Texte intégral
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi M. Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Monsieur le ministre, nous avons déjà eu l'occasion d'échanger avec vous au cours des derniers mois, lors du débat budgétaire de janvier, puis, il y a deux semaines, dans le cadre d'une audition commune avec la commission des affaires sociales sur les études de santé.
Nous ne vous avions cependant pas encore accueilli au sein de notre commission pour prendre connaissance de votre feuille de route générale sur l'enseignement supérieur et la recherche. Nous sommes donc très heureux de pouvoir le faire aujourd'hui.
Au-delà de ces perspectives générales, cette audition est également motivée par l'actualité particulièrement intense que connaît aujourd'hui votre secteur de compétence.
Sur l'enseignement supérieur privé tout d'abord, les pratiques du groupe Galileo Global Education ont récemment été dénoncées dans un ouvrage de la documentariste Claire Marchal, déclenchant une inspection interministérielle des établissements privés lucratifs. Notre rapporteur Stéphane Piednoir se penche régulièrement sur le sujet dans ses rapports budgétaires.
L'actualité de la recherche, ensuite, est marquée par les conséquences des attaques menées contre ce domaine par l'administration Trump, mais aussi par votre annonce de l'activation prochaine de la clause de revoyure de la loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur (LPR), avec trois chantiers prioritaires : l'attractivité en matière de ressources humaines, les modes de financement de la recherche et la recherche partenariale entre le public et le privé.
Cette audition promettant d'être riche, je vous propose de l'organiser en plusieurs séquences, afin de favoriser la clarté de nos échanges.
Après vous avoir donné la parole pendant quelques minutes, pour vous permettre de nous présenter les grands axes de votre action à la tête de votre ministère, nous vous interrogerons successivement sur l'enseignement supérieur privé lucratif et sur les conséquences de la nouvelle donne politique américaine sur le secteur de la recherche. Nous terminerons par une dernière séquence portant sur les différents sujets que nous n'aurions pas encore abordés.
M. Philippe Baptiste, ministre auprès de la ministre d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Mesdames, messieurs les sénateurs, cette audition, bien qu'elle soit introductive, intervient après nos échanges relatifs au budget, à l'accès aux études de santé ou encore à la proposition de loi relative à la lutte contre l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur. C'est dans cet esprit de collaboration que je souhaite inscrire mon intervention.
Notre société est exposée aujourd'hui à des tensions et à des divisions que vous connaissez suffisamment bien.
L'avenir paraît susceptible de basculer d'un jour à l'autre, au gré de déclarations, ou d'actions, intempestives venues des confins de l'Europe ou d'outre-Atlantique. La situation américaine, qui me préoccupe particulièrement, représente un défi inédit pour la France et pour notre continent.
Le numérique, qui nous a donné des outils formidables, semble parfois se retourner contre nous en raison de la déstabilisation sociale liée à une utilisation délétère des réseaux sociaux, qui véhiculent leurs cohortes de fake news.
Des menaces, liées aux transformations de notre environnement que nous maîtrisons mal, pèsent aussi sur notre futur.
Dans ce contexte, l'enseignement supérieur et la recherche sont les lieux où se dessine notre chemin entre ces différents écueils.
À travers l'enseignement supérieur, nous formons les jeunes appelés à prendre en charge le pays, les cadres et les responsables économiques, politiques et sociaux de demain.
À travers la recherche, nous explorons la multiplicité des possibles, du numérique aux sciences du climat, de la géopolitique au spatial, sans avoir peur de la complexité ou de la difficulté.
Assumer la charge de l'enseignement supérieur et de la recherche, c'est regarder chaque jour résolument vers notre avenir. Permettez-moi, à ce titre, de citer Raymond Aron : "L'histoire est libre, parce qu'elle n'est pas écrite d'avance, ni déterminée comme une nature ou une fatalité, imprévisible, comme l'homme pour lui-même."
Plutôt que de m'attarder sur la situation actuelle de l'enseignement supérieur et de la recherche en France, je m'attacherai à vous décrire l'horizon que je me suis fixé.
Ma feuille de route traduit ma conviction selon laquelle l'enseignement supérieur et la recherche sont des clés pour notre avenir et notre souveraineté. C'est ainsi que nous apprendrons à ne pas dépendre d'autrui pour nos intérêts stratégiques à l'avenir.
Souveraineté et jeunesse sont ainsi les deux mots-clés que j'ai fixés pour l'horizon de l'enseignement supérieur et de la recherche dans les prochaines années. Dans nos universités et nos laboratoires, pendant longtemps, la question de la souveraineté est restée absente. Pourtant, nous la revendiquons aujourd'hui avec force, sans que cela ne suscite, d'ailleurs, la moindre réaction négative.
Ces deux mots-clés ont vocation à s'inscrire également dans nos territoires, sans lesquels rien de durable n'est vraiment possible.
Pour construire notre avenir, nous devons nous donner les moyens de l'anticiper. Nous encourageons donc les sept nouvelles agences de programmes, positionnées sur les sujets majeurs de transformation de nos sociétés - l'énergie, le climat, le numérique, la microélectronique, le spatial, la santé et l'agriculture -, à jouer pleinement leur rôle.
Ces agences interviennent tout d'abord en matière de programmation de la recherche, que nous souhaitons à la fois libre et inscrite dans une démarche bottom-up. Ensuite, elles défendent des orientations nationales et européennes. Cette feuille de route reste à écrire, et elle doit s'articuler avec le monde de l'entreprise et de l'innovation. Il s'agit donc de faire converger la recherche académique traditionnelle et de grands enjeux verticaux assumés.
Ces priorités stratégiques dans les sciences dures, comme dans les sciences humaines et sociales, sont essentielles. Nous devons assumer des choix, afin d'éviter le saupoudrage de moyens et d'agir de façon efficace pour la recherche.
Défendre l'enseignement supérieur et la recherche, c'est aussi défendre des valeurs.
Nous ne pouvons pas transiger avec les libertés académiques ni accepter que des discours haineux empêchent ou restreignent la liberté académique. Celle-ci, bien que bornée par la loi, qui interdit les actes de violence, les actes racistes et antisémites ou encore les violences sexistes et sexuelles, reste essentielle. Il est important que tous les sujets puissent être abordés au sein des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, dans un environnement où la contradiction doit pouvoir être assumée.
Le conflit israélo-palestinien, par exemple, doit pouvoir être abordé dans les établissements d'enseignement supérieur ; j'en suis profondément convaincu. Mais le dialogue est indispensable : il faut laisser s'affronter des points de vue contraires, à rebours des discours manichéens qui émergent ici ou là.
