ALLOCUTION DE M. RAYMOND BARRE, PREMIER MINISTRE, LE 10 JANVIER 1979, POUR PRESENTER SES VOEUX A LA PRESSE

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Circonstance : VOEUX ANNUELS

Texte intégral

Cher Monsieur le Président,
Les voeux sont l'occasion, pour celle ou celui qui me les exprime, de forger des formules qui connaissent une très grande popularité.
Madame Micheline BASSET avait, il y a deux ans, lancé la formule de "l'esprit carré dans un corps rond". Dieu sait si cette formule a eu du succès, tellement de succès qu'on me l'a même prêtée à l'égard de moi-même, compte tenu, comme vous le savez, de la propension à la suffisance qui me caractérise, mais j'ai toujours rendu à Madame BASSET ce qui était dû à César ou à Tullia.
Je voudrais vous remercier de vos voeux. Je voudrais vous remercier d'avoir donné une vue aussi fine et aussi perspicace de mon évolution et de ma métamorphose, car voici que vous avez découvert chez moi des angles plus ou moins aigus, plutôt qu'obtus, et je m'en réjouis et voici que vous vous interrogez sur le point de savoir comment un Gandhi, qui avait bénéficié des cieux charmants de Paul et de Virginie, le tout accommodé d'un peu de gastronomie lyonnaise, pouvait apparaître comme parfois, sinon sadique, du moins incisif.
Je ne sais pas à vrai dire, Monsieur le Président, si j'ai changé. Je vous dirai très franchement que je ne le crois pas. Au fond de moi-même, il n'y a pas ce que vous appelez la volonté de puissance ; si elle existait, elle aurait existé depuis longtemps, et croyez bien que je me serais manifesté beaucoup plus tôt. Mais à l'âge où je suis, on a acquis une certaine philosophie de l'existence, et ce sont les circonstances dans lesquelles on se trouve qui conduisent à adopter les attitudes qui conviennent, car qu'auriez-vous dit si dans certaines circonstances que vous avez toutes présentes à l'esprit, je n'avais pas manié le scalpel, qui n'était point seulement celui de l'indice.
Mais en fin, je ne crois pas à dire vrai que j'aie changé, pour deux raisons. La première, et cela a été l'objet de votre étonnement, c'est que je n'appartiens pas à la classe politique ; je ne lui ai pas appartenu, et je ne crois pas vraiment lui appartenir. Je ne le dis pas avec un sentiment d'indifférence ou de mépris, loin de là ; chacun fait ce qu'il peut. En ce qui me concerne, je n'ai pas eu de raisons particulières de m'essayer dans ce milieu, qui est extrêmement particulier, et je ne crois pas que ce que j'ai vu depuis que j'occupe les fonctions qui sont les miennes puisse m'inciter à faire preuve d'une inclination beaucoup plus ample dans les années à venir dans ce domaine, mais enfin, j'ai compris très rapidement que, dans ce milieu, il fallait que les comptes soient tenus, que dans certains cas les comptes soient réglés, car dans le cas contraire, on finit par être victime de ce genre de règlement. Mais c'était simplement une leçon de l'expérience.
La seconde raison pour laquelle je crois que je n'ai pas changé, c'est qu'au fond j'ai toujours appliqué quelques principes. Vous avez évoqué les poètes latins et en disant cela, cher M. VAJOU, j'ai évoqué le temps de ma jeunesse où j'avais un Professeur de Lettres, Latin et Grec, qui avait le goût des devises, et je me souviendrai toujours de celles qu'il écrivait sur le tableau noir. C'était si mes souvenirs sont exacts en 3ème. Il y avait une première devise qui était en latin, elle était très simple : "age quod agis" "Fais ce que tu dois faire". Et à l'époque nous nous amusions, nous ne connaissions pas encore le Rolant BART ? R.B., mêmes initiales - mais nous traduisions age quod agis dans des formes imagées ; nous disions par exemple : les chiens aboient, la caravane passe. il y avait aussi d'autres traductions plus argotiques que je ne voudrais pas évoquer ici étant donné la qualité de l'auditoire, et le style qui est toujours respecté par ceux qui sont ici.
