Texte intégral
Depuis dix huit mois, la Mission 2000 en France a organisé dans tout le pays une série de forums préparatoires au passage de l'An 2000. Cette initiative, a rencontré un large écho et a permis de débattre des grandes questions qui se posent aux femmes et aux hommes d'aujourd'hui, dans notre société.
Nous sommes réunis aujourd'hui à Strasbourg autour du thème de l'Imaginaire européen. Plus encore que les précédents, ce quinzième et dernier Forum s'inscrit d'emblée comme un trait d'union entre l'histoire, dont nous sommes issus, et l'avenir, qu'il nous revient de préparer.
Vos travaux vont vous conduire à réfléchir aux liens qui unissent image, imaginaire, imagination et utopie. Autant de mots qui font appel à hier et à demain. Autant de notions qui se trouvent au coeur de la culture et de la création artistique, comme ils sont au cur de la politique culturelle, voire, tout simplement, de la politique.
Avant que vous ne vous saisissiez de ces sujets, permettez-moi de vous livrer quelques réflexions sur ce qu'ils évoquent pour moi.
Depuis des décennies, l'an 2000 a servi d'horizon à notre imagination. Mais l'échéance semblait lointaine ; il convenait d'anticiper, de la faire vivre avant la lettre, en reportant sur elle nos peurs et nos espoirs. Et le temps a coulé ....
A lire aujourd'hui ce que les esprits les plus ingénieux avaient imaginé, voilà seulement quarante ans, le sentiment dominant est celui de la déception quant à nos capacités de préfiguration. Nous sommes faits de telle sorte que ce que nous imaginons le mieux, c'est précisément ce que nous connaissons déjà. Nous avons en effet tendance à prolonger, et à amplifier, ce que nous constatons et nous avons bien du mal à prévoir les véritables innovations que notre créativité permanente est en mesure d'apporter à notre société.
Au fur et à mesure que l'échéance s'est rapprochée, l'évidence s'est imposée : l'an 2000 ressemblerait terriblement au présent, quelques innovations techniques en plus. Hasard de l'histoire ? Dans le même mouvement, on a cessé de croire aux lendemains qui chantent. Les grands desseins, les idéologies, les références inébranlables allaient alors laisser le terrain libre au " moi je ", et à " l'ici et maintenant ".
Le rêve allait chuter dans la consommation et le toujours plus ; on se remit à prévoir le triomphe de l'individualisme.
Est-ce si sûr ?
Je rentre de Seattle. Depuis une semaine, cette ville, symbole des grands trusts industriels, est devenue le lieu de confrontation des projets collectifs et des grands desseins pour le nouveau siècle. A Seattle, malgré des ambiguïtés et des malentendus évidents, s'est trouvé posée, publiquement et mondialement, la question de notre avenir commun.
Ce qui s'est passé cette semaine au bord du Pacifique échappe à toute tentative de classification hâtive et me paraît, au contraire, parfaitement illustrer la complexité des enjeux actuels.
On se tromperait en voulant voir dans les manifestants les champions exclusifs du repli sur soi, qu'il s'agisse du repli étatique ou individualiste.
Les manifestants de Seattle ne se sont pas dressés contre l'ouverture des frontières et l'établissement de règles du jeu à l'échelle mondiale. Mais ils veulent, à juste titre, que cette ouverture et que ces règles du jeu ne se fassent pas au détriment de leur qualité de vie, de leur identité, de leur culture.
Ce qu'il rejettent, c'est l'imposition de règles conduisant inéluctablement à l'uniformité. Ce qu'ils défendent, c'est le maintien de la diversité.
Sous une forme certes plus radicale, ils expriment, au fond, les mêmes positions que celles avancées par l'Union européenne, démontrant ainsi que, contrairement à ce que pronostiquaient la plupart des observateurs, la France et l'Europe, loin d'être isolées, bénéficiaient de sérieux appuis au sein même de la société américaine.
