Texte intégral
Q - Monsieur de Villepin, que signifie votre visite en Bosnie-Herzégovine, qui je crois, est votre premier déplacement dans les Balkans depuis votre prise de fonctions ?
R - Je suis venu en Bosnie-Herzégovine pour porter trois messages, qui s'adressent à votre pays mais aussi aux autres pays de la région : le premier pour affirmer notre volonté de rester engagés dans cette région et de peser de tout notre poids pour que nos partenaires, en particulier européens, fassent de même. Il est en effet important de veiller à la continuité de notre action sur le long terme et de ne pas nous laisser gagner par la lassitude qui commence à toucher d'autres acteurs internationaux et certains bailleurs de fonds.
Nous avons la ferme volonté de poursuivre dans la voie tracée lors du Sommet de Zagreb, réuni en novembre 2000 sur l'initiative du président Chirac, sommet qui a dessiné les contours de "l'Européanisation des Balkans" et a affirmé la vocation européenne des cinq pays concernés dont la Bosnie-Herzégovine.
Le troisième message, c'est la nécessité d'un engagement de tous, communauté internationale, autorités et populations locales, à tous les niveaux de responsabilité, pour la mise en uvre des réformes nécessaires, en particulier l'établissement d'un Etat de droit et la lutte contre le crime organisé, car le combat s'est désormais déplacé sur cet autre terrain. Le démarrage économique et le retour des jeunes au pays, de même que le rythme du rapprochement avec l'Europe, dépendent en grande partie des avancées vers ces objectifs.
Q - Mais combien de temps ce processus prendra-t-il ? Chacun d'entre nous se demande s'il sera un jour ressortissant de l'Union européenne ou s'il faudra attendre la génération suivante ?
R - Cela dépend d'abord de vous-mêmes, de vos dirigeants, de la capacité de votre société à évoluer dans le sens des valeurs qui sont les nôtres. Tout ce qui sera fait dans le sens de l'Etat de droit, la lutte contre le crime organisé, contre les mafias et l'immigration illégale, ne pourra qu'accélérer le processus. La coopération régionale est un autre critère. La route est tracée, les étapes sont connues et la destination est sûre. Toute la question est celle de la rapidité. Sur ces différents plans, j'ai constaté lors de ma visite à Sarajevo que beaucoup de chemin avait été fait, en particulier au cours des tout derniers mois et l'on peut désormais envisager l'avenir avec davantage de confiance : votre pays est entré au Conseil de l'Europe et la quasi-totalité des critères de la "feuille de route" de l'Union européenne ont été satisfaits, ce qui devrait permettre le lancement prochain de l'étude de faisabilité d'un accord de stabilisation et d'association avec l'Union européenne, accord qui n'est donc plus lui-même hors de portée et constituera, le moment venu, un jalon essentiel sur la voie du rapprochement avec l'Europe. La visite, aujourd'hui, du commissaire Patten sera une étape importante pour l'étude de faisabilité, avant la décision du Conseil, c'est-à-dire des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne. C'est une décision qui doit être prise à Quinze, mais la France, pour sa part, encouragera ses partenaires à franchir le pas.
Q - Quelle est votre appréciation sur la coopération bilatérale entre la France et la Bosnie-Herzégovine ?
R - Lors de ma visite, j'ai signé avec mon homologue Zlatko Lagumdzija un accord de coopération culturelle, scientifique et technique. C'est d'abord un signal, car il faudra d'autres textes, au niveau notamment des entités et surtout des actions. La culture française se porte bien en Bosnie-Herzégovine, grâce, bien sûr au centre André-Malraux dont la visite m'a beaucoup impressionné mais aussi grâce à d'autres initiatives, comme l'ouverture d'un centre culturel à Mostar, notre contribution à la reconstruction du Vieux Pont, la relance de l'enseignement du français en Bosnie-Herzégovine, etc D'autre part, mon collègue Lagumdzija et moi nous sommes mis d'accord sur un projet de coopération avec notre Ecole nationale d'administration, "l'ENA", pour former les hauts cadres des institutions centrales de votre pays. En revanche, et vous avez raison, c'est dans le domaine économique que le bât blesse, même si la Bosnie-Herzégovine doit se réjouir que la France lui achète plus qu'elle ne lui vend.
Q - Qu'attend la France des élections du 5 octobre ?
R - Les élections du 5 octobre vont être une étape essentielle dans la vie de votre pays, dont les citoyens vont être appelés à choisir leurs dirigeants pour les quatre prochaines années. C'est à eux, et à eux seuls, qu'il appartient de décider. Mon seul message est de les inviter à ne pas laisser passer cette occasion, à se mobiliser pour la poursuite des réformes, la lutte contre la corruption et le rapprochement avec l'Union européenne. Il s'agit en effet de reconstituer la grande famille européenne, dont la Bosnie-Herzégovine est un membre naturel. Pour cela, nous avons besoin de toutes les énergies, en particulier de celle des jeunes. Chaque citoyen détient entre ses mains une partie de l'avenir de ce pays, voire de la région et chacun doit prendre ses responsabilités. En somme, je pense que vos concitoyens ont assez souffert et sont assez mûrs pour savoir qu'ils doivent voter.