Sur ce dernier point, je salue la proposition de loi de Pierre-Antoine Levi et de Bernard Fialaire, adoptée à l'unanimité par le Sénat en février dernier et qui sera examinée le 6 mai prochain à l'Assemblée nationale. Son dispositif-clé est de permettre de déporter les commissions disciplinaires, à la demande du président de l'établissement, pour qu'elles se tiennent sous l'autorité du recteur de région académique, dans des conditions plus sereines. C'est un excellent texte.
La défense des valeurs passe aussi par un effort spécifique en faveur des femmes, encore trop peu nombreuses à s'engager dans les filières sélectives, en particulier dans les sciences dures et les formations d'ingénieurs.
L'enseignement supérieur et la recherche doivent avoir les moyens de remplir leurs missions. La loi de programmation de la recherche en est le principal véhicule. Depuis 2020, elle a permis d'injecter plus de 6 milliards d'euros dans le système. Cet investissement significatif a permis d'augmenter de manière significative la rémunération des enseignants-chercheurs, en particulier des jeunes, d'empêcher le recrutement de jeunes chercheurs en dessous de deux Smic, de créer des régimes indemnitaires, auparavant quasiment inexistants dans l'enseignement supérieur, de créer un certain nombre de chaires de professeur junior ou encore de développer des équipements.
Votre commission a mené un travail d'évaluation de qualité sur la mise en oeuvre de la loi de programmation de la recherche, sous l'impulsion des rapporteurs Laure Darcos et Stéphane Piednoir. Cette loi prévoyait une clause de revoyure que j'ai souhaité activer, car il est nécessaire de redonner une trajectoire claire à l'enseignement supérieur et à la recherche.
Il faut d'abord réaffirmer cette trajectoire très ambitieuse pour les finances publiques, puisqu'elle prévoit des marches de 500 millions d'euros pour les cinq prochaines années. Ensuite, nous devons rediscuter du contenu et des priorités de cette loi, dans un environnement international qui a radicalement changé.
Il nous faut également continuer à progresser en matière d'attractivité.
Nous devons simplifier le système de financement de la recherche. Mettons fin, notamment, au recours systématique aux appels d'offres dans le monde de la recherche. Certes, la recherche doit se faire par des appels d'offres de l'Agence nationale de la recherche (ANR) et du Conseil européen de la recherche (ERC, pour European research council). Mais dans le même temps, il faut que les organismes, voire les universités, assument leur programmation en faisant des choix, quitte à se tromper. Les crédits qui leur sont octroyés ne doivent pas être saupoudrés au gré d'appels d'offres qui sont, comme on le sait, arbitrés au prorata du nombre de publications…
Mon ministère est celui de toute la recherche, publique comme privée. Je veux accompagner la croissance de l'investissement privé. Nous accusons un certain retard sur les objectifs de dépense intérieure de recherche et développement des administrations (Dirda), comme l'ensemble de l'industrie. Il faut donc interroger les dispositifs existants qui n'atteignent par leur cible, y compris le crédit d'impôt recherche (CIR).
Mon ambition n'est ni d'en réduire le montant ni d'adopter une attitude dogmatique sur cet impôt, qui présente des vertus. Néanmoins, certains des dispositifs qui le composent pourraient être adaptés pour mieux encourager la recherche partenariale et la passation de contrats entre établissements privés et publics.
Enfin, j'ai fait de la relation au territoire le cœur de mon action. Dès mon arrivée, j'ai reçu des représentants des élus locaux.
Les besoins des territoires doivent être la boussole qui nous guide dans la définition des cartes de formation, pour donner de réelles perspectives d'études et d'emplois aux jeunes : la continuité territoriale entre le bac-3 et le bac+ 3 est un enjeu essentiel.
L'université doit offrir, partout sur le territoire, des formations dans tous les domaines. Il faut que chaque jeune qui souhaite suivre des études supérieures pour être philosophe ou astrophysicien puisse trouver une réponse à son besoin sur son territoire.
Cependant, la plupart des jeunes ne se projettent pas dans des métiers définis par le monde académique, mais dans des professions très concrètes, qui s'exercent sur leur territoire. Nous devons aussi apporter une réponse à ces envies.
Sans aller jusqu'à parler d'"adéquationnisme", tenons compte des réalités de terrain et des bassins d'emploi des territoires pour organiser la carte de formation du premier cycle. Je souhaite réunir chaque année l'État, les universités et les établissements d'enseignement supérieur ainsi que les régions pour discuter des enjeux budgétaires, et tous les cinq ans pour aborder les orientations stratégiques. Les régions Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca) et Nouvelle-Aquitaine seront les premières à en faire l'expérience cette année.
Ainsi, au lieu de reconduire les budgets des années précédentes ou d'utiliser un modèle mathématique, les financements seront arbitrés au travers d'une discussion au premier euro, en fonction des besoins des uns et des autres. C'est de cette manière que nous parviendrons à une véritable autonomie.
Je ne peux conclure mon propos sans évoquer la propédeutique. Le Premier ministre y est particulièrement attaché. De plus en plus de jeunes arrivent dans les établissements d'enseignement supérieur peu ou mal formés.
Le système actuel permet par exemple aux bacheliers professionnels d'entamer une licence de droit, quand bien même, en pratique, le taux d'échec - 95 % - est massif. Notre système n'a pas été conçu pour cela. Pourtant, des solutions existent. Proposons aux jeunes qui n'ont pas les bases suffisantes une année de sas intermédiaire, qui leur permettra une véritable remise à niveau et leur donnera une chance pour leur entrée dans l'enseignement supérieur.
M. Stéphane Piednoir, rapporteur pour avis des crédits de l'enseignement supérieur. - Après le Pass (parcours accès santé spécifique) et la Las (licence accès santé), c'est donc le sas qui se profile ! Je lui souhaite un meilleur avenir qu'aux deux premiers…
Notre président Laurent Lafon a évoqué, en ouverture de cette audition, l'ouvrage de Claire Marchal sur le groupe Galileo, qui dénonce les graves dérives d'un groupe d'enseignement supérieur privé lucratif, sans pour autant proposer d'analyse plus large de ce secteur.
