Texte intégral
Vous avez retenu comme thème pour mon intervention, aujourd'hui : "les nouvelles frontières de la diplomatie française".
Je voudrais d'abord vous dire quelque chose de simple. La politique étrangère, ce ne sont pas que des "ronds de jambes", des mondanités datant du XVIIème ou du XVIIIème siècle, à travers le monde, dans les conférences internationales. Ce n'est pas cela.
La politique étrangère française concerne des problèmes concrets de la vie quotidienne des Français.
C'est l'économie, c'est-à-dire, la place de nos entreprises à l'étranger. Il n'y a pas un déplacement que je fasse, où je n'aie sous le bras quelques dossiers d'entreprises qui ont des projets, qui veulent passer des contrats avec d'autres Etats ou entreprises publiques, ou des accords d'investissements, que sais-je encore; c'est donc l'économie, c'est-à-dire les entreprises.
C'est la culture, car la France a une place spéciale dans le monde. Nous nous regardons avec notre regard à nous, dont je vous parlerai d'ailleurs, mais le monde nous regarde avec un regard tout à fait original; il nous croit différent des autres, et cela fait deux siècles que cela dure, depuis la Révolution. Le reste du monde nous pense différents, il pense que nous portons des valeurs universelles. Il attend de nous que nous soyons à la hauteur de ce message de culture et de valeurs, dont il nous croit porteurs. La présence de la France, c'est aussi son rayonnement culturel, la défense de sa langue.
La politique étrangère, c'est aussi beaucoup de problèmes humains, car dans tout cela, la personne est au coeur de nos préoccupations, naturellement. C'est-à-dire des problèmes d'immigration, des problèmes intéressant la protection consulaire. Il y a aujourd'hui, dans plusieurs pays du monde des Français en difficulté, qui ont maille à partir avec la Justice, les pouvoirs publics locaux, des questions à résoudre, et donc, c'est beaucoup de problèmes très pratiques et très concrets.
La politique étrangère, c'est enfin, tout de même, de grands problèmes comme la future sécurité en Europe.
Je dis cela pour essayer de désacraliser ce qu'il y aurait d'un peu théorique dans la politique étrangère telle qu'on l'imagine. Pour ceux d'entre vous qui connaîtraient un peu le Quai d'Orsay, vous pourriez être portés à penser qu'en effet, ce ne sont que des mondanités sous les ors des palais de la République; en réalité, ce sont très souvent des problèmes très concrets et très difficiles.
Maintenant, je voudrais essayer d'évoquer devant vous, quelques unes des préoccupations qui sont les miennes, et qui sans doute sont aussi les vôtres, car vous êtes des étudiants et donc, vous regardez la vie avec du recul, position privilégiée dont vous devez apprécier l'intérêt. Je dis cela car nous sommes montés au quatrième étage et je vous suis reconnaissant d'avoir monté ces quatre étages pour venir jusqu'ici. Cela m'a donné d'ailleurs l'occasion de constater qu'au fond, il y a longtemps que j'ai fait Sciences-Po. Mais il n'y a pas grande différence, les locaux sont les mêmes et il y a peu de changements. Cela me fait finalement assez plaisir d'ailleurs.
Les préoccupations que je ressens sont les suivantes : je pense qu'il est extrêmement important que la France choisisse définitivement l'ouverture sur le monde. Ce n'est pas évident. Vous êtes dans une école qui, depuis l'origine a toujours vécu avec cette préoccupation. L'école française des Sciences politiques, qui a été fondée au lendemain de la défaite de 1870, l'a été par des hommes qui pensaient que l'ouverture vers l'extérieur était alors la clef du redressement de la France. Les programmes de Sciences-Po, depuis toujours, ont témoigné d'une remarquable ouverture sur l'extérieur. L'oeuvre de Sorel, de Boutmy, de Siegfried, témoignent de ce que, dès l'origine, cette Ecole a été toujours tournée vers l'extérieur. Vous ne devez pas oublier que, dans cette période que j'évoque devant vous, la période de 1870-1914, notre pays était formidablement ouvert sur l'extérieur. Qu'il s'agisse de flux commerciaux, de flux financiers, de mouvements de capitaux, d'investissements, la France était un pays ouvert, au moins aussi ouvert qu'aujourd'hui, pas sur le même monde certes, puisqu'il s'agissait d'un monde beaucoup plus restreint, mais sur le monde tout de même.
Pour qu'elle soit ouverte sur l'extérieur, encore faut-il que la France surmonte la peur de l'étranger. Cette peur existe. Je constate d'ailleurs qu'à tout moment, on agite le spectre de la "mondialisation", les nouveaux périls, les pressions migratoires, les nouvelles formes de criminalité internationales. Bref, on regarde le monde comme une espèce d'océan menaçant, empli de dangers qui guettent notre pays. Il faut résister à cette tentation, qui est dangereuse, destructrice pour nous.
