Texte intégral
Cher José Saramago,
Monsieur le Chargé d'affaires,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je suis très heureux et honoré, cher José Saramago, de vous recevoir aujourd'hui, à Paris, au ministère des Affaires étrangères. La croix d'Officier de la Légion d'Honneur que je vais vous remettre dans quelques instants est le juste hommage de la République française à l'un des plus grands hommes de lettres contemporains.
C'est une satisfaction toute particulière, également, que de saluer, à travers votre vie et votre oeuvre, un pays, une langue et une culture: ce Portugal dont nous nous sentons si proches, auquel nous sommes liés par une indéfectible affection. Ce pays qui, comme le nôtre, puise dans l'attachement à une riche histoire et à une forte identité sa volonté de participer pleinement à notre avenir commun en Europe. Ce pays, je veux le dire, que j'aime tant.
Votre vie, c'est d'abord celle de l'enfant à Ribatejo.
Votre vie, c'est ensuite celle du jeune apprenti, qui doit quitter le lycée parce qu'il n'a pas d'argent, puis celle de l'ouvrier, du journaliste, du traducteur et de l'éditeur que vous avez été, à Lisbonne, durant de nombreuses années, avant de pouvoir vous consacrer exclusivement, après "la révolution des oeillets", à votre métier d'écrivain.
Votre vie, c'est aussi, bien sûr, celle du militant politique, fidèle à l'engagement communiste, qui a lutté contre la dictature, pour que son pays retrouve la liberté il y a vingt cinq ans. Celui qui continue aujourd'hui à combattre inlassablement, au nom des mêmes idéaux, toutes les formes d'oppression à travers le monde et qui, tout récemment encore, a élevé sa voix, à l'unisson du peuple portugais tout entier, pour la défense du droit à l'existence du Timor oriental.
Comme pour tous les grands créateurs, parmi lesquels vous me permettrez de citer Montaigne ou Cervantès - dont je crois savoir qu'ils figurent depuis longtemps parmi vos lectures tutélaires - votre vie, c'est enfin et avant tout votre oeuvre.
Une oeuvre au réalisme magique, visionnaire, ancrée dans l'histoire et la réalité de votre pays, mais également ouverte aux interrogations fondamentales et universelles, et qui a fait de vous, sans aucun doute, l'écrivain portugais contemporain le plus traduit et le plus lu à l'étranger, et, en particulier, en France. Même si nous avons dû attendre trop longtemps, une grande partie de votre oeuvre romanesque est publiée dans notre pays et y a rencontré la grande faveur de la critique et des lecteurs.
Une oeuvre riche, variée, complexe, écrite dans une langue admirable, et qui puise dans les ressources infinies de la parabole et de l'allégorie son originalité et sa force. Une oeuvre de romancier avant tout, qui privilégie non pas l'introspection et l'autobiographie mais, comme vous le disiez un jour, "cette autre histoire que nous saurions difficilement conter en notre propre nom", celle des peuples plus que celle des individus, celle à laquelle se sont attachés les grands historiens français de l'Ecole des Annales, dont la pensée vous est, je crois, très familière.
En effet, ce que vous nous donnez à vivre dans vos oeuvres, c'est une vision du monde, qui inscrit nécessairement dans le temps de l'Histoire l'homme et son destin. Sans vouloir être exhaustif, j'évoquerai seulement "L'année de la mort de Ricardo Reis", ouvrage dans lequel, à mi-chemin entre réalité et irréalité, entre vie et mort, vous faites dialoguer le poète Fernando Pessoa, mort dans l'oubli en 1935, et l'un de ses hétéronymes, Ricardo Reis. Et vous reprenez ces vers de Pessoa: "Pour être grand, sois entier/ Mets tout ce que tu peux dans la plus petite chose que tu fais".
Mais comment ne pas évoquer encore "le Dieu manchot", dans lequel vous peignez la Lisbonne baroque du Roi Jean V vivant ses derniers instants de splendeur, ou encore "l'histoire du siège de Lisbonne", réflexion vertigineuse sur notre lecture du passé?
En revisitant certains moments de votre histoire nationale, vous vous intéressez bien sûr à cette "singularité portugaise" qui fait, comme l'écrivait un critique littéraire français, "l'orgueil et le tourment" de votre pays, mais vous êtes également au coeur de préoccupations universelles.