Le sujet est bien documenté et avait déjà été identifié par le Parlement : la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale y a consacré un rapport paru il y a tout juste un an, le 10 avril 2024, dans lequel les rapporteures Béatrice Descamps et Estelle Folest formulaient vingt-deux recommandations. Notre commission a également travaillé sur le sujet dans le cadre du rapport budgétaire que nous avons publié le 21 novembre dernier, et dont j'étais le rapporteur. En outre, une proposition de loi d'Emmanuel Grégoire, déposée le 18 février, pourrait être prochainement examinée par l'Assemblée nationale. Par ailleurs, Laurent Batsch, ancien président de l'université de Paris-Dauphine, avait déjà publié un rapport d'information assorti de propositions sur le sujet dès 2023.
Depuis au moins un an, nous disposons donc de nombreux éléments d'analyse et de préconisations sur ce sujet qui appelle une régulation forte. C'est un impératif vis-à-vis des étudiants et de leurs familles, qui sont victimes de pratiques commerciales trompeuses et peuvent se retrouver dans des situations dramatiques après un passage dans l'une de ces officines.
Monsieur le ministre, comment entendez-vous vous emparer de ce sujet, au-delà de la mission d'inspection que vous avez diligentée au lendemain de la publication de l'ouvrage de Claire Marchal ?
Plusieurs travaux plaident pour une régulation de l'ouverture des établissements, qui ne fait aujourd'hui l'objet d'aucun contrôle administratif. Selon Laurent Batsch, il serait plus facile d'ouvrir une formation d'enseignement supérieur qu'un salon de coiffure ! Comment s'assurer, en particulier, que les établissements privés qui se multiplient dans certaines zones correspondent à des besoins réels de formation professionnelle au sein de leur territoire d'implantation ?
Il paraît ensuite crucial de réguler le recours aux contrats d'apprentissage et aux primes qui leur sont associées. Ce mécanisme, qui a permis de financer très largement le développement de ces établissements, constitue à mes yeux un gaspillage d'argent public très choquant.
Il me semble par ailleurs que toute ambition de régulation du secteur doit passer par un meilleur encadrement de la location de titres du répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Avez-vous entrepris une réflexion avec le ministère du travail sur ce sujet ?
Enfin, on ne peut évoquer le sujet de l'enseignement supérieur privé sans mentionner le privé "de qualité", qui est représenté par les établissements d'enseignement supérieur privé d'intérêt général (Eespig). Nous alertons le Gouvernement depuis plusieurs années sur la décorrélation du financement public reçu par ces établissements au titre de leur subvention pour charges de service public (SCSP) et le nombre d'étudiants qu'ils accueillent.
Dans le contexte budgétaire que nous connaissons, la solution ne passera sans doute pas par une revalorisation pure et simple de cette subvention. Il me semble cependant que nous disposerions d'une piste avec la remise à plat des financements de l'apprentissage, dont une partie des crédits pourrait être fléchée vers les établissements vertueux. Quelle est votre appréciation sur ce point ?
M. Yan Chantrel. - La paupérisation budgétaire de nos universités profite à l'enseignement supérieur privé lucratif. Avec Pierre Ouzoulias, nous étions hier auprès des enseignants, des doctorants et des étudiants de Paris I-Sorbonne, qui sont en grève depuis quatre semaines. Les enseignants ont dû se mettre au chômage technique, car l'université est totalement asphyxiée.
À force de ne pas compenser entièrement les transferts de charges de l'État, la Sorbonne, comme beaucoup d'autres universités en France, est dans le rouge. Mise sous tutelle, elle s'est vue imposer 13 millions d'euros de coupes budgétaires dans le cadre des 1,5 milliard d'euros de réductions de dépenses au secteur.
Les conséquences sont dramatiques. La bibliothèque n'a même plus de budget pour acheter des livres, tandis que l'école doctorale ne dispose que de 1 050 euros pour finir l'année, ce qui rend impossible l'organisation de colloques, de soutenance de thèses ou de missions sur le terrain. Les enseignants en viennent même à menacer de bloquer Parcoursup pour que vous entendiez enfin leur désarroi !
Le rayonnement de notre pays pâtit de la situation de nos prestigieuses universités, qui n'ont même plus les moyens d'assurer un fonctionnement minimum.
Cet appauvrissement profite à l'enseignement supérieur privé à but lucratif. Le rapporteur a évoqué plusieurs pistes, que nous partageons, visant notamment à renforcer la régulation de l'ouverture de ces établissements. Lors d'une séance de questions d'actualité au Gouvernement, je vous avais demandé des réponses précises sur la mise en place de ces contrôles a priori et des sanctions pour mettre fin à ces pratiques commerciales abusives.
Trouvez-vous normal que la puissance publique, au travers de Bpifrance, soit toujours actionnaire de Galileo ?
Monsieur le ministre, vous engagez-vous à soutenir la proposition de loi de notre collègue député Emmanuel Grégoire, qui vise à mieux encadrer les pratiques commerciales abusives de ces établissements ?
M. Max Brisson. Si vous me le permettez, monsieur le président, je souhaite profiter de cette prise de parole pour faire une remarque sur le déroulement de cette réunion, dont je ne comprends pas l'organisation. Je ne vois pas pourquoi les questions devraient être posées par groupes thématiques prédéterminés, même s'il conviendrait sans doute de travailler sur la façon dont nous organisons les auditions de ministres.
Je poserai donc ma question lorsque je le souhaiterai, dans le désordre le plus absolu, car je n'ai pas l'habitude de me plier à une discipline qui m'est totalement étrangère.
M. Philippe Baptiste, ministre. - L'ouvrage de Claire Marchal sur le groupe Galileo n'est pas une enquête de police judiciaire ; il s'agit seulement d'un travail journalistique. En ce qui me concerne, je ne souhaite pas m'attarder sur le fait de savoir si ces allégations sont vraies ou fausses.
Au-delà de cette affaire, nous avons eu des remontées d'informations sur des pratiques de stretching en matière de RNCP, consistant à déléguer l'accréditation à des formations connexes. Nous avons également eu vent de frais immobiliers ou de marketing extrêmement élevés. Du reste, il arrive que certaines structures délivrent un diplôme en carton aux mauvais étudiants et un véritable diplôme aux meilleurs d'entre eux, simplement pour avoir de bonnes statistiques et ainsi obtenir l'accréditation RNCP.
Il ne semble pas que ces pratiques soient majoritaires dans l'enseignement supérieur privé lucratif. Le développement très rapide de ce secteur a répondu aux besoins non seulement des entreprises, mais aussi des jeunes et des familles.
L'enseignement supérieur public n'a pas su apporter de réponse de façon aussi rapide, ce qui nous conduit à nous interroger sur ses pratiques. Les formations publiques devraient avoir la même agilité que les formations privées, qui ont des bons taux d'insertion professionnelle.