En opérant ce détour par Seattle, je ne m'éloigne guère de mon sujet. J'affirme qu'au moment où nous allons passer une frontière symbolique, celle de l'an 2000, le débat sur l'avenir reprend une force particulière. Au centre de ce débat, une question centrale, une question éminemment culturelle : comment évoluer tout en restant soi-même ? Comment s'ouvrir aux autres sans se renier ?
Comme toujours, lorsqu'il est question d'avenir, il me paraît nécessaire de revenir un instant sur le passé.
Les Grecs du temps de Périclès n'avaient certainement pas conscience d'être Européens. Pourtant, ce sont leurs philosophes, leurs géomètres, leurs architectes, leurs poètes et leurs sculpteurs qui ont permis, mille ans plus tard, l'explosion de l'Europe de la Renaissance partant à la conquête du monde.
Il y a mille ans, l'Europe n'était pas plus une réalité géographique qu'historique. De l'an mil à la fin du XVIIIe siècle, l'Europe a d'abord été un voyage. Voyage de ses savants et de ses artistes qui la parcouraient en tout sens, Italiens un jour, Français le lendemain. Et c'est ainsi que se sont affirmés et répandus les grands courants artistiques et philosophiques. Il y a des gothiques français, allemands, anglais. Mais le gothique n'est pas l'un ou l'autre, et cela vaut pour toutes les époques et toutes les disciplines.
L'imaginaire européen se nourrit de contes, de légendes, des mythes, de rêves antagonistes. L'idée même d'Europe est au cur du labyrinthe si bien analysé par Cornelius Castoriadis. Au centre de tant de contraires inséparables : l'identité et l'altérité, l'immanence et la transcendance, l'unité et la diversité, la liberté et l'égalité, le temporel et le spirituel.
C'est parce qu'elle est d'abord une idée, un imaginaire, que l'Europe est par nature une entité culturelle. " L'Europe, souligne Jean-Luc Nancy, est forcément l'idée d'une vision, d'une façon de voir ". Le projet d'une unification européenne est d'abord un projet culturel puisqu'il est fondé sur la défense et l'illustration des valeurs qui ont forgé l'identité européenne.
Ce sont des savants arabo-musulmans qui nous ont transmis l'héritage grec. C'est le croisement du droit romain et du catholicisme qui a fondé, vers le XIIe siècle, le droit européen. C'est la dialectique Réforme/Contre-Réforme qui a fait mûrir le concept de libre arbitre. C'est le choc des civilisations terriennes et des cités ouvertes sur les fleuves et la mer qui a enfanté la culture du progrès, la foi dans l'avenir, malgré les tragédies cycliques, les guerres suicidaires. C'est le souffle de la Renaissance et l'inspiration des Lumières qui ont enfanté la modernité contemporaine.
La " culture européenne " existe bel et bien. Fruit d'héritages et de métamorphoses... Cette culture ne se laisse enfermer dans aucune définition précise. Mais chacun sait qu'elle repose sur trois grands piliers : l'ouverture, la pluralité, la globalité.
Elle est ouverte. Edgar Morin l'a analysé : la culture européenne n'est pas l'affirmation d'une supériorité européenne ; elle est l'affirmation du primat de la culture. De toutes les cultures.
La culture européenne est plurielle par sa nature même. Là encore, je me tourne vers Edgar Morin : " Tout ce qui simplifie l'Europe par idéalisation ou par restriction la mutile (...). L'Europe n'a d'unité que dans et par sa multiplicité. Ce sont les interactions entre les peuples, les cultures, les classes, les Etats qui ont tissé une unité, elle-même plurielle et contradictoire ".
La culture européenne est globale dans la mesure où le bien, le beau, le bon, le vrai ont toujours été recherchés simultanément. Julien Benda l'avait bien analysé : les valeurs morales, politiques, spirituelles ont toujours été cultivées en parallèle avec des idées esthétiques.
Nous avons, bien entendu, tendance à valoriser tous les aspects positifs de cet héritage. Mais nous aurions grand tort d'occulter et de refouler le livre noir de notre histoire.