Q - Quand vous attendez-vous à l'arrestation des criminels de guerre n° 1 : Karadzic et Mladic ?
R - La France est déterminée à faire en sorte que l'ensemble des criminels de guerre soient traduits devant le Tribunal pénal international (TPI). Cela vaut, entre autres, pour Karadzic et pour Mladic. Cela arrivera tôt ou tard. Le plus tôt sera le mieux et je puis vous garantir que ces inculpés ne trouveront jamais de repos. Tous les moyens que nous avons à disposition sont et seront utilisés dans ce but, en pleine coopération avec nos alliés. Nous comptons tout aussi fermement sur le soutien et l'entière coopération de tous les dirigeants concernés dans votre pays et dans la région, qui doivent prendre leur part de responsabilités.
Q - Quelle est votre position sur la Cour pénale internationale et comment voyez-vous les demandes des Etats-Unis d'une immunité pour leurs ressortissants ?
R - Il faut essayer de prendre en compte les préoccupations des Etats-Unis, mais il ne peut être question de porter atteinte au respect des principes fondamentaux du Traité de Rome car ils instaurent un nouvel ordre international auquel nous sommes attachés. C'est dans cet esprit que la France travaille avec ses partenaires à la définition d'une position commune à Quinze, mais aussi avec ceux qui veulent se rapprocher de l'Union européenne, car, partageant les mêmes valeurs, il faut que nous appliquions les mêmes règles. Il nous faut aussi être attentifs à ce que ce débat ne fragilise pas la coopération avec le Tribunal de La Haye.
Q - La France soutient-elle une intervention militaire en Iraq ? Celle-ci aura-t-elle lieu ?
R - Notre position à ce sujet est très ferme et très claire : détermination face au risque de prolifération des armes de destruction massive ; souci de faire en sorte que les inspecteurs de l'ONU puissent revenir sans condition. Dès lors que ceci ne pourrait être fait, il reviendrait au Conseil de sécurité, et à lui seul, de décider des mesures à prendre. Il ne faut pas perdre de vue nos objectifs et nos intérêts communs : l'amélioration de la situation humanitaire et de la sécurité régionale, grâce à la reprise du contrôle des armements de l'Iraq.
Q - Au cours de votre visite à Sarajevo, vous avez évoqué le transfert en centre-ville du monument à la mémoire de vos 80 soldats morts dans notre pays depuis 1992.
R - Effectivement. Si nous sommes tournés vers l'avenir, nous avons aussi un devoir de mémoire vis-à-vis de ceux qui ont donné leur vie pour la paix et nous voulons partager ce souvenir avec les citoyens de Sarajevo. Ne pas oublier le passé, c'est aussi un message aux futures générations, les mettre en alerte, les aider à éviter les drames que leurs anciens ont connus.
Q - Que pensez-vous du récent rapport paru en République serbe sur Srebrenica ?
R - Je trouve pour ma part inadmissible et choquante la tentative de relecture de l'histoire contenue dans ce rapport. Les victimes et leurs familles ont droit au respect, qui signifie d'abord celui de la vérité. Autant il faut rejeter la notion de faute collective, autant cela suppose la capacité à assumer l'histoire. Notre expérience récente nous montre combien cela est parfois douloureux, long et difficile. Mais c'est le prix de la réconciliation et c'est aussi l'honneur des peuples d'avoir le courage de regarder en face leur passé dans ce qu'il a de glorieux mais aussi de moins glorieux.
Q - Le Centre André-Malraux est devenu une institution culturelle à Sarajevo et les Français (au contraire des hommes politiques pendant la guerre) ont beaucoup aidé les Bosniens. Cet automne, le Centre organise les troisièmes Rencontres européennes du Livre, qui deviennent un événement culturel très important. Allez-vous les soutenir ?
R - Ces rencontres sont une excellente initiative parce qu'elles commencent à devenir une sorte de rendez-vous régulier des grands écrivains, non seulement de Bosnie-Herzégovine et de la région, mais aussi de l'Europe tout entière. Elles contribuent à rendre à Sarajevo son rôle de pôle intellectuel dans la région, mais aussi à créer l'Europe de la culture. Après ma visite à la bibliothèque de Vjesnica, affreusement détruite pendant la guerre, avec ses deux millions de volumes, je me suis rendu au centre André-Malraux et n'ai pu m'empêcher de penser que ces Rencontres étaient la plus belle réponse à cette barbarie qui consiste à toucher là où cela fait mal, c'est-à-dire à la culture et à l'histoire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 septembre 2002)