Vous l'aurez compris, nous ne pouvons pas continuer à nous abriter derrière la critique et la dénonciation, nous devons aussi répondre aux besoins. Néanmoins, nous devons veiller à la qualité des formations. Le contrôle opéré en la matière est assez nouveau pour le ministère. Il doit être efficace et systématique, compte tenu du nombre de formations qui se sont développées de manière parfois anarchique et très rapide, grâce aux aides à l'apprentissage.
Dans cette perspective, nous devrons nous débarrasser des quelques moutons noirs dont les dérives sont avérées.
En matière de régulation, le ministère du travail oeuvre au développement du label Qualiopi, essentiellement construit sur la base des taux d'insertion professionnelle. En recourant à un label unique, nous souhaitons garantir à la fois l'insertion professionnelle et la qualité des formations. Ainsi, il devrait nous permettre d'éliminer de manière simple et rapide l'ensemble des formations problématiques que j'ai évoquées tout à l'heure.
Précisément, les établissements, via la plateforme Parcoursup, s'engagent à signer une charte qui permet d'évincer les formations indésirables. Cette plateforme accueille la très grande majorité des formations d'enseignement supérieur, privé comme public. Celles-ci ne sont pas toutes exceptionnelles, bien entendu, mais la plupart d'entre elles sont d'une grande qualité.
J'en viens à la question des coupes budgétaires. La baisse de crédits d'un montant de 1,5 milliard d'euros qui a été engagée ne porte pas sur le ministère ; elle correspond à l'évolution de toute la mission interministérielle "Recherche et enseignement supérieur" (Mires), qui porte aussi des crédits consacrés à l'armement ou encore au démantèlement desinstallations nucléaires du commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Les trois programmes de la Mires dont le ministère est partie prenante ne souffrent d'aucune réduction de crédits, bien au contraire. Le budget des universités augmente de 300 millions d'euros en 2025 par rapport à l'année précédente.
Le budget complet du ministère s'élève à près de 27 milliards d'euros annuels. Je pense que cela révèle un effort très significatif de la part de l'État. En outre, la LPR accorde 6 milliards d'euros supplémentaires à l'enseignement supérieur et à la recherche, ce qui permet de revaloriser le salaire des enseignants-chercheurs de 600 euros par mois. Évitons donc d'entretenir un discours misérabiliste.
Pour autant, nous devons aider les universités déficitaires à redresser leurs comptes. Beaucoup d'argent a été alloué aux établissements non pas directement sous la forme de subventions pour charges de service public (SCSP), mais au travers de contrats, ce qui a parfois créé des tensions. Ces sommes sont souvent tombées dans les fonds de roulement : ce n'est pas de l'argent perdu, mais il doit être décaissé au fur et à mesure, dans un cadre pluriannuel.
Nous devons porter un regard positif sur nos établissements universitaires. Pour s'en convaincre, il suffit d'aller visiter nos grands équipements de recherche et nos nombreux laboratoires de pointe. Certains de nos établissements d'enseignement supérieur dispensent des formations d'une grande qualité et figurent ainsi dans le classement de Shanghai.
Par ailleurs, nous suivons de près la situation de l'université Paris I. Sachez que le rectorat de Paris assure le contrôle budgétaire de l'établissement et s'attache à définir une trajectoire soutenable qui permet, tout en préservant la campagne d'emplois, de combler un déficit initial de 23 millions d'euros.
Au demeurant, Bpifrance est bien actionnaire de Galileo. Il faudra lui demander, en temps et en heure, d'éclaircir ses relations avec ce groupe. Celui-ci dispense des formations de grande qualité, mais les allégations de Claire Marchal nous interpellent. Il est nécessaire de prendre du recul et de mener un débat contradictoire sur la question, avant de nous emballer.
M. Laurent Lafon, président. - Nous en venons à notre deuxième série de questions sur les liens entre la situation internationale et la recherche. Je poserai les premières questions au nom de notre collègue Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure pour avis des crédits de la recherche.
Monsieur le ministre, vous avez appelé à développer l'autonomie stratégique en matière de recherche, tant en France qu'en Europe.
Vous avez évoqué l'hébergement des données de recherche à l'échelle européenne, les États-Unis ayant historiquement joué un rôle de plateforme internationale dans ce domaine. Comment l'Europe peut-elle venir en aide aux chercheurs américains dont les données scientifiques sont censurées ? Au-delà de cette première urgence, quelles pistes envisagez-vous pour développer une autonomie européenne pour l'hébergement des données scientifiques ?
Vous estimez aussi que l'Europe constitue le bon échelon pour établir un plan d'accueil des chercheurs installés aux États-Unis, américains ou non, qui se trouvent aujourd'hui empêchés de travailler. Où en est la discussion avec vos homologues européens et la Commission européenne sur ce sujet ? Quelle forme ce programme européen d'accueil pourrait-il prendre ?
Au début du mois de mars, vous avez demandé aux organismes nationaux de recherche, aux universités et aux grandes écoles de vous adresser des propositions d'accueil pour les chercheurs menacés. Avez-vous eu un retour de la part des personnes interrogées ? Combien de chercheurs sont-ils concernés et selon quelles modalités pourraient-ils être accueillis ?
Enfin, nous savons qu'un chercheur français envoyé en mission par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a été interdit d'entrée sur le territoire américain, après avoir exprimé son opinion sur la politique de recherche conduite par les États-Unis. Cette atteinte manifeste à la liberté d'expression et à la liberté de la recherche ne peut rester sans réponse, surtout qu'elle risque de se répéter. Quels sont les leviers de réaction dont vous disposez ?
M. Pierre Ouzoulias. - Il faut que nous prenions conscience du renversement de valeurs qui est en train de se produire. Notez que le président de l'université d'Aix-Marseille reçoit dix candidatures de chercheurs américains par heure. Pourtant, son établissement est au centième rang du classement de Shanghai, bien moins classé que les universités dont ces chercheurs sont issus.
Un changement radical est en train de s'opérer et durera plus longtemps que le mandat de Donald Trump. Le classement de Shanghai ne tient pas compte d'un élément fondamental, la liberté académique, car il est établi par le parti communiste chinois - c'est un élu du groupe CRCE-K qui vous le dit ! La liberté académique n'a aucune valeur aux yeux de la Chine ; ce qui compte, c'est l'attractivité.