Nous avons tout connu, y compris le pire. En 1931, lorsqu'il écrivait le " Meilleur des mondes ", Aldous Huxley n'avait imaginé ni Auschwitz, ni Hiroshima. Il y a eu Auschwitz et Hiroshima. Et au cours des siècles qui ont précédé, notre découverte du monde s'est accompagnée d'exactions, de massacres et de génocides.
Notre imaginaire a deux versants : celui des Lumières et de la Raison, et celui de la barbarie.
La pire des illusions pour les Européens de l'an 2000 serait de croire que le processus initié en 1950 est irréversible.
Non, la paix n'est pas définitivement acquise.
Non, la prospérité n'est pas définitivement assurée.
Non, la liberté n'est pas définitivement installée.
Ne tombons pas en cette fin de millénaire dans les illusions tragiques que Stefan Zweig a si bien décrites au début du siècle, dans ce qu'il croyait être une " ère de sécurité "...
La longue marche européenne ne fait que commencer. C'est l'enjeu essentiel des prochaines années. La quête d'Europe est d'abord une requête des Européens qui se veulent pleinement acteurs de leur vie. Aucun Zeus ne viendra se travestir en taureau pour enlever la belle Europe.
Cees Noteboom relève avec pertinence que les Européens sont aujourd'hui condamnés à s'enlever eux-mêmes. Pour trouver des rivages qui soient des horizons d'espérance. " Nous ne voulons pas seulement coaliser les Etats, nous voulons surtout unir les hommes " disait Jean Monnet... Et, pour unir les hommes, ce sont bien les échanges culturels qu'il convient de développer.
Il faut pour cela faire converger imaginaire, utopie et imagination.
L'imaginaire européen se nourrit de notre passé commun, avec ses affrontements, que nous n'avons pas fini de dépasser, et ses convergences, que nous devons largement à notre patrimoine culturel. Il est fait de ressemblances et de particularismes. Il nous prépare mieux que d'autres à nous projeter dans un avenir qui dépend, pour une bonne part, des réponses que nous serons en mesure d'apporter à cette apparente contradiction entre s'ouvrir et se protéger.
L'Europe n'est pas vouée à cultiver la tradition à défaut de faire l'histoire, et à devenir le lieu d'une culture à vocation purement patrimoniale.
Ce patrimoine, échappant à la corruption du temps, n'étant plus source de création vivante, n'aurait alors plus d'autre valeur universelle que celle d'un " bien commun de l'humanité ". L'Europe, berceau de la civilisation occidentale, ne serait plus alors que le conservatoire mondial de cultures protégées comme autant d'espèces en voie de disparition. Cette muséification de la culture européenne précipiterait la sanctuarisation de notre imaginaire, cristallisé pour l'éternité en images d'Epinal.
Non, la culture européenne n'est pas simplement une culture différente à sauver pour sa différence, elle a plutôt vocation a devenir une culture de la différence.
L'utopie, c'est de fixer pour objectif de permettre à l'ensemble des Européens de devenir des citoyens, c'est-à-dire des acteurs de leur présent et de leur avenir. C'est de penser que tous devraient pouvoir partager les richesses passées et présentes de notre culture.
La question n'est plus aujourd'hui d'ériger de nouvelles cathédrales de la culture, des sanctuaires protégés et d'y inviter le peuple à y pénétrer pour se ressourcer. Ces cathédrales se sont multipliées ces derniers temps, mais ce sont peu ou prou toujours les mêmes qui en bénéficient. L'utopie c'est de penser qu'il ne s'agit pas là d'une fatalité, mais, peut-être, d'un problème mal posé.
L'Europe de la culture, l'Europe de l'esprit, est l'art de se donner les moyens de privilégier à la fois la création et la démocratisation de l'accès aux oeuvres. La culture n'est pas seulement source d'épanouissement personnel ; elle est aussi la condition de la cohésion sociale, de l'épanouissement collectif.
C'est par la culture que les Européens sortiront des crises structurelles qui caractérisent notre époque charnière entre deux siècles, deux millénaires.