Confrontés aux soubresauts de l'Histoire ou aux aléas obscurs de destins individuels, vos personnages, ô combien ancrés dans le terreau portugais, nous représentent tous et nous renvoient à nous-mêmes.
Et s'il fallait, ce qui est toujours hasardeux, tirer une leçon de votre oeuvre, vous m'autoriserez à dire qu'elle donne aux hommes solidaires un message d'espoir et de dignité, à l'exemple des trois générations de paysans qui, dans votre roman "Redressé du sol", ont relevé la tête et se sont remis debout.
Cher José Saramago, vous avez été, l'année dernière, le premier écrivain portugais et même lusophone, à recevoir le Prix Nobel de Littérature. Par cette récompense, justice a été rendue à la langue et à la littérature de votre pays.
Une justice bien tardive "Enfin !", s'était écrié Mario Soares en apprenant l'attribution du prix - mais qui, à travers vous, honore justement un pays d'immense culture et, aussi, l'ensemble des nations qui ont en partage l'usage de cette belle langue portugaise.
Pour vous, pour le pays de Camoens et de Pessoa, nous avons été heureux et fiers de ce prix qui a consacré, non seulement l'évidence de votre génie littéraire, mais également l'importance de la langue et de la culture dont vous êtes devenu le symbole.
Dans "Le Radeau de pierre", vous avez imaginé la dérive de la péninsule ibérique au milieu de l'Atlantique, "masse de pierre et de terre couverte de villes, villages, fleuves, forêts, usines, bruyères sauvages, champs cultivés, avec sa population et ses animaux". Beaucoup ont vu dans ce roman votre opposition à ce que l'Europe est devenue aujourd'hui.
Pour ma part, si vous me le permettez, je vois d'abord dans cette parabole le signe de la force de votre identité ibérique, de votre attachement à ce domaine "où la terre finit et où la mer commence", pour reprendre ce vers de Camoens définissant le Portugal, à cette Europe de l'extrême occident, dont vous avez vous même choisi d'occuper un avant-poste, dans votre île des Canaries.
La dérive marine du Radeau de pierre, c'est aussi votre espoir - que nous partageons - d'une Europe entière qui se tourne vers le monde du Sud, afin de s'y ressourcer, d'y trouver un nouvel humanisme.
Les personnages du "Radeau de pierre", comme vous l'avez dit dans votre discours de Stockholm, cherchent enfin, et simplement une "Europe de l'éthique". Ils refusent une Europe qui ne serait pas une communauté de destins plus humaine, plus sociale, davantage soucieuse du bien-être de tous et respectueuse des différences de chacun. Nous partageons cette ambition d'une Europe solidaire et ouverte, d'une Europe sociale au service de l'emploi et des droits des travailleurs, qui ne soit pas un ensemble uniquement régi par les règles du marché, recroquevillé sur ses privilèges, éloigné des soucis quotidiens des peuples autant que de leurs aspirations à un idéal humaniste.
Alors, je fonde de grands espoirs sur le fait que l'an prochain, à l'aube du nouveau millénaire, le Portugal et la France présideront à tour de rôle aux travaux de l'Union européenne. A nos deux pays d'entraîner l'Europe vers ce à quoi aspirent ses peuples, dans la richesse de leur pluralité: plus de justice, plus de liberté, plus de progrès.
J'ajouterai que nous voulons également une véritable Europe culturelle, qui affirme son identité par sa diversité, qui défende ses valeurs - et, osons le mot, son modèle -, face aux tentations de l'uniformisation des esprits. Nous nous sommes réjouis, d'ailleurs, comme vous, que vous ait succédé au palmarès du Prix Nobel un autre très grand romancier européen, un autre homme de courage et de combat, au service de la justice et de la liberté, Guenter Grass.
Si nous parvenons peu à peu à avancer vers cette Europe, j'ai bon espoir que vous saurez attirer de nouveau le radeau de pierre vers nos rives. Sans ce finisterre qu'est le Portugal, sans les "Lusiades", sans le "Livre de l'intranquilité", sans votre "Dieu manchot", l'Europe ne saurait être l'Europe.
Dans "L'aveuglement", un de vos derniers romans, vous dites: "Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles. Des aveugles qui voient. Des aveugles qui, voyant, ne voient pas." Cher José Saramago, votre oeuvre nous aide à voir le monde. Soyez-en infiniment remercié.
