Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les relations entre le pouvoir et les médias, la mission de la diplomatie française dans les relations internationales et le rôle de la presse diplomatique pour faire comprendre la mondialisation, Paris le 6 janvier 1998.

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Circonstance : Voeux de M. Védrine à la presse diplomatique, à Paris le 6 janvier 1998

Texte intégral

Monsieur le Président, cher Dominique Bromberger, au nom de Pierre Moscovici, Charles Josselin et moi-même, en dépit de la pique finale dans vos propos, je vous remercie sincèrement de ces voeux très sympathiques et des doléances qu'ils contiennent inévitablement. Je m'attendais à pis en fait en terme de doléances, je vois que par rapport à la gravité des drames dans lesquels nous baignons constamment, ce n'est pas trop grave finalement. Je ne veux pas dire par là qu'on ne va pas essayer, avec Anne Gazeau-Secret, de répondre à cette demande émouvante. Car, au fond, plus vous serez là, proches de nous, plus nous aurons des possibilités de nous entendre. Encore que cette relation de chiens et de chats un peu entre le pouvoir et les médias ne manquent pas de piquant et je ne suis pas sûr que l'on ait envie, ni les uns ni les autres, de renoncer à cette séduction paradoxale de situations qui font que nous avons, presque par construction, parce que nos responsabilités ne sont pas du tout les mêmes, des points de vues différents, des regards et des éclairages différents sur les choses qui se font, qui vont se faire ou que nous allons faire. C'est dans cette complémentarité mais sans mélanger nos rôles, nos genres et nos responsabilités que nous pouvons certainement progresser. Cette longue phrase est quand même une façon de dire que nous prenons bonne note des demandes qui sont exprimées en votre nom à tous j'en suis sûr par Dominique Bromberger et que tout ce que nous pourrons faire pour faciliter les conditions d'accueil et le travail ici, naturellement, nous le ferons avec plaisir.

Soyez sans inquiétude, je serai très bref, nous ne sommes pas là, je ne pense pas être là, pour vous infliger un panorama général de la situation dans le monde que vous connaissez bien. Nous sommes là parce que cette tradition est sympathique. C'est l'occasion de recevoir ici, au Palais d'Orsay, comme l'on dit, sous ces ors trompeurs - car ici cela bouillonne d'activités et de stress par ailleurs - des compagnons, d'anciens compagnons souvent devenus des amis. Nous sommes aux mêmes tâches.

Tous les trois,avec Pierre Moscovici et Charles Josselin, depuis sept mois, maintenant, nous sommes engagés avec passion dans ce rôle. C'est à la fois un honneur, un élément de fierté, un défi quotidien, une satisfaction, un plaisir de tous les instants que d'être dans les types de fonctions que nous occupons, par rapport à ce ministère qui occupe une place essentielle, dont je pense qu'il doit occuper une place peut-être plus grande encore car il est le seul, à une époque où l'ensemble des pays du monde sont devenus interdépendants, à l'époque de la mondialisation, il est le seul à disposer à tout moment de tous les éléments permettant la synthèse, la coordination, donc le bon arbitrage, la détermination des bonnes priorités pour l'action de notre pays. Nous sommes très attachés à lui donner plus de moyens, plus de compétitivité. En même temps, on sait bien que le rôle que l'on joue, ce n'est pas à nous de le décréter, c'est à travers la valeur ajoutée de ce qu'apportent les ministères les administrations que cela se démontre sur le terrain.
L'année qui vient sera au fond comme la précédente et comme la suivante. Il y aura un mélange constant de tragédies qui nous bouleversent et de crises qui nous mobilisent et en même temps, de quelque chose qui se voit moins mais qui est extrêmement important , qui est une lutte d'influence impitoyable, qui se poursuit à tous les instants, à toutes les minutes, qui a pris une tournure et une ampleur sans précédent depuis que nous sommes dans le monde global, dans la véritable époque de la mondialisation, depuis 1991, même si ce processus a commencé il y a très longtemps avec le télégraphe.
Nous sommes vraiment dans une période différente sur le plan des relations internationales. Cela veut dire pour nous que lorsque nous disons qu'il y a 185 pays dans le monde, ce n'est pas une figure de rhétorique, cela veut dire que l'influence de notre pays, nos positions, notre sécurité, la place de nos exportations, de nos entreprises, notre technologie, le rayonnement de notre culture, la place de notre langue, la place que nous arrivons à donner de notre conception de l'Etat de droit, notre conception des Droits de l'Homme, notre conception des relations internationales qui refuse l'unilatéralisme et qui est fondée sur le multilatéralisme et sur le contrat, notre conception du monde multipolaire, toutes ces choses déterminent l'issue de ces combats, se déterminent à chaque instant, à chaque minute, dans toute sorte d'enceintes, certaines très connues que l'on regarde, qui sont sous le feu de la rampe, d'autres méconnues, mal connues qui sont des enceintes multilatérales, parfois techniques et où se prennent jour après jour des décisions qui auront une importance énorme, qui dans cinq ans, dans dix ans finiront par avoir une influence énorme sur un pan de la société, un pan de notre économie, un pan de notre industrie. Nous sommes engagés dans cette bataille et les trois ministres qui sont là le vivent constamment comme vous, qui êtes des spécialistes et qui suivez cela au jour le jour.