" L'Europe n'aura pas eu la politique de sa pensée ", écrivait Paul Valéry en 1917. Aujourd'hui, l'Europe doit avoir la pensée - l'imagination - de ses ambitions.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 8 décembre 1999)
Nous sommes réunis aujourd'hui à Strasbourg autour du thème de l'Imaginaire européen. Plus encore que les précédents, ce quinzième et dernier Forum s'inscrit d'emblée comme un trait d'union entre l'histoire, dont nous sommes issus, et l'avenir, qu'il nous revient de préparer.
Vos travaux vont vous conduire à réfléchir aux liens qui unissent image, imaginaire, imagination et utopie. Autant de mots qui font appel à hier et à demain. Autant de notions qui se trouvent au coeur de la culture et de la création artistique, comme ils sont au cur de la politique culturelle, voire, tout simplement, de la politique.
Avant que vous ne vous saisissiez de ces sujets, permettez-moi de vous livrer quelques réflexions sur ce qu'ils évoquent pour moi.
Depuis des décennies, l'an 2000 a servi d'horizon à notre imagination. Mais l'échéance semblait lointaine ; il convenait d'anticiper, de la faire vivre avant la lettre, en reportant sur elle nos peurs et nos espoirs. Et le temps a coulé ....
A lire aujourd'hui ce que les esprits les plus ingénieux avaient imaginé, voilà seulement quarante ans, le sentiment dominant est celui de la déception quant à nos capacités de préfiguration. Nous sommes faits de telle sorte que ce que nous imaginons le mieux, c'est précisément ce que nous connaissons déjà. Nous avons en effet tendance à prolonger, et à amplifier, ce que nous constatons et nous avons bien du mal à prévoir les véritables innovations que notre créativité permanente est en mesure d'apporter à notre société.
Au fur et à mesure que l'échéance s'est rapprochée, l'évidence s'est imposée : l'an 2000 ressemblerait terriblement au présent, quelques innovations techniques en plus. Hasard de l'histoire ? Dans le même mouvement, on a cessé de croire aux lendemains qui chantent. Les grands desseins, les idéologies, les références inébranlables allaient alors laisser le terrain libre au " moi je ", et à " l'ici et maintenant ".
Le rêve allait chuter dans la consommation et le toujours plus ; on se remit à prévoir le triomphe de l'individualisme.
Est-ce si sûr ?
Je rentre de Seattle. Depuis une semaine, cette ville, symbole des grands trusts industriels, est devenue le lieu de confrontation des projets collectifs et des grands desseins pour le nouveau siècle. A Seattle, malgré des ambiguïtés et des malentendus évidents, s'est trouvé posée, publiquement et mondialement, la question de notre avenir commun.
Ce qui s'est passé cette semaine au bord du Pacifique échappe à toute tentative de classification hâtive et me paraît, au contraire, parfaitement illustrer la complexité des enjeux actuels.
On se tromperait en voulant voir dans les manifestants les champions exclusifs du repli sur soi, qu'il s'agisse du repli étatique ou individualiste.
Les manifestants de Seattle ne se sont pas dressés contre l'ouverture des frontières et l'établissement de règles du jeu à l'échelle mondiale. Mais ils veulent, à juste titre, que cette ouverture et que ces règles du jeu ne se fassent pas au détriment de leur qualité de vie, de leur identité, de leur culture.
Ce qu'il rejettent, c'est l'imposition de règles conduisant inéluctablement à l'uniformité. Ce qu'ils défendent, c'est le maintien de la diversité.
Sous une forme certes plus radicale, ils expriment, au fond, les mêmes positions que celles avancées par l'Union européenne, démontrant ainsi que, contrairement à ce que pronostiquaient la plupart des observateurs, la France et l'Europe, loin d'être isolées, bénéficiaient de sérieux appuis au sein même de la société américaine.
En opérant ce détour par Seattle, je ne m'éloigne guère de mon sujet. J'affirme qu'au moment où nous allons passer une frontière symbolique, celle de l'an 2000, le débat sur l'avenir reprend une force particulière. Au centre de ce débat, une question centrale, une question éminemment culturelle : comment évoluer tout en restant soi-même ? Comment s'ouvrir aux autres sans se renier ?