Or, précisément, l'attractivité de nos universités va perdurer. Le modèle français, qu'on disait ancien et primitif, sert aujourd'hui de référence, car il offre aux chercheurs une liberté dont ils ne jouissent plus dans de nombreux pays du monde. Ce modèle doit être une fierté absolue pour la France, d'autant que, en 1215, nous avons décidé que la Sorbonne serait indépendante du pouvoir politique. Aujourd'hui, nous envoyons un message universaliste et humaniste à la planète entière. Il nous reste cependant à organiser la venue des chercheurs sur notre territoire.
Du reste, je retiens de votre discours et des propos du président Lafon l'idée selon laquelle l'université française est un service public qui garantit la liberté académique, en plus d'être un outil prodigieux d'aménagement du territoire.
M. Adel Ziane. - Dans la continuité des propos de mon collègue Ouzoulias, je souhaite vous interroger sur l'infléchissement de la liberté académique aux États-Unis et ses impacts concrets en France à moyen terme. La liberté académique garantit l'indépendance de la recherche et de l'enseignement ; elle constitue un rempart contre les discours idéologiques, démagogiques, et objective les politiques publiques. Malheureusement, elle est aujourd'hui en danger, comme le révèle l'Academic Freedom Index (AFI).
En 2006, dans le monde, un citoyen sur deux vivait dans une zone de liberté académique, contre un sur trois en 2023. Ce recul s'est accéléré mécaniquement avec la montée des autoritarismes en Argentine, en Hongrie et désormais aux États-Unis. L'administration Trump discrédite les chercheurs, sans parler des coupes budgétaires massives et des censures de certains mots ou concepts jugés trop progressistes, comme l'égalité femmes-hommes.
J'espère que la France est encore à l'abri de ces dérives autoritaires, même si elle n'en est pas moins fragilisée. Aujourd'hui, nos universités connaissent d'importantes difficultés financières. En outre, les entreprises leur imposent désormais leur vision.
Je ne veux pas remettre en cause la recherche de financements via les partenariats public-privé, comme ceux qui lient TotalEnergies à l'École Polytechnique et L'Oréal et BNP Paribas à l'université Paris Dauphine.
Je tiens néanmoins à vous alerter sur certains points, monsieur le ministre. Notamment, un contrat conclu entre l'École des Mines et le groupe TotalEnergies incluait une clause de non-dénigrement, pour un montant de 2 000 euros. Cela n'est pas anecdotique, il s'agit d'une tendance lourde qui menace la liberté académique sous ses trois dimensions : la liberté de recherche, la liberté d'enseignement et la liberté d'expression académique.
Dans ces conditions, peut-on encore parler de liberté académique lorsqu'elle est contrainte par le sous-financement public et soumise aux intérêts privés ? Si l'État demeure le principal financeur des universités, le secteur privé peut, dans des cas de plus en plus nombreux, dicter ses orientations. Dès lors, que reste-t-il du contrôle démocratique de la recherche publique ?
L'ampleur du phénomène est très difficile à mesurer, faute de données officielles sur le poids total des financements privés dans la recherche publique. On alimente ainsi la suspicion et la défiance, d'où la nécessité de combattre les phénomènes d'opacité.
En principe, la loi garantit l'accès aux documents administratifs, mais, en pratique, les universités invoquent très souvent le secret des affaires pour refuser toute transparence sur les contrats qui les lient aux entreprises privées. En cas de recours, les délais de traitement des dossiers - plusieurs mois devant la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) et jusqu'à deux ans devant la justice - dissuadent les tentatives de contestation.
Quelles actions le Gouvernement envisage-t-il de prendre pour remédier à ces problèmes ? Êtes-vous favorable à une modification législative qui imposerait la publicité des contrats entre les universités et les entreprises privées, afin de garantir les libertés académiques ? Les contrats de mécénat en matière culturelle doivent bien être rendus publics pour révéler les contreparties offertes par un établissement culturel. Ainsi, nous pourrions nous en inspirer.
M. Jacques Grosperrin. - La fuite des cerveaux de la France vers l'étranger continue de s'accélérer. Ce matin, nous nous sommes rendus au Paris -Centre de recherche cardiovasculaire (Parcc) de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Certains chercheurs nous ont dit qu'ils avaient hésité à s'installer aux Pays-Bas ou à Singapour, où le système de recherche est plus simple, mais pas aux États-Unis.
De grandes figures scientifiques françaises qui exercent à l'étranger ont récemment reçu le prix Nobel. Il en est ainsi de Pierre Agostini et d'Anne L'Huillier.
Le phénomène de fuite des cerveaux peut affaiblir la France à l'échelle internationale. Néanmoins, vu le contexte géopolitique actuel et la pression qu'exercent les États-Unis sur les libertés académiques, certains talents français pourraient être tentés de revenir en France.
Ainsi, il serait temps d'envoyer un signal fort, monsieur le ministre : l'État doit prendre un engagement clair en faveur de l'excellence académique, de la recherche appliquée et de la formation des futures élites scientifiques. Comment comptez-vous vous y prendre exactement ? La question des moyens est importante, mais elle ne suffira pas à résoudre les difficultés.
Mme Sonia de La Provôté. - En France, la recherche publique est très largement soutenue par l'État et les collectivités locales, notamment les régions. Le problème, c'est que les travaux de recherche fondamentale menés dans ce cadre sont souvent rachetés par des spin-off ou des start-up privées étrangères, en particulier américaines.
Les nouveaux traitements mis au point grâce à la recherche française en matière de santé publique profitent au bien de tous, mais leur rachat se fait au détriment des contributions publiques qui l'ont soutenue.
Il est bon d'accueillir des chercheurs étrangers, mais encore faut-il définir une stratégie et des priorités à l'échelon européen, qui peuvent être ensuite déclinées à l'échelon national, notamment dans le cadre du plan France 2030.
J'y insiste, veillons à ce que les brevets des chercheurs américains installés en France ne soient pas rachetés par les grands fonds financiers américains, qui identifient et suivent de près les innovations. L'objectif est d'empêcher la recherche d'être rapatriée à l'étranger sans aucun retour sur investissement, alors que nous en avons assumé la part la plus difficile.
Selon vous, quelles règles pourrait-on mettre en place dès maintenant pour éviter que ce cercle vicieux ne s'accélère avec la venue de chercheurs étrangers, notamment américains, sur notre territoire ?
M. Bernard Fialaire. - Des jeunes chercheurs s'investissent dans des start-up, car ils savent que leur sacrifice sera probablement récompensé de manière différée par des actions. Or on vient d'augmenter encore les prélèvements sur les plus-values, ce qui réduit leurs perspectives de bénéfice. On les encourage ainsi à quitter la France pour travailler dans des entreprises situées à l'étranger qui leur verseront des salaires nettement supérieurs.
