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E-administration : quelle politique pour les exclus du numérique ?

Temps de lecture  11 minutes

Par : La Rédaction

Si la dématérialisation des services publics simplifie les démarches pour une grande partie des usagers, elle en exclut également certains. Un tiers de la population est encore aujourd'hui éloigné du numérique. Face à ce phénomène social, quelles sont les réponses des pouvoirs publics ?

Le numérique fait apparaître de nouvelles inégalités, entre ceux qui disposent et maîtrisent cette technologie et ceux qui en sont exclus. C'est la fracture numérique. Comme l’illettrisme est une source de difficultés quotidiennes dans une société de l’écrit, "l’illectronisme" dissuade ceux qui ne savent pas utiliser Internet à accomplir certaines tâches, notamment leurs démarches en ligne comme déclarer ses revenus, s’inscrire au chômage ou faire valoir ses droits sociaux.

Pour résorber cette fracture, le gouvernement a mis en place différentes stratégies : plan national pour un numérique inclusif, "France numérique ensemble ", maisons France services, plans pour améliorer l'accueil téléphonique dans les administrations.

Les inégalités face au numérique

L’illectronisme inquiète dans une société toujours plus digitale. Plusieurs études ont montré que de fortes inégalités face au numérique. 

Dans le baromètre du numérique 2023, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) souligne qu'il existe des freins persistants à la pleine utilisation du numérique. Si plus de neuf personnes sur dix sont des internautes, 25% d'entre elles considèrent ne pas maîtriser suffisamment les outils informatiques pour pouvoir les utiliser pleinement. D'autres sondés éprouvent des difficultés matérielles : 13% disposent de matériels dépassés, 9% n'ont pas ou difficilement accès à internet et enfin 10% ne possèdent pas d'équipement approprié. 

Le niveau de diplôme joue directement sur la perception des freins rencontrés : les non-diplômés sont particulièrement concernés par la maîtrise insuffisante des outils (33%), le manque d’équipement (23%) et l’accès difficile à internet (16%). Le sentiment de ne pas maîtriser suffisamment les outils est davantage cité par les seniors : 35% des sexagénaires et 38% des 70 ans et plus. 25% des 12-17 ans estiment également mal maîtriser les outils numériques. Quant aux freins matériels (vieux équipements, pas d'internet...), ils sont plus présents chez les 18-24 ans et chez les personnes aux bas revenus. 

Dans une autre étude de 2023 intitulée "La société numérique française : définir et mesurer l'éloignement numérique", le Crédoc et des universitaires estiment que 31,5% de la population est plus ou moins éloigné du numérique, soit 16 millions de personnes et que cet éloignement s'explique avant tout par des facteurs sociaux-économiques et culturels.

Dès 2018, le Défenseur des droits, saisi par des milliers d’usagers confrontés à des difficultés pour obtenir en ligne un permis de conduire ou une carte grise, s'était emparé de la question de l’illectronisme. Il avait demandé au gouvernement "une alternative papier ou humaine à la dématérialisation" et recommandait aux pouvoirs publics de prévoir dans la loi "une clause de protection des usagers vulnérables". En 2019 puis en 2022, dans des rapports consacrés à la dématérialisation des services publics, l'institution préconise le maintien d’accueils physiques dans les services publics et l’accompagnement des usagers en difficulté. Elle affirme que "la dématérialisation des démarches administratives", telle qu’elle a été conduite, "souvent sous une forme exclusive de toute autre modalité d’accès, fragilise l’égalité devant le service public", et préconise de conserver plusieurs voies d’accès.

