Irène Frachon et le scandale du Mediator, Edward Snowden et la surveillance d'internet par les États-Unis, Antoine Deltour et les "LuxLeaks", Frances Haugen et les "Facebook Files"... De célèbres lanceurs d'alerte, et d'autres moins médiatisés, ont permis de révéler certaines situations notamment dans les domaines de la santé, de l'environnement, de la défense, des finances ou de l'internet. Mais, ces actions, qui se multiplient ces dernières années, ont un coût sur le plan professionnel, personnel et financier.
Héros, sauveur de l'intérêt général ou traître déloyal ?
Contre-pouvoir indispensable au bon fonctionnement démocratique ou danger pour la sécurité de la nation ? Le rôle du lanceur d’alerte suscite des débats et de multiples interrogations. Les sujets récurrents portent sur son rôle en matière de transparence des entreprises ou des administrations. En révélant des faits illégaux ou des risques de crise (environnementale, par exemple), les lanceurs d'alerte pointent les lacunes du législateur, l'échec de la régulation ou encore la défaillance des contrôles.
Le lanceur d'alerte, une notion récente
Menaces, pression, licenciement, procédures judiciaires visant à censurer et ruiner un détracteur (poursuites-bâillons)… En alertant leur direction, les pouvoirs publics et les médias, les lanceurs d'alerte (employés, chercheurs, journalistes d'investigation, par exemple) prennent des risques et, parfois, subissent de graves conséquences. En dévoilant la surveillance d’internet des gouvernements américain et britannique, Edward Snowden encourt 30 ans d'emprisonnement pour espionnage et trahison. Il vit désormais en Russie. Aux États-Unis pourtant, les whistleblower ont très tôt été protégés, y compris au sein des services de renseignements, lorsque leur révélation va dans le sens de l’intérêt public.
En France, le concept même de lanceur d'alerte est plus récent. Il est apparu à la fin des années 1990 dans les travaux des sociologues Francis Châteauraynaud et Didier Torny (Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, publié en 1999). En droit, la notion d'alerte existe alors mais elle prend des formes différentes selon les secteurs d'activité (le droit d'alerte des fonctionnaires, par exemple). Ainsi, le législateur intègre dans la loi du 16 avril 2013 (dite "loi Blandin") une définition du lanceur d'alerte mais, là encore, elle reste limitée à la santé publique et à l’environnement.
Critiquée par les associations pour son retard dans la mise en place de mesures anti-corruption et de transparence dans les entreprises, la France adopte en 2016 un véritable statut unique du lanceur d'alerte pour les protéger.
L'affaire du Mediator
Fabriqué par le laboratoire Servier, le Mediator (à base de benfluorex) est un médicament longtemps prescrit en cas d'excès de graisse dans le sang et de diabète, mais aussi comme "coupe-faim" à des patients non diabétiques. Il a causé des maladies pulmonaires graves et des décès. Irène Frachon, pneumologue à Brest, découvre la dangerosité du Mediator et alerte la population et l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Son action a permis le retrait du médicament en 2010. Le procès aboutit, en 2021, à des condamnations à l'encontre du laboratoire et de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Un statut défini en 2016
La loi du 9 décembre 2016, dite "loi Sapin II", sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique a mis en place un statut du lanceur d’alerte. Le texte a transposé en droit interne la 4e directive européenne de lutte contre le blanchiment et la corruption (20 mai 2015). La loi définit le lanceur d’alerte en retenant plusieurs critères (article 6 de la loi 9 décembre 2016) :
- une personne physique (et non pas un syndicat ou une association) qui a une connaissance personnelle des faits divulgués (et non pas le porte-parole d'un tiers), désintéressée (aucune rémunération) et de bonne foi ;
- les faits révélés doivent être soit des crimes et délits, des violations graves et manifestes d'un engagement international, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, soit une menace ou un préjudice grave pour l'intérêt général. Sont exclus les faits, informations ou documents couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client.
La loi a mis en place une procédure garantissant la confidentialité du lanceur d'alerte et des personnes visées : un dispositif de recueil des alertes, des canaux de signalement gradués (la hiérarchie en premier lieu, l'inspection, les tribunaux, les élus) et un accompagnement par les autorités publiques.
