérer des situations que la justice n'a pas encore tranchées.
Un deuxième type de violences concerne les collèges et les lycées. Avant même les enseignants, les agents des collectivités se retrouvent en première ligne. L'image du proviseur ou du principal accueillant les élèves devant l'entrée du collège ou du lycée ne correspond plus, la plupart du temps, à la réalité ; ces derniers, requis par une surcharge de travail et une complexification de leurs missions, sont désormais davantage dans leurs bureaux qu'à l'accueil des établissements. Or, devant l'entrée de l'établissement, les élèves sont des proies pour un certain nombre de personnes mal intentionnées - dealers, racketteurs et autres chapardeurs ; les seules personnes susceptibles de s'interposer dans ces situations sont les agents du département ou de la région.
Enfin, nous déplorons les cas de radicalisation, avec les conséquences que cela engendre lorsque ce type de violences fait irruption à l'intérieur des établissements scolaires. Cela peut prendre la forme de parents courroucés par un programme scolaire ou une sortie pédagogique. Parfois, ce sont des parents loin de toute radicalisation, qui viennent contester une sanction infligée à leur fils ou leur fille; après avoir obtenu un rendez-vous, ils commettent des violences à l'intérieur de l'établissement scolaire.
Monsieur le ministre, je formule deux voeux : mon premier serait que vous puissiez associer les collectivités territoriales à votre réflexion, afin que les mesures ne bénéficient pas uniquement aux agents de l'éducation nationale ; et mon deuxième serait de faciliter le dépôt de plainte par l'administration. Lorsque ces violences sont commises autour d'une école, les relations souvent privilégiées entre le directeur d'école et la municipalité accélèrent le dépôt de la plainte. Au collège et au lycée, c'est plus compliqué, on demande aux professeurs ou aux agents des collectivités de prendre rendez-vous ; c'est un parcours du combattant pour eux, et un casse-tête pour les établissements qui doivent les remplacer.
M. Alain Marc. - Dans les départements ruraux, les secrétaires de mairie sont souvent confrontés, sinon à des violences physiques, du moins à des actes d'incivilité. Par quels canaux serez-vous informé de ces violences qui ne font pas forcément l'objet de plaintes ? Le baromètre que vous souhaitez mettre en place en 2024 servira-t-il à cela ?
M. Stanislas Guerini, ministre. - Sur un certain nombre d'éléments, les réponses vous seront apportées par le ministre de l'éducation nationale ; mon objectif n'est pas de vous frustrer, mais je préfère ne pas répondre si je ne dispose pas des informations nécessaires. Mon travail, très transversal, consiste à poser un cadre, formuler une doctrine, mutualiser des outils, et ensuite mener un travail en interaction avec mes collègues dans le cadre du comité de protection des agents publics. Nos cabinets, avec le ministre de l'éducation nationale, travaillent ensemble à l'approfondissement des mesures.
L'objectif est de ne pas laisser les agents seuls, c'est un fil rouge et un principe transversal guidant mon action. Il arrive parfois que les professeurs, du fait de l'organisation hiérarchique des établissements, se sentent isolés. Beaucoup d'éléments de mon action peuvent s'appliquer à l'éducation nationale ; je pense, par exemple, à la mise en place de ce baromètre commun à l'ensemble des administrations, qui doit servir à mesurer les niveaux de violences, en distinguant ce qui relève de l'incivilité, de la menace ou de l'agression. Il est important d'avoir des outils de mesure communs. Les enseignants sont des agents publics, avec tous les droits et l'attention que cela implique.
Les dispositifs de formation concernent aussi les enseignants. J'ai précisé devant vous les différents modules des formations ; certains, comme ceux liés à la connaissance des droits et des devoirs, ou encore à la gestion de l'agressivité face à un professeur ou un tiers dans un établissement, peuvent être utiles à la formation des agents de l'éducation nationale ; c'est une façon, en tout cas, de ne pas les laisser seuls.