M. Philippe Baptiste, ministre. - Malheureusement, je partage intégralement les propos du sénateur Ouzoulias. Nous sommes aujourd'hui dans une situation que personne n'aurait imaginée voilà quelques années encore. Des pans entiers de la recherche sont menacés par l'administration Trump et de nombreuses agences sont réduites à la portion congrue. Je pense notamment à la National Oceanic and Atmospheric Administration (Noaa), qui constituait pourtant une référence absolue en matière de climat, d'environnement et de météorologie. Le National Institutes of Health (NIH), qui est l'équivalent américain de l'Inserm, a également subi d'importantes coupes programmatiques.
Au-delà des réductions de budget, les bases de données américaines nourries par la recherche internationale, parfois dans le cadre d'accords juridiques, sont menacées, ce qui inquiète les laboratoires.
L'émotion est très vive face aux politiques conduites par l'administration Trump. D'après un article publié dans la revue Nature, il y a une quinzaine de jours, 75 % des chercheurs résidant aux États-Unis envisagent de quitter le pays. Cela donne une idée de la rupture qui est en train de s'opérer là-bas, ainsi qu'à l'échelle internationale. Rétrospectivement, cette évolution renvoie les Européens à leur naïveté. Il faut dire que cela nous arrangeait de bénéficier des investissements américains dans le cadre de partenariats, notamment dans le domaine spatial. En effet, les Américains y consacrent 70 milliards de dollars chaque année, tandis que la France et l'Europe y affectent respectivement 3 milliards et 15 milliards d'euros.
Cela pose la question de notre autonomie stratégique en matière de données et de notre capacité à les stocker nous-mêmes. Les laboratoires s'inquiètent que les données relatives au climat puissent disparaître demain des bases où elles ont été stockées. Face à ce risque, la France et une quinzaine de pays européens, notamment l'Allemagne et l'Espagne, ont adressé un courrier à la commissaire européenne à la recherche.
Nous souhaitions, par ce procédé, appeler son attention sur la capacité des Européens à répondre aux problèmes qui se posent en matière de recherche et à accueillir les chercheurs actuellement installés aux États-Unis. Nous attendons encore des précisions de la Commission européenne sur ce sujet.
À l'échelon national, plusieurs universités ont mis en place des dispositifs d'accueil, notamment l'université d'Aix-Marseille, l'université Paris Sciences et Lettres (PSL) et le campus de Jussieu. Le Gouvernement soutiendra ces établissements dans leur démarche en leur distribuant des enveloppes budgétaires additionnelles.
L'accueil de chercheurs internationaux n'est pas un fait nouveau dans le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche : au CNRS, dans certaines disciplines, plus de la moitié des candidats recrutés ne sont pas originaires de l'Union européenne. La circulation des cerveaux est un phénomène normal, mais, de façon inédite, nous devrons accueillir les chercheurs installés aux États-Unis qui souhaitent exercer dans nos universités.
L'Italie, comme de nombreux autres pays, joue un rôle essentiel dans notre recherche, car, dans un mouvement de fuite des cerveaux, ses chercheurs nous offrent leurs compétences. Aujourd'hui, les pays d'Afrique du Nord nous fournissent énormément d'étudiants et de doctorants sans lesquels les laboratoires, les écoles d'ingénieurs et même certaines écoles de commerce ne feraient pas le plein et se trouveraient presque en situation critique.
Pour l'heure, j'ignore combien de chercheurs pourraient être concernés par le dispositif d'accueil et selon quelles modalités ils pourraient être pris en charge.
Nous constatons que la demande est significative. Ainsi, l'université d'Aix-Marseille et l'université PSL reçoivent des centaines de candidatures de la part de chercheurs américains. Beaucoup de ces candidats sont des postdoctorants installés aux États-Unis depuis peu qui souhaitent revenir en France.
Il conviendrait, à l'instar des pratiques qui ont cours au sein de l'European Research Council (ERC), d'accorder certains avantages aux chercheurs de 35 ans titulaires d'une academic tenure aux États-Unis, c'est-à-dire ceux qui souhaitent obtenir un poste de professeur. En leur offrant un package d'un million d'euros sur trois ans, nous pourrions les encourager à venir exercer en France avec leurs collaborateurs et leurs équipements. Au demeurant, il faudra sans doute faire un effort spécifique, au cas par cas, pour les grands noms de la recherche internationale qui voudront s'installer dans nos universités.
Notez que le dispositif d'accueil sera présenté dans les semaines à venir.
Par ailleurs, la question de la liberté académique est essentielle. Il est vrai qu'elle recule partout dans le monde, sauf en France et dans la très grande majorité des pays européens. Elle fait véritablement partie de notre culture ; à cet égard, le sénateur Ouzoulias a rappelé le principe d'indépendance de l'université de Paris, proclamé en 1215.
Il faut absolument préserver cette liberté : il y va de l'autonomie des chercheurs. Elle est, certes, menacée, mais les relations économiques entre les entreprises privées et les universités ne sont pas suffisantes pour justifier les craintes exprimées. Il faudrait, au contraire, que ces relations soient plus fortes. Nous devons toutefois faire preuve de vigilance et encadrer les partenariats.
Aujourd'hui, ce sont les extrémismes de tous bords qui menacent les libertés académiques. Ils ne rêvent que d'une seule chose : s'étriper au sein même de l'université. Cela donne une image déplorable du monde académique et de l'enseignement supérieur en général.
Les tensions sont essentiellement focalisées sur le conflit israélo-palestinien. On peut toujours évoquer cette question, pourvu que les uns et les autres soient respectés et qu'on ne fasse pas usage de la violence. Les échanges doivent avoir lieu dans le cadre d'un débat ouvert et contradictoire, qui s'appuie sur un certain nombre de principes élémentaires. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui : les violences et les provocations se succèdent, ce qui nous inquiète grandement.
Je partage ce qui a été dit sur la complexité de notre organisation : plusieurs universités sur un même territoire, des structures très variées, etc. Elle est, certes, le fruit de l'histoire, mais nous devons simplifier les choses. Par exemple, les appels d'offres constituent aujourd'hui une véritable plaie pour les chercheurs et nous devons nous attaquer à ce problème. De même, les établissements devraient se concentrer sur autre chose que la lutte pour gérer des contrats de recherche.