Comme toujours, lorsqu'il est question d'avenir, il me paraît nécessaire de revenir un instant sur le passé.
Les Grecs du temps de Périclès n'avaient certainement pas conscience d'être Européens. Pourtant, ce sont leurs philosophes, leurs géomètres, leurs architectes, leurs poètes et leurs sculpteurs qui ont permis, mille ans plus tard, l'explosion de l'Europe de la Renaissance partant à la conquête du monde.
Il y a mille ans, l'Europe n'était pas plus une réalité géographique qu'historique. De l'an mil à la fin du XVIIIe siècle, l'Europe a d'abord été un voyage. Voyage de ses savants et de ses artistes qui la parcouraient en tout sens, Italiens un jour, Français le lendemain. Et c'est ainsi que se sont affirmés et répandus les grands courants artistiques et philosophiques. Il y a des gothiques français, allemands, anglais. Mais le gothique n'est pas l'un ou l'autre, et cela vaut pour toutes les époques et toutes les disciplines.
L'imaginaire européen se nourrit de contes, de légendes, des mythes, de rêves antagonistes. L'idée même d'Europe est au cur du labyrinthe si bien analysé par Cornelius Castoriadis. Au centre de tant de contraires inséparables : l'identité et l'altérité, l'immanence et la transcendance, l'unité et la diversité, la liberté et l'égalité, le temporel et le spirituel.
C'est parce qu'elle est d'abord une idée, un imaginaire, que l'Europe est par nature une entité culturelle. " L'Europe, souligne Jean-Luc Nancy, est forcément l'idée d'une vision, d'une façon de voir ". Le projet d'une unification européenne est d'abord un projet culturel puisqu'il est fondé sur la défense et l'illustration des valeurs qui ont forgé l'identité européenne.
Ce sont des savants arabo-musulmans qui nous ont transmis l'héritage grec. C'est le croisement du droit romain et du catholicisme qui a fondé, vers le XIIe siècle, le droit européen. C'est la dialectique Réforme/Contre-Réforme qui a fait mûrir le concept de libre arbitre. C'est le choc des civilisations terriennes et des cités ouvertes sur les fleuves et la mer qui a enfanté la culture du progrès, la foi dans l'avenir, malgré les tragédies cycliques, les guerres suicidaires. C'est le souffle de la Renaissance et l'inspiration des Lumières qui ont enfanté la modernité contemporaine.
La " culture européenne " existe bel et bien. Fruit d'héritages et de métamorphoses... Cette culture ne se laisse enfermer dans aucune définition précise. Mais chacun sait qu'elle repose sur trois grands piliers : l'ouverture, la pluralité, la globalité.
Elle est ouverte. Edgar Morin l'a analysé : la culture européenne n'est pas l'affirmation d'une supériorité européenne ; elle est l'affirmation du primat de la culture. De toutes les cultures.
La culture européenne est plurielle par sa nature même. Là encore, je me tourne vers Edgar Morin : " Tout ce qui simplifie l'Europe par idéalisation ou par restriction la mutile (...). L'Europe n'a d'unité que dans et par sa multiplicité. Ce sont les interactions entre les peuples, les cultures, les classes, les Etats qui ont tissé une unité, elle-même plurielle et contradictoire ".
La culture européenne est globale dans la mesure où le bien, le beau, le bon, le vrai ont toujours été recherchés simultanément. Julien Benda l'avait bien analysé : les valeurs morales, politiques, spirituelles ont toujours été cultivées en parallèle avec des idées esthétiques.
Nous avons, bien entendu, tendance à valoriser tous les aspects positifs de cet héritage. Mais nous aurions grand tort d'occulter et de refouler le livre noir de notre histoire.
Nous avons tout connu, y compris le pire. En 1931, lorsqu'il écrivait le " Meilleur des mondes ", Aldous Huxley n'avait imaginé ni Auschwitz, ni Hiroshima. Il y a eu Auschwitz et Hiroshima. Et au cours des siècles qui ont précédé, notre découverte du monde s'est accompagnée d'exactions, de massacres et de génocides.
