Tribune de M. Denis Kessler, vice-président délégué du MEDEF, dans "L'Expansion" d'avril 2002, sur la place de la France au sein des débats européens, notamment lors du sommet européeen de Barcelone, intitulée "Du passager clandestin au passager malgré lui".

Prononcé le 1er avril 2002

Intervenant(s) : 

Média : Forum de l'Expansion - L'Expansion

Texte intégral

Les organisations internationales sont particulièrement propices à l'émergence de stratégies souvent complexes, parfois contradictoires, qui visent à satisfaire les intérêts particuliers d'un pays. La position la plus simple est celle du leadership : on affiche d'emblée ses préférences, on les pare des vertus les plus nobles, on argue qu'elles correspondent à l'intérêt collectif, et on tente de les imposer à tous les autres. Exemple : l'Allemagne qui est parvenu de facto à faire supporter une partie du coût de la réunification à l'ensemble des pays européens.
D'autres circonstances conduisent au comportement bien connu de "free rider", ou "passager clandestin". Il s'agit alors de compter sur les efforts des autres pays pour en retirer un bénéfice sans en supporter les contraintes et les coûts financiers. Le Royaume-Uni a été souvent stigmatisé par ses partenaires européens pour de tels agissements réels ou supposés, notamment lorsque Margaret Thatcher a obtenu une modification de la contribution de son pays au budget communautaire.
Au sein de l'Union européenne, la France paraît régulièrement tentée d'adopter ce type de stratégie depuis qu'elle ne prétend plus, nolens volens, au leadership. La libéralisation de certains marchés comme l'énergie, que la France rejette pour elle-même tout en essayant d'en faire profiter EDF à travers toute l'Europe, en a donné une récente illustration.
La théorie des jeux nous enseigne d'ailleurs les risques de cette stratégie du passager clandestin qui ne peut fonctionner que si elle reste isolée. Lorsque tous les membres d'une même collectivité cherchent en effet à l'adopter, aucun n'en tirera avantage. C'est par exemple ce qui arrive au sein de l'OPEP quand chacun de ses membres prêche une réduction de la production pétrolière de tous, que chacun s'évertue ensuite de ne pas appliquer à lui-même.
Mais la France, ou plus exactement ses représentants, choisissent de plus en plus fréquemment une autre attitude bien singulière en matière de stratégie européenne ou internationale, qui revient à se présenter non pas comme un "passager clandestin" volontaire mais comme un "passager embarqué" malgré lui dans une dynamique imposée. Eprouvant des difficultés à résoudre des problèmes internes, résistante à toute réforme volontariste, la France choisit de se laisser embarquer dans un mouvement collectif.
Le sommet européen de Barcelone en a donné deux nouveaux exemples avec les objectifs d'équilibre des comptes publics en 2004 et de recul de cinq ans des âges de fin d'activité avant 2010. L'irrésolution des pouvoirs publics français sur ces sujets serait ainsi compensée par des décisions européennes auxquelles ils souscrivent en réalité fort discrètement.
Et les stratégies similaires sont légion, des critères de Maastricht au pacte de stabilité en passant par les règles de concurrence. Comme si les pouvoirs publics français préféraient s'en remettre aux impulsions politiques collectives étrangères plutôt qu'à leur capacité à porter solo des réformes. Car le fait est que toutes les directives que l'on renâcle à appliquer, que l'on conteste, ont bel et bien été adoptées par la France à Bruxelles !
Si elle a débloqué bien des dossiers, cette posture du chevalier embarqué n'est pas sans inconvénient. Elle a d'abord ses limites : une réforme anticipée, décidée et assumée est bien plus efficace qu'une politique présentée comme une contrainte extérieure, appliquée avec retard et regret. Elle pose surtout un vrai problème à notre démocratie, donnant le sentiment que la plupart des orientations prises par le pays lui sont imposées. Comment s'étonner alors de l'indifférence du plus grand nombre aux choix politiques nationaux ou de la défiance grandissante à l'égard de l'Europe et des institutions internationales ? Et dans le même temps, comment s'étonner que la France s'affaiblisse à l'égard des autres pays européens qui perçoivent cette formidable ambiguïté d'un pays qui critique à Paris ce qu'il a approuvé à Bruxelles ?
Seul le retour au leadership permettra à la France d'échapper au dilemme dégradant d'être perçue tour à tour comme un "passager clandestin" ou un "passager embarqué".
(Source http://www.medef.fr, le 3 mai 2002)