Pour autant, je ne promets pas le grand soir, car cela a déjà été fait, et le grand soir ne s'est pas concrétisé…
M. Pierre Ouzoulias. - Effectivement, nous n'y croyons plus non plus !
M. Philippe Baptiste, ministre. - Je serai donc prudent, en ne promettant que des simplifications raisonnables.
En ce qui concerne l'innovation, les choses ont beaucoup progressé en quinze ans. Nous sommes devenus plutôt performants pour accompagner le démarrage de start-up, mais il existe un trou de financement pour la suite, au niveau tant français qu'européen d'ailleurs, si bien qu'elles se font parfois racheter. Ce sujet relève d'abord de la compétence du ministère de l'économie, mais nous nous y intéressons évidemment : on ne peut pas investir sur l'amont, puis laisser les start-up partir. Des acteurs européens commencent à répondre aux besoins de financement de telles start-up, mais nous sommes encore en retard.
Mme Catherine Belrhiti. - Le numérique joue un rôle croissant dans l'enseignement supérieur. Quelles sont les politiques mises en place pour accompagner les établissements dans leur transition numérique ? Comment garantir l'égalité d'accès aux technologies pour tous les étudiants ?
Comment améliorer la reconnaissance internationale des diplômes français et favoriser les échanges académiques avec d'autres pays ? Quelles actions le Gouvernement met-il en place pour encourager la mobilité étudiante et renforcer les partenariats avec des universités étrangères ?
Quelles actions sont mises en place pour renforcer l'égalité des chances dans l'accès à l'enseignement supérieur, notamment pour les étudiants issus de milieux modestes ? Il existe un blocage en termes de mobilité et de moyens, mais ces jeunes ont souvent l'impression - un a priori - que faire des études supérieures n'est pas pour eux. Pour changer cela, ne faudrait-il pas favoriser le développement d'établissements d'enseignement supérieur dans des villes moyennes ?
Mme Karine Daniel. - Le taux d'accès à l'enseignement supérieur est notamment lié à la présence d'établissements proches. Or les moyens des universités se dégradent, ce qui rend difficile le déploiement des sites secondaires. Les universités sous contraintes budgétaires peuvent être amenées à se désinvestir de ces sites pour renforcer les sites principaux. Pourtant, ces sites sont souvent le seul lieu d'enseignement supérieur public dans le département ou sur le territoire. Les décisions doivent être prises en considération d'une stratégie réfléchie plus que pour des raisons de restriction budgétaire.
Mme Béatrice Gosselin. - Vous avez évoqué le risque de perte de données numériques, notamment sur le climat. Est-ce que nous avons sur le sol européen la capacité de conserver ces données, qui sont essentielles pour la recherche ?
Mme Monique de Marco. - Un rapport de l'Igas a montré que les jeunes issus de la ruralité rencontrent des difficultés dans leur parcours universitaire. Vous avez évoqué une contractualisation et une expérimentation en Paca et en Nouvelle-Aquitaine, mais il y a d'abord un problème de ressources financières. Les responsables de l'université Bordeaux-Montaigne m'ont notamment alertée sur leurs difficultés à assurer le maintien de sites secondaires. Comment mieux accompagner les établissements en la matière ?
M. Pierre Ouzoulias. - Laure Darcos, Agnès Evren et moi-même menons une mission d'information, au nom de la commission, sur l'intelligence artificielle et la création. Nos premières auditions ont révélé que le moissonnage des données par les géants du numérique était titanesque - il dépasse l'entendement ! Dans ce contexte, la politique de la science ouverte ne constitue-t-elle pas un cheval de Troie pour les Gafam ? Ne faudrait-il pas réfléchir à une réorientation de cette politique ?
Par ailleurs, l'article 53 du règlement européen du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle garantit aux chercheurs une forme de droit de retrait pour leurs données. Est-ce que cette disposition fonctionne ? Je rappelle qu'une grande majorité de la recherche est financée par de l'argent public. Il ne faudrait pas que le contribuable paye deux fois : une fois avec ses impôts, une fois en payant un service rendu par un Gafam à partir des données ouvertes de recherche.
Je crois que nous devons sortir de l'angélisme sur ces sujets. Le contexte a évolué depuis qu'a été mise en place la politique de science ouverte.
Mme Marie-Pierre Monier. - Je voudrais d'abord vous apporter un témoignage : j'étais aux États-Unis il y a quelques semaines et des chercheurs m'expliquaient qu'ils revoyaient tous leurs programmes de recherche pour en enlever les mots qui ont été cités tout à l'heure par Adel Ziane. C'était très violent !
La délégation aux droits des femmes du Sénat a lancé une mission sur la place des femmes dans la science. Il apparaît clairement que les femmes y sont aujourd'hui peu présentes de manière générale. Cette question concerne d'abord le ministère de l'éducation nationale, parce que l'appétence pour les sciences, en particulier pour les mathématiques, doit être suscitée dès les premier et second degrés. Mais votre ministère doit également prendre sa part.
Je terminerai par un point complètement différent. Je veux vous alerter sur la maladie de Charcot. La recherche avance peu, alors que le nombre de personnes touchées est de plus en plus important. Comptez-vous en faire une priorité ?
M. Laurent Lafon, président. - Est-ce que le Parlement sera associé d'une manière ou d'une autre à la mise en oeuvre de la clause de revoyure prévue par la loi de programmation de la recherche ?
M. Philippe Baptiste, ministre. - Je n'ai pas d'information particulière sur la maladie de Charcot, mais je vous ferai parvenir des chiffres précis.
Pour autant, je veux vous répondre de manière générale. Il est vrai que la recherche médicale est largement financée par mon ministère et je peux comprendre la tentation du Parlement ou d'autres acteurs d'essayer de la focaliser sur tel ou tel sujet : ici la maladie de Charcot, à un autre moment les cancers pédiatriques… autant de cas dramatiques. Mais nous devons être prudents et faire confiance aux communautés scientifiques et académiques pour identifier les priorités de financement.
Nous ne devons pas entrer dans une démarche de fléchage, parce qu'à notre place nous sommes loin des réalités scientifiques et des évolutions technologiques, si bien que nous risquons de rater des questions transversales ou des interactions. Nous devons faire confiance aux professionnels, tout en évaluant et en validant les choix qui sont faits. Lors du dernier projet de loi de finances, un amendement a été adopté pour flécher quelques dizaines de millions d'euros sur une maladie particulière, mais ce n'est pas ainsi qu'on résout les problèmes, parce que ce type de recherche nécessite des années et des centaines de millions d'investissement. Je suis désolé si je ne suis pas assez politique ou si je peux donner l'impression de ne pas faire preuve de suffisamment d'empathie, mais il me semble que c'est la réponse la plus juste à votre question.