Notre imaginaire a deux versants : celui des Lumières et de la Raison, et celui de la barbarie.
La pire des illusions pour les Européens de l'an 2000 serait de croire que le processus initié en 1950 est irréversible.
Non, la paix n'est pas définitivement acquise.
Non, la prospérité n'est pas définitivement assurée.
Non, la liberté n'est pas définitivement installée.
Ne tombons pas en cette fin de millénaire dans les illusions tragiques que Stefan Zweig a si bien décrites au début du siècle, dans ce qu'il croyait être une " ère de sécurité "...
La longue marche européenne ne fait que commencer. C'est l'enjeu essentiel des prochaines années. La quête d'Europe est d'abord une requête des Européens qui se veulent pleinement acteurs de leur vie. Aucun Zeus ne viendra se travestir en taureau pour enlever la belle Europe.
Cees Noteboom relève avec pertinence que les Européens sont aujourd'hui condamnés à s'enlever eux-mêmes. Pour trouver des rivages qui soient des horizons d'espérance. " Nous ne voulons pas seulement coaliser les Etats, nous voulons surtout unir les hommes " disait Jean Monnet... Et, pour unir les hommes, ce sont bien les échanges culturels qu'il convient de développer.
Il faut pour cela faire converger imaginaire, utopie et imagination.
L'imaginaire européen se nourrit de notre passé commun, avec ses affrontements, que nous n'avons pas fini de dépasser, et ses convergences, que nous devons largement à notre patrimoine culturel. Il est fait de ressemblances et de particularismes. Il nous prépare mieux que d'autres à nous projeter dans un avenir qui dépend, pour une bonne part, des réponses que nous serons en mesure d'apporter à cette apparente contradiction entre s'ouvrir et se protéger.
L'Europe n'est pas vouée à cultiver la tradition à défaut de faire l'histoire, et à devenir le lieu d'une culture à vocation purement patrimoniale.
Ce patrimoine, échappant à la corruption du temps, n'étant plus source de création vivante, n'aurait alors plus d'autre valeur universelle que celle d'un " bien commun de l'humanité ". L'Europe, berceau de la civilisation occidentale, ne serait plus alors que le conservatoire mondial de cultures protégées comme autant d'espèces en voie de disparition. Cette muséification de la culture européenne précipiterait la sanctuarisation de notre imaginaire, cristallisé pour l'éternité en images d'Epinal.
Non, la culture européenne n'est pas simplement une culture différente à sauver pour sa différence, elle a plutôt vocation a devenir une culture de la différence.
L'utopie, c'est de fixer pour objectif de permettre à l'ensemble des Européens de devenir des citoyens, c'est-à-dire des acteurs de leur présent et de leur avenir. C'est de penser que tous devraient pouvoir partager les richesses passées et présentes de notre culture.
La question n'est plus aujourd'hui d'ériger de nouvelles cathédrales de la culture, des sanctuaires protégés et d'y inviter le peuple à y pénétrer pour se ressourcer. Ces cathédrales se sont multipliées ces derniers temps, mais ce sont peu ou prou toujours les mêmes qui en bénéficient. L'utopie c'est de penser qu'il ne s'agit pas là d'une fatalité, mais, peut-être, d'un problème mal posé.
L'Europe de la culture, l'Europe de l'esprit, est l'art de se donner les moyens de privilégier à la fois la création et la démocratisation de l'accès aux oeuvres. La culture n'est pas seulement source d'épanouissement personnel ; elle est aussi la condition de la cohésion sociale, de l'épanouissement collectif.
C'est par la culture que les Européens sortiront des crises structurelles qui caractérisent notre époque charnière entre deux siècles, deux millénaires.
" L'Europe n'aura pas eu la politique de sa pensée ", écrivait Paul Valéry en 1917. Aujourd'hui, l'Europe doit avoir la pensée - l'imagination - de ses ambitions.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 8 décembre 1999)