Et puis il y avait une autre devise, qui était exprimée à la fois en Grec et en Latin ; c'était pour nous exercer dans les deux langues. Dieu merci, c'était très court, c'est pour cela que j'ai pu les retenir. En latin, cela se disait "Festina Lente" et en Grec, cela se disait...
Ce sont les quelques rares mots Latins et Grecs dont je me souvienne encore, et cela signifiait "Hâtes toi lentement", et c'est à ce moment là que j'ai éprouvé une grande réluctance, pour ne pas dire répulsion, à l'égard de l'agitation.
Vous comprendrez pourquoi je n'ai pas tellement changé depuis longtemps, parce que j'applique strictement ces principes partout où je me trouve, et tout particulièrement dans l'exercice de ces fonctions que le Président de la République m'a confiées, et dont je me réjouis qu'il veuille bien trouver que je les accomplis de façon convenable, car rien n'eut été plus grave ? pas pour moi,
car on peut toujours échouer. Mais pour la tâche qui m'était confiée que le Président de la République puisse estimer que je n'étais pas égal, ou plus exactement, il vaut mieux le dire différemment, que j'étais inégal aux responsabilités qu'il m'avait confiées.
Et bien je vous dirai que peut-être changerai-je apparemment, mais je ne changerai pas sur le fond et qu'en particulier, je me hâterai toujours lentement, ce qui est la cause d'une certaine exaspération, parfois ; je le sens nettement, je le sens, je le sens, cette exaspération pouvant par ailleurs être entretenue par l'analyse tout à fait particulière de ma situation, qui finit par donner à certains esprits profonds des inquiétudes de type copernicien ; vous vous rappelez : "et pourtant, elle tourne", ce qui pourrait se dire, dans la traduction courante : "et pourtant, il reste". Mais ceci est une fois de plus l'illustration du fait qu'il faut éviter l'agitation, et puisque vous avez parlé de poètes, je voudrais ne pas seulement parler de poètes Latins ou Grecs, mais aussi de poètes Français.
Je suis lecteur assidu de VALERY. J'ai toujours beaucoup aimé le "Cimetière marin", que vous connaissez bien. Et il y a Paul VALERY, le poète ; il peut y avoir des homonymies, et dans le Cimetière marin, vous connaissez la strophe célèbre sur Zénon, et ces mots extraordinaires : "Achille immobile à grands pas". Regardons autour de nous, M. VAJOU, que d'Achille immobile à grands pas.
PUBLIC : ? "... qui ont fondu dans une absence épaisse..
M. BARRE : ? "... les dons, les derniers dons, les doigts qui les défendent..." Nous pourrions continuer ; la fin est pleine de sagesse. "... tout va sous terre, et rentre dans le jeu".
Et bien M. VAJOU, je voudrais moi aussi, puisque vous m'avez entraîné, grâce à vos talents de portraitiste, sur une voie dangereuse, je voudrais non seulement vous exprimer mes remerciements, mais aussi vous exprimer mes voeux. Mes voeux pour vous, mes voeux pour vos familles, pour tous ceux qui vous sont chers, mes voeux pour votre action.
J'ai noté dans vos propos, Monsieur VAJOU, une discrète référence à ce que j'ai écrit. Il est vrai que je crois que la Presse n'exprime pas totalement l'opinion des Français, et ceci est tout à fait normal. Il est bon qu'il y ait beaucoup de journaux, et je suis un partisan convaincu du pluralisme ; il est bon qu'il y ait des journaux de toutes tendances et la démocratie cessera lorsqu'il n'y aura plus que des journaux d'une seule tendance. Il est indispensable que la Presse joue son rôle d'information, de critique, de contestation et combien je souhaite ? mais vous retrouverez là la déformation de l'universitaire - qu'elle joue aussi son rôle fondamental de formation en face des grands problèmes nationaux, internationaux, auxquels nous avons à faire face, et qu'il convient d'expliquer inlassablement à l'opinion publique, car vous jouez dans ce domaine un rôle essentiel, que vous critiquiez le Gouvernement ou que vous l'approuviez. Ce n'est pas en fin de compte ce qui doit entrer en ligne, car Dieu merci, la France n'est pas un pays de muets et combien, Monsieur VAJOU, on souhaiterait que nous ne devenions jamais un pays de muets.