Les plans nationaux pour un numérique inclusif

Pour accompagner la population dans ses usages numériques, les gouvernements successifs ont pris diverses mesures. Les espaces publics numériques (EPN) ont notamment été une première réponse à partir des années 2000. Devant l'échec de cette politique qui n'était plus animée par l'État, un plan national pour un numérique inclusif a été présenté en septembre 2018, afin que chacun puisse être formé ou accompagné dans ses usages numériques. L’objectif était de détecter les publics les plus éloignés du numérique et de les rendre autonomes. Ce plan gouvernemental s'articulait notamment autour :

  • d'un "passe numérique" remis aux personnes les plus en difficulté face au numérique sous la forme d'un chéquier d'une valeur de 50 ou 100 euros par des agents des services publics ou des aidants numériques, et donnant accès à 10 ou 20 heures de formation ;
  • de "hubs France connectée" pour mettre en réseau des lieux de médiation numérique dans les territoires ;
  • du dispositif "Aidants Connect", afin de sécuriser la connexion des aidants professionnels (travailleurs sociaux, agents publics d’accueil, médiateurs numériques...) pour les démarches qu’ils accomplissent pour le compte d'usagers ;
  • d'une plateforme ressource pour les collectivités locales et d'un kit d'intervention pour les aidants non professionnels de la médiation numérique.

D'autres initiatives sont venues compléter cette stratégie nationale, comme la plateforme Solidarite-numerique.fr pour aider les personnes en difficulté ou la cartographie nationale des lieux d'inclusion numérique. De plus, dans le cadre du Plan France Relance, 250 millions d'euros ont été consacrés à l'inclusion numérique :

  • généralisation du dispositif Aidants Connect ;
  • financement de 4 000 conseillers numériques, afin de répondre au manque de médiateurs numériques dans les territoires. Ces conseillers ont été progressivement déployés dans des structures publiques (mairies, centres sociaux, maisons France Services, médiathèques…) ou privées (entreprises de l’économie sociale et solidaire, associations…).

En 2022, dans le cadre du Conseil national de la refondation "numérique", une concertation nationale sur le volet "inclusion numérique" s'est tenue. Elle a permis d'effectuer un bilan du plan lancé en 2018 et d'aboutir à une nouvelle feuille de route pour l'inclusion numérique 2023-2027 baptisée "France Numérique Ensemble". Cette feuille de route s’est fixée d'ici 2027 quatre objectifs :

  • accompagner 8 millions de personnes éloignées du numérique ; 
  • former 20 000 aidants numériques ; 
  • fournir 2 millions d'ordinateurs reconditionnés aux ménages modestes ; 
  • offrir 25 000 lieux de médiation numérique.

Pour y parvenir, une gouvernance de l'inclusion numérique dans les territoires a été décidée. Des feuilles de route départementales "France Numérique Ensemble" ont été élaborées. Un fonds national d'ingénierie dédié les finance. D'autres mesures, notamment pour valoriser la filière de la médiation numérique, sont mises en oeuvre ou vont l'être.

Les maisons et bus France services

Le réseau France services a été créé par une circulaire du Premier ministre du 1er juillet 2019, pour répondre aux demandes de proximité et d'accessibilité des services publics exprimées lors du Grand débat national, organisé à la suite du mouvement des Gilets jaunes. Ce réseau s'est construit sur le dispositif existant des maisons de services au public (1 271 en janvier 2019), qui était inégal en termes de qualité et de service rendu. 

Les espaces France services (maisons ou bus) sont des accueils de proximité, polyvalents et mutualisés, qui accompagnent les usagers dans leurs démarches administratives. Le programme est piloté par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et repose sur un réseau de porteurs locaux (collectivités locales, La Poste, associations...). Il associe des services de l’État et des opérateurs nationaux : Allocations familiales, Agence nationale des titres sécurisés, Assurance retraite, Assurance maladie, finances publiques, France Travail, La Poste, Mutualité sociale agricole et point-justice. Début 2024, France Rénov' et le service lié au chèque énergie ont été intégrés.  

En 2020, les maisons ou bus France Services ont été prioritairement déployés dans les petites centralités et les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Depuis, le réseau s'est développé rapidement. Lors du dernier Comité interministériel de la transformation publique (CITP) du 23 avril 2024, le gouvernement a fait un point : 95% de la population habitent à moins de 20 minutes d'un France Services, 96% des usagers en sont satisfaits, tous les territoires sont couverts. Début 2024, le réseau compte 2 700 maisons (dont 153 bus mobiles) et près de 700 conseillers numériques qui y interviennent. Le gouvernement a annoncé la poursuite du déploiement du réseau, avec un objectif de 3 000 structures France Services d’ici 2027 et une couverture prioritaire des villes moyennes. De nouveaux opérateurs nationaux devraient, par ailleurs, rejoindre le réseau comme l'URSSAF en 2025.