Trois ans plus tard entre en vigueur une directive européenne sur la protection commune des lanceurs d’alerte, désignés comme des acteurs permettant le respect de la légalité et l’application du droit de l’Union. Pour les protéger des représailles, le texte laisse le choix au lanceur d'alerte de divulguer ses informations soit en interne soit directement auprès des pouvoirs publics.
Quelle différence entre lanceur d'alerte et aviseur fiscal ?
L'aviseur fiscal ne doit pas être confondu avec le lanceur d'alerte. L'aviseur fiscal est une personne, extérieure à l'administration, qui fournit des renseignements permettant de découvrir une fraude. Elle perçoit en retour une indemnisation, contrairement au lanceur d'alerte qui doit agir de manière désintéressée. Par ailleurs, l'aviseur fiscal ne bénéficie pas de protection contre d'éventuelles représailles.
Mieux protéger les lanceurs d'alerte, une nécessité ?
L'insuffisante protection des lanceurs d'alerte fait rapidement l'objet d'un constat unanime. Un rapport d'évaluation du 7 juillet 2021 souligne les lacunes de la loi, notamment l'obligation de signaler les dysfonctionnements d'abord en interne auprès du supérieur hiérarchique (ou d’un référent) et le manque d'accompagnement des personnes.
La loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, dite "loi Waserman", transpose la directive européenne tout en conservant les garanties de la loi "Sapin II".
Ce texte élargit la définition du lanceur d’alerte et les champs pouvant être concernés par son alerte. Il améliore la protection des lanceurs d'alerte et celle des personnes qui les accompagnent. Ces "facilitateurs" pourront être des personnes physiques ayant aidé un particulier à faire un signalement mais aussi des associations ou des syndicats.
Plusieurs modifications assouplissent aussi les conditions d'alerte :
- "l'absence de contrepartie financière" remplace l'obligation d'agir "de manière désintéressée" ;
- la connaissance personnelle des faits est supprimée dans les contextes professionnels (dans ce cadre, le lanceur d'alerte peut signaler des faits qui lui ont été rapportés) ;
- les faits peuvent être des tentatives de dissimulation de violations du droit.
Sur les canaux de signalement, la loi Waserman reprend la directive européenne en permettant de choisir librement l'alerte :
- soit en interne dans son entreprise ou son administration ;
- soit en externe auprès de la justice ou des autorités compétentes.
La divulgation publique n'est toujours possible que dans certaines situations (absence de traitement à la suite d'un signalement externe par exemple). De plus, en cas de signalement ou de divulgation publique anonyme, les personnes ayant vu leur identité révélée, comme les journalistes, pourront obtenir le statut de lanceur d'alerte.
Le texte renforce les garanties de confidentialité et complète la liste des représailles interdites. L'irresponsabilité du lanceur d'alerte est étendue : il ne peut être inquiété ni civilement pour les préjudices que son signalement aura causés, ni pénalement pour avoir intercepté et emmené des documents confidentiels liés à son alerte (avec des informations dont il aura eu accès de façon licite).
Par ailleurs, un nouvel adjoint au Défenseur des droits est chargé d'orienter et d'accompagner le lanceur d'alerte tout au long de son parcours. La loi organique du 21 mars 2022, complémentaire de la loi Waserman, précise le rôle de ce nouvel adjoint. Toute personne pourra demander au Défenseur des droits de certifier sa qualité de lanceur d’alerte.
Enfin, des aides financières et psychologiques sont prévues (provision pour frais de justice, par exemple).
Le 25 septembre 2024, la Défenseure des droits a publié son premier rapport bisannuel sur le fonctionnement global de la protection des lanceurs d'alerte. Elle déplore l'absence de toute communication gouvernementale sur le dispositif de signalement. Une action de communication permettrait de placer les bénéficiaires éventuels d'une protection en situation de la mobiliser, car la qualité de lanceur d'alerte est subordonnée au respect de conditions de fond et de procédure.
La Défenseure des droits propose, entre autres :
- de permettre à toutes les personnes morales (organisations syndicales, organisations non gouvernementales, associations…) de lancer une alerte relative à des pratiques illégales, des risques ou menaces contraires à l'intérêt général, tout en bénéficiant de la protection qui en découle ;
- de prévoir au niveau national un dispositif d'alerte spécifique aux questions d concernant la sécurité nationale et le secret défense ;
- d'améliorer les soutiens financier et psychologique des lanceurs d'alerte ;
- de prévoir le financement d'actions de communication.