Concernant la sécurisation des établissements, l'État et les collectivités ont investi 170 millions d'euros depuis 2017. Les trois quarts des collèges et des lycées sont aujourd'hui équipés de systèmes d'alarme. Certaines collectivités ont été plus loin, notamment à Marseille, afin d'équiper les professeurs de systèmes d'alerte portatifs ; est-ce pour autant nécessaire de déployer un tel dispositif dans tous les établissements ? Le ministre de la fonction publique ne veut pas apporter de réponse ; ce travail doit être mené avec le ministère de l'éducation nationale, afin de connaître l'utilité spécifique des dispositifs en fonction des territoires et des établissements.
M. Alain Marc. - Ces dispositifs sont-ils financés par l'État ou les collectivités ?
M. Stanislas Guerini, ministre. - Les collectivités ont la charge des travaux de construction, de rénovation et d'aménagement des bâtiments pour les établissements, et souvent des fonds de l'État les accompagnent. Les 170 millions d'euros correspondent à un investissement commun.
Les dispositifs de protection contribuent également à soutenir les professeurs qui portent plainte. En faisant mieux appliquer les dispositifs de protection fonctionnelle, comme le ministre de l'éducation nationale s'y est engagé, nous aiderons les agents à ne plus se sentir seuls.
Vous m'avez interrogé sur l'élargissement de la protection fonctionnelle. Je ne dispose pas des éléments pour vous répondre sur les suites judiciaires, notamment avec les nouvelles dispositions apportées par la loi de 2021. L'enjeu est de faciliter l'accès aux dispositifs existants. En fonction des ministères ou des administrations de la fonction publique, l'application de cette protection fonctionnelle peut s'avérer trop différenciée. Certains vides juridiques doivent sans doute être comblés ; j'ai notamment évoqué la capacité à porter plainte et la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit. Par ailleurs, le débat sur le fait d'inverser la charge de la preuve ne me semble pas illégitime. Mais ma conviction profonde est qu'il faut d'abord faire appliquer le droit existant. Pour cela, il s'agit de passer des consignes aux administrations, de manière à rendre plus effective cette protection fonctionnelle.
Naturellement, l'éducation nationale a ses complexités propres. Vous aborderez toutes ses actions avec le ministre, notamment celle contre le harcèlement scolaire, dont il a fait une de ses priorités. Sur ces sujets, nous devons avoir une approche équilibrée. Protéger, ce n'est pas non plus couvrir ; la protection des agents ne peut s'effectuer au détriment du droit.
Je ne dispose pas d'éléments chiffrés pour vous répondre, madame la sénatrice, sur les évolutions concernant la santé mentale dans le champ de l'éducation nationale ; vous pourrez interroger mon collègue Gabriel Attal sur ce sujet.
Des causes différentes - certaines exogènes, d'autres endogènes - peuvent expliquer la situation actuelle. Parmi les causes exogènes, j'ai évoqué le fait que nos services publics subissaient les dérives de notre société. Les enjeux de santé mentale, particulièrement après la période de la covid, sont très importants. Le Président de la République a souhaité que l'on dédie un conseil national de la refondation (CNR) à cette question de la santé mentale, de manière à mobiliser la société sur le sujet.
Ces profils de personnes, avec des problèmes de santé mentale, peuvent entraîner des violences sur les agents ; j'ai évoqué le cas dramatique d'Agnès Lassalle, l'enseignante assassinée dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz.
Nous observons également des atteintes en matière de laïcité, qui peuvent entraîner des situations d'agressivité ou de violence. Cette question de la radicalisation, de l'ensauvagement, de la « décivilisation » pour reprendre une expression du Président de la République, se pose également dans le cadre de nos services publics ; il faut donc être en mesure de protéger leurs agents.
Nous n'allons pas non plus mettre un plexiglas devant chaque enseignant ; il s'agit de trouver une solution adaptée, en fonction de chaque situation et de chaque administration. Veillons notamment à ne pas installer de panneaux agressifs pour l'usager, comme cela a pu être le cas dans certains services administratifs. Nous travaillons actuellement avec la DITP, riche en personnels compétents en sciences comportementales, afin de bien ajuster nos messages dans nos formations et dans l'accompagnement des différentes administrations.