Dans un rapport de septembre 2024, la Cour des comptes dresse un bilan du programme France Services sur 2020-2023. Elle confirme que France Services satisfait les usagers et contribue à la cohésion sociale des territoires, en réduisant les fractures territoriales. Une labellisation exigeante du réseau par l'ANCT a permis de développer une offre étoffée et une qualité de prise en charge homogène sur le territoire. La Cour évalue le coût total du programme à environ 350 millions d'euros pour 2024 (dont environ 113 millions au titre du budget général de l’État, représentant moins de 1% des crédits de paiement de la mission "cohésion des territoires"). Elle estime que la charge financière du programme pèse davantage sur les porteurs locaux des maisons France Services (coût estimé à 199 millions d'euros en 2024) que sur l’État et les opérateurs nationaux, même si leurs financements ont progressé (en 2023 le forfait annuel pour une maison France Services non postale était de 35 000 euros pour un coût moyen annuel de fonctionnement de 100 000 euros). De plus, la Cour considère que le financement national ne tient pas compte des situations de saturation de certaines maisons France services et juge nécessaire une subvention forfaitaire supplémentaire pour ces dernières.  

En avril 2024, dans une réponse à une question écrite d'un parlementaire sur le coût des maisons France Services, le gouvernement a annoncé que le financement des espaces France Services serait augmenté de 40 000 euros par structure en 2024, pour atteindre 50 000 euros en 2026.

Les plans "téléphone" dans les services publics

De nombreux usagers se plaignent de la dégradation de la qualité de l'accueil téléphonique des services publics. En février 2023, le Défenseur des droits et l’Institut national de la consommation (INC) ont publié une enquête sur la qualité de l’accueil téléphonique de quatre services publics : l’Assurance maladie, les Allocations familiales, Pôle emploi et la Caisse d’assurance retraite (Carsat).

Comme en 2016 lors de leur première enquête, les deux institutions soulignent que le canal téléphonique ne constitue pas une alternative de qualité au numérique. Au total, 40% des appels n’ont pas abouti sur l’ensemble des quatre plateformes et la durée moyenne d’attente pour obtenir un interlocuteur est de plus de 9 minutes. La qualité des renseignements obtenus reste insuffisante. Les taux de réponses satisfaisantes à une demande d’informations ne dépassent jamais 60%. Comme en 2016, les usagers sont très souvent renvoyés sur le site internet de l’organisme, y compris ceux qui précisent qu’ils ne sont pas équipés ou qu’ils ont des difficultés à utiliser internet.

Le canal téléphonique est pourtant essentiel en cas de difficulté dans une démarche et pour les publics "les moins connectés" qui ont besoin d'être renseignés et accompagnés. Du reste, le téléphone est le moyen le plus utilisé par les usagers pour entrer en contact avec l'administration.

Pour renforcer l'accompagnement humain à distance, le gouvernement avait lancé en juin 2019 un chantier "accessibilité téléphonique". En février 2021, il s'était engagé, lors du 5e CITP, à ce que tous les sites internet publics affichent un numéro de téléphone pour pouvoir être contactés et à ce que les services publics convergent vers un taux de décroché de 85%.

En 2023, à l’occasion du 7e CITP, ce plan téléphone a été relancé avec les administrations et les principaux opérateurs de l’État (Assurance maladie, Allocations familiales …), avec les mêmes objectifs. 

Un peu moins d’un après l'annonce de ce plan, plus de la moitié des accueils téléphoniques des principaux services publics ont un taux de décroché supérieur à l’objectif fixé de 85%. Des données sur l'accès à une aide joignable et efficace sont attendues sur le site "Vos démarches essentielles".   

À savoir : depuis 2021, les surfacturations de tous les numéros de téléphone publics sont supprimés, conformément à la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC).

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