José Saramago, au nom du président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d'honneur.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 octobre 1999)
Monsieur le Chargé d'affaires,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je suis très heureux et honoré, cher José Saramago, de vous recevoir aujourd'hui, à Paris, au ministère des Affaires étrangères. La croix d'Officier de la Légion d'Honneur que je vais vous remettre dans quelques instants est le juste hommage de la République française à l'un des plus grands hommes de lettres contemporains.
C'est une satisfaction toute particulière, également, que de saluer, à travers votre vie et votre oeuvre, un pays, une langue et une culture: ce Portugal dont nous nous sentons si proches, auquel nous sommes liés par une indéfectible affection. Ce pays qui, comme le nôtre, puise dans l'attachement à une riche histoire et à une forte identité sa volonté de participer pleinement à notre avenir commun en Europe. Ce pays, je veux le dire, que j'aime tant.
Votre vie, c'est d'abord celle de l'enfant à Ribatejo.
Votre vie, c'est ensuite celle du jeune apprenti, qui doit quitter le lycée parce qu'il n'a pas d'argent, puis celle de l'ouvrier, du journaliste, du traducteur et de l'éditeur que vous avez été, à Lisbonne, durant de nombreuses années, avant de pouvoir vous consacrer exclusivement, après "la révolution des oeillets", à votre métier d'écrivain.
Votre vie, c'est aussi, bien sûr, celle du militant politique, fidèle à l'engagement communiste, qui a lutté contre la dictature, pour que son pays retrouve la liberté il y a vingt cinq ans. Celui qui continue aujourd'hui à combattre inlassablement, au nom des mêmes idéaux, toutes les formes d'oppression à travers le monde et qui, tout récemment encore, a élevé sa voix, à l'unisson du peuple portugais tout entier, pour la défense du droit à l'existence du Timor oriental.
Comme pour tous les grands créateurs, parmi lesquels vous me permettrez de citer Montaigne ou Cervantès - dont je crois savoir qu'ils figurent depuis longtemps parmi vos lectures tutélaires - votre vie, c'est enfin et avant tout votre oeuvre.
Une oeuvre au réalisme magique, visionnaire, ancrée dans l'histoire et la réalité de votre pays, mais également ouverte aux interrogations fondamentales et universelles, et qui a fait de vous, sans aucun doute, l'écrivain portugais contemporain le plus traduit et le plus lu à l'étranger, et, en particulier, en France. Même si nous avons dû attendre trop longtemps, une grande partie de votre oeuvre romanesque est publiée dans notre pays et y a rencontré la grande faveur de la critique et des lecteurs.
Une oeuvre riche, variée, complexe, écrite dans une langue admirable, et qui puise dans les ressources infinies de la parabole et de l'allégorie son originalité et sa force. Une oeuvre de romancier avant tout, qui privilégie non pas l'introspection et l'autobiographie mais, comme vous le disiez un jour, "cette autre histoire que nous saurions difficilement conter en notre propre nom", celle des peuples plus que celle des individus, celle à laquelle se sont attachés les grands historiens français de l'Ecole des Annales, dont la pensée vous est, je crois, très familière.
En effet, ce que vous nous donnez à vivre dans vos oeuvres, c'est une vision du monde, qui inscrit nécessairement dans le temps de l'Histoire l'homme et son destin. Sans vouloir être exhaustif, j'évoquerai seulement "L'année de la mort de Ricardo Reis", ouvrage dans lequel, à mi-chemin entre réalité et irréalité, entre vie et mort, vous faites dialoguer le poète Fernando Pessoa, mort dans l'oubli en 1935, et l'un de ses hétéronymes, Ricardo Reis. Et vous reprenez ces vers de Pessoa: "Pour être grand, sois entier/ Mets tout ce que tu peux dans la plus petite chose que tu fais".
Mais comment ne pas évoquer encore "le Dieu manchot", dans lequel vous peignez la Lisbonne baroque du Roi Jean V vivant ses derniers instants de splendeur, ou encore "l'histoire du siège de Lisbonne", réflexion vertigineuse sur notre lecture du passé?
En revisitant certains moments de votre histoire nationale, vous vous intéressez bien sûr à cette "singularité portugaise" qui fait, comme l'écrivait un critique littéraire français, "l'orgueil et le tourment" de votre pays, mais vous êtes également au coeur de préoccupations universelles.