Je dirai que cet élément, lorsque nous parlons de notre responsabilité, c'est encore plus fort que la plus forte des crises parce que c'est un élément constant, nous savons que dans ce monde global, une bataille est en cours, une sorte de bataille mondiale pour la détermination des rôles, des places et des influences des uns et des autres. Cette place ne se défend pas à coup de déclarations, elle ne se décrète pas, ce n'est pas parce que nous avons, nous en France, une idée très haute et très légitime d'ailleurs de la place de notre pays, de notre culture, de nos idées, notre philosophie des choses que cela s'impose comme cela. Rien ne s'impose comme cela. Tout se conquiert, tout se gagne, tout se garantit le moment venu par des compromis intelligents, des compromis dynamiques, nous devons animer et négocier des enjeux qui se passent dans différentes instances, je dis bien en même temps, sur différents terrains. Il faut arbitrer sans arrêt, entre le fait d'appuyer la demande de tel ou tel pays plutôt que de tel autre, ce sont des choix compliqués, instantanés, c'est difficile à gérer, c'est encore plus difficile à décrypter. je crois que pour vous, c'est difficile à raconter. Mais en fait, le sort du monde et le rapport des forces dans le monde de 2000, 2005, 2010 et au-delà se joue sur ces terrains-là, beaucoup plus encore une fois qu'à travers les grandes crises paroxysmiques.
C'est en tout cas comme cela que nous le vivons et c'est pour cela que nous sommes engagés constamment, à travers ce souci.

Voilà ce que je voulais vous dire, ce phénomène de mondialisation ne peut que s'accroître, il ne peut que renforcer l'obligation que nous avons d'être capable d'avoir une politique étrangère s'appliquant à tous les pays du monde, que ce soit la superpuissance américaine, jusqu'au plus modeste des pays mais qui a quand même une voix, qui un jour comptera, non pas en terme traditionnel et archaïque de clientèle mais qui comptera un jour lorsque nous aurons à constituer une majorité sur un sujet donné dans une enceinte, encore une fois à laquelle on n'aura pas forcément prêté attention.
J'ai un souhait à présenter et une demande à formuler : aidez-nous, aidez-nous à faire comprendre ce monde-là, aidez-nous à le décrypter. Nous avons des décisions à prendre, nous sommes responsables de grandes et belles administrations très pénétrées de leur rôle, avec des gens d'une compétence, d'un dévouement et d'une disponibilité que vous connaissez. Mais vous avez un rôle et ce n'est pas à nous de vous le dicter, c'est une demande, mais il est imposé par l'état du monde et l'état des choses. Ce décryptage, qui le fera si ce n'est vous ?
Je lisais pendant mes vacances, car je suis toujours resté fidèle à mes amours d'adolescence pour le journalisme, c'est une vocation rentrée chez moi, je lisais un livre de Robert Guilain paru depuis quelques années déjà et dans lequel il raconte toute sa vie en Asie, et parce que je vais en Chine dans quelques temps, cela avait repiqué ma curiosité sur ce point, c'était extraordinairement intéressant de voir, comment un regard de journaliste, un grand journaliste, une très belle figure de votre profession aujourd'hui retraité, comment un grand journaliste pouvait analysé, sur une période d'une quarantaine d'années, tous les événements qui avaient bouleversés cette immense zone du monde, l'éclairage qu'il apportait, la puissance de la description, la pertinence des analyses, avec très peu de jugement d'ailleurs mais un éclairage très fort.

Nous avons besoin de cela dans nos responsabilités. On sait bien que l'on ne travaille pas qu'avec les télégrammes, ils sont naturellement la matière de base ici, c'est d'ailleurs exceptionnel de voir converger des informations venant de tous les lieux du monde à tout instant. Nous avons besoin aussi de votre regard, de votre puissance d'analyse, de votre puissance de description, de votre appétit de reportage, c'est un élément. Vous le ne faites pas pour nous, je le sais bien, vous le faites pour le public naturellement. Ce n'est pas à nous de dicter comment cela doit être fait mais je profite de l'occasion pour vous dire que c'est un des éléments qui permettra, à vous et à nous, et donc, au grand public d'arriver à un bon décryptage du monde dans lequel nous devons, c'est notre rôle et nous nous y sommes engagés sous l'autorité du Président de la République et du Premier ministre, nous devons rassembler toutes nos forces et toutes nos énergies pour défendre nos intérêts et faire prévaloir nos idées. Pour le reste, l'indépendance, la liberté d'esprit, le sens critique, la liberté par rapport à tous les pouvoirs de toute sorte, mais cela, je n'ai pas besoin de le souhaiter, c'est consubstantiel à votre façon d'être et de penser. Je me plaçais sur un terrain qui est celui du désir du futur lecteur, engagé dans cette affaire qui est celle de l'analyse, la compréhension et l'influence, dans le bon sens de ce monde qui se fait sous nos yeux et dont nous voulons ardemment qu'il soit moins dur, moins cruel, mieux maîtrisé, maîtriser la mondialisation, c'est sans doute la priorité des priorités qui ordonne l'ensemble des facettes des politiques que nous menons. Et nous avons, et vous, et nous, un rôle à jouer, différent, fondé sur l'estime mutuelle, complémentaire et je vous souhaite sur ce plan, tous les succès possibles et une excellente année./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 septembre 2001)