Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la situation dans l'ex-Yougoslavie et au Kosovo et les orientations à prendre au niveau européen en faveur de la paix dans la région des Balkans, Paris le 24 novembre 1999.

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Circonstance : Ouverture du Forum interparlementaire "Les Balkans, de la stabilité à la reconstruction", Paris le 24 novembre 1999

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames, Messieurs,
La volonté d'agir de l'Union européenne, dans le respect des droits de la personne humaine, est désormais bien établie. Elle converge avec les orientations arrêtées par la communauté internationale, à travers, notamment, les résolutions du Conseil de sécurité. Mais justement, comment agir ? C'est cet aspect que je voudrais aborder, en évitant de donner des leçons théoriques déplacées et en soulignant la qualité humaine exceptionnelle et le courage de ceux qui, au nom de la communauté internationale, agissent sur place. En insistant aussi sur le temps nécessaire pour tout changement, pour toute reconstruction, pour toute réconciliation, même si celle-ci apparaît aujourd'hui utopique.
La situation aujourd'hui est certes figée, grâce à la présence des forces multilatérales, mais on doit être conscient qu'elle n'est en réalité pas stabilisée. La Bosnie-Herzégovine est calme grâce à la SFOR, mais les progrès internes sont lents et fragiles. Au Kosovo, tous les exilés ne sont pas rentrés. Des interrogations demeurent sur les hommes emmenés prisonniers en Serbie. Par un retournement, les Kosovars non albanophones sont à leur tour frappés par les persécutions et les violences, et doivent soit quitter le pays, soit se regrouper dans quelques zones protégées. A court terme l'avènement d'une société pluri-ethnique et pacifique paraît malheureusement une abstraction assez irréelle. La Yougoslavie, toujours dirigée par la même clique, connaît de vives tensions internes, en particulier au Monténégro et en Voïvodine ; la population y vit dans l'isolement et dans des conditions très précaires, avec l'arrivée de l'hiver. Les pays voisins, qui ont contribué aux actions internationales pour ramener la paix au Kosovo, subissent le contrecoup des hostilités et des sanctions, je pense en particulier à la Bulgarie et à la Roumanie. Ce constat devrait être complété par l'évocation des problèmes structurels, avec notamment la criminalité organisée.
Plus largement, l'avenir politique de la région est incertain. L'accord de Dayton sur la Bosnie laisse ouverte la possibilité d'un rattachement de la Republika Srbska à la Serbie et de l'Herzégovine à la Croatie. La résolution 1244 prévoit une autonomie substantielle pour le Kosovo dans le cadre de la fédération yougoslave, mais cette notion donne lieu à des interprétations divergentes. Résumons par un constat que nous pressentions déjà il y a plusieurs mois : il est au moins aussi difficile de gagner la paix que de gagner la guerre.
Pour autant, il ne faut pas céder au fatalisme. Nous devons essayer, ensemble, d'échapper à la logique des affrontements. En gardant à l'esprit le temps, " ce grand sculpteur " dont je parlais il y a un instant, et qu'il ne saurait y avoir de solution solide que globale. Je voudrais mentionner certaines orientations qui me paraissent pouvoir guider nos efforts.
1) Les Balkans, très éprouvés, ne peuvent pas s'en sortir seuls, et toutes les volontés doivent se mobiliser pour leur apporter l'aide indispensable. Pour commencer par le cas le plus urgent, la MINUK, qui représente au Kosovo l'autorité de la communauté internationale, doit recevoir tout le soutien et les moyens nécessaires pour mener à bien sa mission. Plusieurs pays ont déjà apporté d'importantes contributions bilatérales, au titre du financement de la SFOR et de la KFOR, ou dans le cadre de programmes civils. Le dispositif multilatéral se met en place : l'agence européenne de reconstruction, indispensable pour le développement des programmes communautaires, est en voie de création. Cet effort ne doit pas se relâcher. La France doit, pour ce qui la concerne, apporter l'aide concrète nécessaire.