Nous pourrions consacrer une audition entière à la question de l'attractivité de la fonction publique. Je mentionnerai trois points.
D'abord, le réinvestissement salarial : l'enveloppe s'élèvera à 6 milliards d'euros effectifs en année pleine, concernant le déploiement des mesures annoncées avant l'été ; celles-ci s'ajoutent aux mesures catégorielles, afin que les professeurs de notre pays soient mieux rémunérés.
Ensuite, l'évolution professionnelle. Il convient de donner davantage de perspectives d'évolution à nos enseignants, en menant un travail sur les parcours et les grilles de carrière.
Enfin, les conditions de travail. J'ai mené, ces derniers mois, une consultation auprès des agents de la fonction publique sur ce point : nous avons reçu 110 000 réponses -jamais autant de fonctionnaires n'avaient répondu à une telle consultation. Nous les avons interrogés sur des sujets concrets : la santé au travail, l'égalité entre les femmes et les hommes, la simplification de leurs tâches au quotidien, les enjeux de management ou de logement. La seule réponse que nous puissions apporter est de donner les moyens à nos fonctionnaires de réaliser leurs missions.
Vous m'interrogez sur l'opportunité de disposer d'une cartographie pour le baromètre ; c'est précisément ce que je souhaite faire. Avec l'appui du service statistique du ministère de l'intérieur, 25 000 agents publics seront concernés à l'échelle nationale. Les chiffres qui remonteront de ce baromètre seront rendus publics, avec une cartographie précise selon les différents territoires et les différentes administrations qui subissent des agressions ou des menaces.
Je souhaite que l'on ne s'arrête pas non plus à cette photographie annuelle et que chaque administration dispose d'un outil de mesure. Nous avons besoin de repérer les signaux faibles, en identifiant le guichet ou l'établissement scolaire qui a subi des menaces. Il existe déjà un Observatoire national des violences en milieu de santé ; c'est lui qui a recensé en 2021 les 25 000 agressions que j'évoquais tout à l'heure.
On doit s'appuyer sur les outils existants et les élargir, afin de disposer d'un outil de mesure quotidien, commun à l'ensemble des administrations, permettant de faire remonter tous les chiffres à la hiérarchie, y compris ceux impliquant nos secrétaires de mairie. Dans ma démarche, je souhaite associer les collectivités territoriales, à savoir l'ensemble des employeurs territoriaux, l'ensemble des centres de gestion représentés par la Fédération nationale des centres de gestion (FNCDG) et le CNFPT. Ces outils ne doivent pas être pensés au niveau de l'État et déclinés ensuite, comme cela a pu arriver pour la fonction publique territoriale ou la fonction publique hospitalière ; j'ai donc proposé un travail collégial, impliquant l'ensemble de la fonction publique territoriale.
L'inversion de la charge de la preuve pour l'obtention de la protection fonctionnelle n'est pas, à mes yeux, un sujet tabou. Mais, encore une fois, il s'agit d'abord de favoriser l'accès à la protection fonctionnelle. Un rapport a été remis au ministre de l'intérieur sur ce sujet. Je souhaite approfondir le travail avec l'ensemble de mes collègues du Gouvernement, afin d'apporter des réponses pour l'ensemble des fonctionnaires.
M. Laurent Lafon, président de la commission culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, nous avons bien compris votre cadre transversal. Nous allons approfondir le sujet avec le ministre de l'éducation nationale, afin de comprendre comment tout cela se traduira, plus spécifiquement, dans son ministère. Nous avons également noté un projet de loi sur la protection fonctionnelle : à quelle période l'envisagez-vous ?
M. Stanislas Guerini, ministre. - D'ici à la fin de l'année, un travail de concertation va être conduit dans la perspective d'un projet de loi pour la fonction publique, travail qui devrait voir le jour en 2024. Dans ce cadre, nous pourrions envisager un chapitre lié à la protection des agents. Assez vite, je soumettrai à la concertation les articles sur la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit et sur la capacité pour l'administration à porter plainte pour le compte de son agent.
Source https://www.senat.fr, le 12 décembre 2023