La question de la mobilité des étudiants est essentielle. Je crois qu'il y a au fond trois grandes réussites européennes pour le grand public : Ariane, l'euro et Erasmus. Ce dernier programme permet à de nombreux jeunes de découvrir dans la durée d'autres cultures. Nous devons donc veiller à sa pérennité. D'ailleurs, alors que le programme Fulbright mis en place par les États-Unis est quasiment à l'arrêt, nous devons réfléchir au développement d'Erasmus Mundus, un programme d'accueil pour des étudiants en master de très haut niveau.
Est-ce que tous les étudiants ou tous les bacheliers ont les mêmes chances dans tous les territoires ? La réponse est malheureusement non. Notre système reste profondément inégalitaire et ce n'est pas nouveau. Les choix proposés à un lycéen dans un établissement rural éloigné d'une métropole sont extraordinairement limités, qui plus est lorsqu'il est issu d'une famille modeste. Les destins sont souvent scellés pour des raisons sociales et géographiques. On le voit très bien lorsque les lycéens remplissent Parcoursup. C'est à tous les meilleurs étudiants scientifiques et techniques qu'on doit faire miroiter l'école normale supérieure ou l'école polytechnique ! Il nous reste un travail titanesque à réaliser pour accomplir cela.
En ce sens, nous devons favoriser l'implantation de sites universitaires dans des villes moyennes, mais cela coûte très cher. Les collectivités locales investissent souvent pour les locaux, ce qui est très bien, mais cela ne suffit pas : par exemple, il y a aussi les coûts de transport.
Par ailleurs, les chercheurs vont logiquement plaider pour une concentration des ressources dans les métropoles pour avoir facilement accès à de gros laboratoires interdisciplinaires et aux équipements dont ils ont besoin. Il nous faut trouver un équilibre entre différents objectifs qui peuvent apparaître en contradiction.
Nous ne pourrons pas avoir des masters pluridisciplinaires de haut niveau dans toutes les villes moyennes, mais nous pouvons travailler sur la question du premier cycle, en commençant peut-être par le déploiement plus large dans les territoires de la première année de l'enseignement supérieur. Des dispositifs existent, par exemple la propédeutique ou des campus connectés ; nous devons les développer.
Mme Catherine Belrhiti. - Le frein, c'est aussi la mobilité des jeunes.
Mme Monique de Marco. - Et le logement !
M. Philippe Baptiste, ministre. - Le logement est évidemment un frein important. Notre budget consacré à la vie étudiante atteint 2,7 milliards d'euros. La promesse, ambitieuse, de créer 15 000 logements par an n'a pas été tenue - je ne blâme personne, c'est un fait. Il est notamment difficile de trouver du foncier. Je me suis engagé à suivre cette question de manière extrêmement rigoureuse et régulière.
Je voudrais ajouter que, si la démographie a commencé à diminuer à l'école, au collège et au lycée, ce n'est pas encore le cas dans l'enseignement supérieur et ce ne sera pas le cas avant quelques années. Ainsi, cette année, environ 35 000 personnes supplémentaires ont formulé des voeux dans Parcoursup. Il s'agit surtout, mais pas uniquement, de bacheliers professionnels qui décident de poursuivre leurs études et que nous avons d'ailleurs le plus grand mal à accueillir. Il y a aussi un autre phénomène - l'allongement de la durée des études -, si bien que les étudiants restent plus longtemps dans le système.
Sur la question de M. Ouzoulias, je crois que nous devons garder le principe des données ouvertes. Cela correspond à nos valeurs : la libre circulation des idées, l'universalisme, etc.
Pour autant, ce que vous avez dit est juste : les Gafam ont siphonné nos données. Je vais donner, de nouveau, un exemple concernant le spatial : l'Europe est leader en matière de fourniture de données d'observation de la Terre - c'est Copernicus -, mais ce sont les Gafam qui, après avoir aspiré ces données gratuites et disponibles pour tous, les exploitent et les valorisent. Ce sont ces entreprises qui réalisent ce que j'appelle le dernier kilomètre, pas des entreprises européennes. Est-ce que cela veut dire que nous devons arrêter de fournir gratuitement ces données ? Je ne le crois pas.
En ce qui concerne la place des femmes dans les sciences, il est vrai que l'effort doit être fourni dès le début de la scolarité. Pour autant, l'enseignement supérieur et la recherche ne doivent pas s'exonérer d'une réflexion sur ce sujet tant on y constate aussi, au fur et à mesure de la montée en responsabilités, une attrition de femmes. J'ai d'ailleurs été frappé d'une remarque que j'ai entendue : le jour où l'école normale supérieure réservée aux femmes a disparu, la proportion de mathématiciennes normaliennes a dramatiquement chuté… Le Gouvernement n'a pas de position sur la question des quotas ; je suis moi-même ambivalent sur cette question, mais en tout cas, elle mérite d'être posée.
En ce qui concerne la clause de revoyure, nous allons travailler avec les acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche pour travailler aux évolutions nécessaires, en particulier au regard des bouleversements internationaux. Je ne sais pas si nous devrons changer la loi ensuite. En tout cas, je suis à l'entière disposition du Parlement pour présenter le résultat de nos travaux à votre commission, à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques ou à toute autre commission.
M. Bernard Fialaire. - Est-ce que les locaux de Lyon-II sont toujours occupés ? Que savez-vous de cette affaire ?
M. Philippe Baptiste, ministre. - L'amphithéâtre en question n'a jamais été occupé. Des individus y ont fait irruption avec violence et ont interrompu le cours d'un maître de conférences en géographie qui est sorti de la salle. Tout s'est passé très vite et la sécurité n'a pas eu le temps d'intervenir. Les responsables de l'université ont condamné cette intervention de manière très claire, ils ont signalé l'affaire au procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale et l'enseignant a lui-même déposé plainte.
Par ailleurs, si des étudiants sont mis en cause, il reviendra à l'établissement de convoquer une commission disciplinaire. Je n'ai guère de doute sur le fait que ce sera fait.
Cela rejoint ce que je disais tout à l'heure : je suis très inquiet de l'hystérisation du débat. Les "raisons" avancées par ces perturbateurs n'ont aucun sens. On nage dans l'absurde ! Tout cela est, au fond, en totale opposition avec ce qui définit l'université : les libertés académiques.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions pour cet échange nourri sur des sujets cruciaux pour l'avenir de notre pays, dans un contexte international très troublé. Nous ne manquerons pas de suivre de près les travaux menés dans le cadre de la clause de revoyure de la loi de programmation de la recherche.
Source https://www.senat.fr, le 25 avril 2025