Mais dans l'expression des problèmes qui se posent à notre pays, dans la formulation des solutions à apporter à ces problèmes pour notre pays, il y a une réalité dont nous ne pouvons pas méconnaître les aspects, sauf à vouloir pratiquer le volontarisme gratuit, sauf à vouloir promettre ce qui ne peut pas être tenu, sauf à faire un raisonnement très simple que les conséquences des décisions que l'on prend se fassent sentir à un moment où l'on n'est plus responsable des décisions que l'on a prises. Or dans le monde dans lequel nous vivons, ce qui compte, ce sont les phénomènes longs ; ce ne sont jamais en quelques mois, ce ne sont jamais même en un nombre limité d'années que les problèmes se règlent. Nous sommes entrés dans une transformation profonde de notre monde, et par conséquent nous devons accepter une transformation profonde de notre pays, et cela se fera par un travail continu et puissant, par un travail sur les structures économiques, sociales et mentales de la France, mais cela se fera aussi sur un puissant travail de soi sur soi, car il ne suffit pas seulement de vouloir changer les autres, il faut aussi accepter de se changer soi même. Et dans la mesure où vous êtes ceux qui enregistrez les problèmes, enregistrez les aspirations et pouvez, en raison des informations que vous détenez, faire la part de ce qui est aspirations et de ce qui est contraintes, vous pouvez et vous devez jouer un rôle fondamental dans la formation des esprits
Oh ! Je ne crois pas que cette formation doive être uniforme, bien loin de là ; il faut qu'il y ait un dialogue intellectuel et combien je souhaite pour mon pays que le dialogue entre les esprits ne se traduise jamais, en fin de compte, par un affrontement entre les hommes. Le dialogue intellectuel et social peut se poursuivre, peut se développer, peut se déployer sans qu'il y ait guerre de religions, guerre de religions idéologiques, ou guerre de religions politiques.
Les faits nous y contraindront. Il n'y a pas de meilleure expérience que celle que donne la vie. Il n'y a pas de meilleures leçons que celles qu'infligent les réalités et nous savons bien que c'est une tradition de notre Histoire, et la formule est ancienne, que les Jacobins devenus Ministres ne sont pas des Ministres Jacobins.
Par conséquent, dans l'année qui vient et dans les années qui vont venir, je souhaite que la Presse puisse jouer tout son rôle d'information et de formation, puisse jouer son rôle d'expression des aspirations et son rôle de critique. Mais je souhaite aussi profondément que cette action fondamentale, elle la mène dans la conscience des problèmes et des contraintes qui s'exercent sur notre pays.
Vous avez fait allusion à la puissance de l'argent.
Il y a une crise que connaît la Presse. Vous savez qu'en 1977, et déjà fin 1976, en 1977 Ie Gouvernement que je dirigeais a pris un certain nombre de mesures en faveur de la Presse, mais si des problèmes se posent à l'heure actuelle, je crois qu'ils s'expliquent par les nécessités de l'adaptation de la Presse aux conditions modernes de gestion et à l'évolution des techniques. Il y a là aussi un effort de reconsidération, comme disent nos amis Anglos Saxons, qui me parait indispensable. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a souhaité que le Conseil Economique et Social puisse étudier les problèmes techniques et les problèmes de gestion de la Presse, car c'est à partir de là que nous pourrons faire apparaître les vrais problèmes et en tirer les conséquences, c'est-à-dire rechercher les solutions qui permettront de régler ces problèmes tout en maintenant l'indépendance du journaliste, son indépendance intellectuelle et son attachement à une mission qui ne saurait se réduire à de simples considérations mercantiles.