Confrontés aux soubresauts de l'Histoire ou aux aléas obscurs de destins individuels, vos personnages, ô combien ancrés dans le terreau portugais, nous représentent tous et nous renvoient à nous-mêmes.
Et s'il fallait, ce qui est toujours hasardeux, tirer une leçon de votre oeuvre, vous m'autoriserez à dire qu'elle donne aux hommes solidaires un message d'espoir et de dignité, à l'exemple des trois générations de paysans qui, dans votre roman "Redressé du sol", ont relevé la tête et se sont remis debout.
Cher José Saramago, vous avez été, l'année dernière, le premier écrivain portugais et même lusophone, à recevoir le Prix Nobel de Littérature. Par cette récompense, justice a été rendue à la langue et à la littérature de votre pays.
Une justice bien tardive "Enfin !", s'était écrié Mario Soares en apprenant l'attribution du prix - mais qui, à travers vous, honore justement un pays d'immense culture et, aussi, l'ensemble des nations qui ont en partage l'usage de cette belle langue portugaise.
Pour vous, pour le pays de Camoens et de Pessoa, nous avons été heureux et fiers de ce prix qui a consacré, non seulement l'évidence de votre génie littéraire, mais également l'importance de la langue et de la culture dont vous êtes devenu le symbole.
Dans "Le Radeau de pierre", vous avez imaginé la dérive de la péninsule ibérique au milieu de l'Atlantique, "masse de pierre et de terre couverte de villes, villages, fleuves, forêts, usines, bruyères sauvages, champs cultivés, avec sa population et ses animaux". Beaucoup ont vu dans ce roman votre opposition à ce que l'Europe est devenue aujourd'hui.
Pour ma part, si vous me le permettez, je vois d'abord dans cette parabole le signe de la force de votre identité ibérique, de votre attachement à ce domaine "où la terre finit et où la mer commence", pour reprendre ce vers de Camoens définissant le Portugal, à cette Europe de l'extrême occident, dont vous avez vous même choisi d'occuper un avant-poste, dans votre île des Canaries.
La dérive marine du Radeau de pierre, c'est aussi votre espoir - que nous partageons - d'une Europe entière qui se tourne vers le monde du Sud, afin de s'y ressourcer, d'y trouver un nouvel humanisme.
Les personnages du "Radeau de pierre", comme vous l'avez dit dans votre discours de Stockholm, cherchent enfin, et simplement une "Europe de l'éthique". Ils refusent une Europe qui ne serait pas une communauté de destins plus humaine, plus sociale, davantage soucieuse du bien-être de tous et respectueuse des différences de chacun. Nous partageons cette ambition d'une Europe solidaire et ouverte, d'une Europe sociale au service de l'emploi et des droits des travailleurs, qui ne soit pas un ensemble uniquement régi par les règles du marché, recroquevillé sur ses privilèges, éloigné des soucis quotidiens des peuples autant que de leurs aspirations à un idéal humaniste.
Alors, je fonde de grands espoirs sur le fait que l'an prochain, à l'aube du nouveau millénaire, le Portugal et la France présideront à tour de rôle aux travaux de l'Union européenne. A nos deux pays d'entraîner l'Europe vers ce à quoi aspirent ses peuples, dans la richesse de leur pluralité: plus de justice, plus de liberté, plus de progrès.
J'ajouterai que nous voulons également une véritable Europe culturelle, qui affirme son identité par sa diversité, qui défende ses valeurs - et, osons le mot, son modèle -, face aux tentations de l'uniformisation des esprits. Nous nous sommes réjouis, d'ailleurs, comme vous, que vous ait succédé au palmarès du Prix Nobel un autre très grand romancier européen, un autre homme de courage et de combat, au service de la justice et de la liberté, Guenter Grass.
Si nous parvenons peu à peu à avancer vers cette Europe, j'ai bon espoir que vous saurez attirer de nouveau le radeau de pierre vers nos rives. Sans ce finisterre qu'est le Portugal, sans les "Lusiades", sans le "Livre de l'intranquilité", sans votre "Dieu manchot", l'Europe ne saurait être l'Europe.
Dans "L'aveuglement", un de vos derniers romans, vous dites: "Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles. Des aveugles qui voient. Des aveugles qui, voyant, ne voient pas." Cher José Saramago, votre oeuvre nous aide à voir le monde. Soyez-en infiniment remercié.
José Saramago, au nom du président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d'honneur.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 octobre 1999)