Les pays occidentaux, les organismes multilatéraux doivent assurer la sécurité, fournir une aide matérielle et pratique. Ils doivent être conscients, ils le sont certainement, qu'ils vont avoir à le faire pendant longtemps. Le processus de normalisation prendra en effet beaucoup de temps. La présence militaire, l'administration extérieure ou conjointe, ne peuvent être considérés en principe que comme un régime transitoire, mais elles dureront. Le développement économique, clé de beaucoup de transformations, sera très difficile, faute d'Etats, d'infrastructures, de sécurité individuelle. L'effort exige donc constance et persévérance.
2) La stabilisation en profondeur nécessite une transformation des structures à la fois sociales et mentales. Les peuples concernés doivent, selon les cas, et souvent simultanément, reconnaître leurs torts, leurs responsabilités et pardonner. Ils doivent surmonter le poids du passé et établir une forme de confiance, admettre qu'il peut exister entre eux des intérêts communs, qu'ils ont à gagner à interrompre le cycle de la haine et à vivre ensemble. Cela exige une très profonde remise en cause, dans des sociétés qui sont fondées sur les solidarités familiales ou claniques plus que sur la règle de droit et l'autorité reconnue de l'Etat. L'instauration de réflexes démocratiques ne vient pas en un jour. Les partenaires extérieurs souhaitent favoriser cette évolution, encourager l'enracinement civique, apporter leur concours à ce qu'on appelle justement l'"européanisation des esprits". Reste que ce travail sur soi, personne ne peut le faire à la place des peuples concernés. Si leurs dirigeants, leurs élites, ne les invitent pas à progresser dans cette direction, alors les risques sont très grands et les efforts extérieurs seront vains.
3) Pour faciliter la rupture avec un passé tragique, il est indispensable d'identifier les responsabilités et de sanctionner les responsables. Les coupables de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre doivent passer en jugement. Milosevic et son régime portent pour une très large part la responsabilité de la mise à feu et à sang des Balkans.
Il ne serait pas davantage acceptable qu'une épuration ethnique à rebours se produise au Kosovo.
4) Aide durable, rupture avec le passé, sont donc les premières conditions du retour des Balkans à une véritable paix. Il importe de tracer un cadre pour l'évolution politique de la région.
L'expérience de la dernière décennie dans les Balkans a prouvé que les atteintes aux droits des minorités emportaient des conséquences tragiques, et qu'on est toujours le minoritaire de quelqu'un. Il faut donc non pas se focaliser sur les seules frontières, qui, dans une zone aussi morcelée que les Balkans, ont toujours été causes de conflits, mais chercher à faire en sorte que les frontières ne soient plus des obstacles aux liens humains ; chercher à ce qu'à l'avenir les Albanais du Kosovo puissent entretenir tous les liens qu'ils souhaitent avec ceux de Macédoine, sans que ces liens légitimes soient perçus comme porteurs de déstabilisation, que les Serbes de Belgrade puissent aller se recueillir dans les monastères orthodoxes du Kosovo, sans que les Kosovars albanophones voient dans leur présence une intolérable agression. Je ne fais rien d'autre en disant cela que de me référer à la méthode européenne de dépassement des clivages locaux dans la constitution d'un ensemble de solidarités plus vaste.
Indiscutablement, l'aspiration à s'intégrer dans la famille européenne existe parmi les peuples des Balkans.
5) En effet, et je conclurai par là, l'Union européenne ne peut pas concevoir son action dans les Balkans comme un simple apport de prestations militaires et civiles. Elle n'est pas un simple guichet. Elle est intervenue et elle est présente dans les Balkans au nom de valeurs politiques et humaines, elle y propose un modèle. Les rapports entre l'Union européenne et les pays des Balkans ne sauraient se développer et évoluer vers l'association ou un jour - pourquoi pas - l'intégration, sans accord sur les finalités politiques de l'œuvre de reconstruction.
(Source : http://www.assemblee-nationale.fr, le 2 décembre 1999)