Enfin, je voudrais souhaiter que vous contribuiez au redressement, à la confirmation du redressement de la France.
Voyez vous, l'une des leçons que l'on tire d'un séjour prolongé à Matignon, c'est que rien ne peut se faire et rien ne se fera sans une action globale et continue. Cela est indépendant des hommes qui ont à mener cet action et qui portent des responsabilités pour une période de temps qui est nécessairement limitée ; elle est parfois plus longue que celle que certains souhaiteraient. Dieu merci, il y a ces cérémonies de voeux qui, conformément aux traditions antiques, conjurent le mauvais sort qui pèse sur ceux qui sont ici, sort qu'ils peuvent lire tous les six mois dans les journaux. Cela fait maintenant cinq fois que de semestre en semestre les voeux qui m'ont été offerts ont conjuré les mauvaises intentions, et je pense que ces voeux que vous venez de m'offrir ce matin tendront à faire comprendre que les choix effectués ne sont pas forcément de mauvais choix. Mais là, je m'avance sur un terrain d'un optimisme qui n'est pas d'habitude le mien. Mais enfin, les choses sont ce qu'elles sont, et elles resteront, tant qu'il le faudra, ce qu'elles sont. Et puis un beau jour elles changeront et nous verrons ceux qui diront : "Ah, nous l'avions bien prévu". J'ai déjà la réponse, depuis avril 1977. Quelle perspicacité !
Mais ce que nous avons à faire est beaucoup plus sérieux que ce genre d'analyse superficielle, car il s'agit avant tout de l' efficacité de la France, du rôle de la France et de la prospérité des Français. C'est cela le vrai problème.
On m'a reproché d'avoir écrit récemment qu'il fallait souvent, quand on était Premier ministre, penser aux Français, mais aussi quelquefois penser à la France, et j'ai lu que c'était là une fois de plus la preuve de mon incapacité à comprendre les problèmes politiques. Je le veux bien, mais je le répète, ceux qui sont ici, et je ne suis pas le premier à le dire, savent bien que dans certains cas les intérêts à moyen et à long terme, c'est-à-dire les intérêts de la France, doivent l'emporter sur les intérêts à court terme, qui ne sont en réalité que l'expression de la facilité, et que la satisfaction de ces intérêts irait directement à l'encontre de ce qui est l'exigence fondamentale pour l'avenir de notre pays.
Je vous demande aussi Messieurs, puisque dans ces séances de voeux, nous ne nous souhaitons pas seulement les uns aux autres une bonne année, mais que nous pensons aussi à notre pays et que nous pensons à la France, je vous demande de penser qu'il y a les Français, mais qu'il y a aussi la France, et si dans certains cas les décisions du Gouvernement vous apparaissent comme étant éloignées de ce qu'à un moment donné demandent les Français, peut-être pourriez vous ne pas jeter la pierre au Gouvernement, et vous interroger sur les raisons pour lesquelles il prend certaines décisions alors que, comme tout le monde, il est capable de comprendre et il est capable d'entendre certaines aspirations qui s'expriment.
M. VAJOU.- C'est là que vous pouvez nous informer, Monsieur le Premier Ministre.
M. BARRE.- Monsieur VAJOU, sur ce qui est de l'information vous avez rendu hommage à celui que vous appelez mon Grand Alexandre. Comment ne lui rendrai-je pas devant vous hommage ?
Mes collaborateurs sont toujours à votre disposition et, en ce qui me concerne, je serai toujours heureux de m'entretenir avec vous. Je l'ai fait souvent ; c'est très profitable pour moi, je ne sais pas si c'est profitable pour vous, mais enfin je veillerai à ce que je répande aussi objectivement et franchement que possible aux questions que vous me posez. Il y a évidemment des questions qui me paraissent beaucoup trop particulières pour mériter une réponse, mais il y en a d'autres qui sont des questions fondamentales et sur lesquelles je n'ai jamais refusé de répondre.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Que 1979 soit une bonne année pour nous tous, et que 1979 soit une bonne année pour la France.