Réfléchissons un peu ensemble - si vous le voulez bien - à la mondialisation. C'est un fait, on peut toujours avoir une opinion sur les faits, mais c'est un fait. Ce n'est pas quelque chose que l'on devrait d'abord juger, on doit d'abord la constater. Ce phénomène est d'ailleurs impressionnant, depuis l'effondrement de l'URSS, mais aussi avec le formidable développement économique d'un certain nombre de pays du monde. Cette mondialisation s'impose à vous, à moi, à tous. Naturellement, il n'y a pas de solutions dans lesquelles on pourrait imaginer que la France s'en protégerait, s'isolerait, se mettrait à l'abri, élèverait je ne sais quelle barricade ou quel mur qui ferait qu'elle n'en subirait pas les effets, seule, tel Noé sur son bateau, évidemment non. Vous êtes dans un monde désormais complètement ouvert.
Ensuite cette mondialisation est formidablement porteuse d'espoir. Un espoir très simple, qui est celui d'un monde plus juste, car cela veut dire très concrètement qu'un certain nombre de pays qui n'existaient presque pas sur la carte du développement et sur la scène internationale sont désormais assis à la table des riches, ont l'intention de s'y asseoir, font d'énormes efforts pour y parvenir et font preuve d'un tonus et d'un dynamisme formidables. Savez-vous qu'à Kuala Lumpur, on construit des tours qui seront les gratte-ciel les plus élevés du monde, deux tours qui ont 450m de haut, construites en forme de minarets. Les Malais sont très fiers et, pour eux, c'est le sentiment d'une espèce de monde dans lequel ils retrouvent leur place, la justice rétablie. Ce monde sera plus juste. J'évoque ici la Malaisie mais je pourrais vous parler de l'ensemble de l'Asie qui s'est mise en mouvement. Je pourrais vous parler aussi de l'ensemble de l'Amérique latine qui a connu, au cours des trente dernières années, une longue période d'instabilité politique, qui a nui à son développement. Maintenant, l'instabilité est terminée, la plupart des problèmes sont résolus et le développement a démarré à nouveau.
Si donc, nous assistons à l'émergence d'un monde plus juste, où chacun peut trouver sa place, nous voyons se constituer aussi un monde plus riche, dans lequel il y aura forcément plus de compétition et où les premières places sont disponibles pour les meilleurs.
Vous devez bien mesurer ce que cela veut dire. Ce sont tous les ans des millions d'hommes et de femmes à travers le monde qui entrent sur le marché de la consommation, qui dépassent un certain seuil à partir duquel on peut consommer de façon moderne, c'est-à-dire aller dans les magasins et acheter. Ces gens consomment, ils produisent aussi. Ils ont un appétit formidable, un formidable besoin d'acheter des produits, des technologies... Je dis des millions tous les ans : en Chine, au Brésil, en Asie du Sud-Est, et tout cela est disponible pour les meilleurs. Que les meilleurs gagnent. Peu après avoir été nommé ministre des Affaires étrangères, j'ai rencontré un personnage extraordinaire. Il s'appelle Lee Kwan Yew, c'est l'homme qui a fait Singapour. C'est très curieux Singapour, c'est un Etat-Ville qui faisait au départ partie de la Malaisie. Ce n'était que quelques îles peuplées surtout de moustiques, et de 300.000 habitants, très pauvres. Et puis, Singapour s'est constituée de façon indépendante au moment de l'indépendance de la Malaisie, au début des années soixante. Singapour compte maintenant 2 millions d'habitants, possède un niveau de vie qui a dépassé le niveau de vie français il y a deux ans. Singapour continue sa croissance à raison de 10 % par an, et tout cela a été fait par Lee Kwan Yew. Il y a certes quelques inconvénients à tout cela, sinon ce serait le paradis terrestre. Eh bien, M. Lee Kwan Yew, qui a 75 ans, m'a dit : "Vous êtes dans un pays formidable; votre pays a tout pour lui, l'intelligence, son niveau de formation très élevé, un esprit créatif et inventif. Vous avez une très haute technologie. Donc vous devriez gagner, vous devriez être au premier niveau mondial. Mais, dit-il, vous ne résolvez pas vos problèmes et tant que ce sera ainsi, vous resterez avec les difficultés que vous avez aujourd'hui". Il y a des gens comme cela à travers le monde, que l'on ne connaît pas très bien, nous qui sommes un peu tentés de rester repliés dans notre Europe, et qui ont des choses à dire, qui jugent, qui voient.
Je crois donc que cette mondialisation est porteuse d'espoir. Naturellement, elle comprend des risques, de différentes natures : la corruption qui a fait des progrès gigantesques dans le monde entier, le crime organisé, la drogue devenue un fléau mondial et quelques autres, en particulier les compétitions illégales et déloyales. Quand on fait travailler des prisonniers quelque part dans le monde et que l'on veut venir vendre sur notre marché des produits qui sont fabriqués gratuitement, c'est quelque chose qui n'est pas acceptable. C'est pourquoi, cette mondialisation doit être à la fois acceptée - elle est là, elle doit être, me semble-t-il, voulue -, mais aussi maîtrisée, pour être au service de tous. Il y a des protections légitimes, il est normal que chaque territoire national se protège. Il est normal que nous demandions qu'il y ait des normes sociales agréées par tous et c'est ce que l'Europe a obtenu récemment. Quelques progrès ont été accomplis dans cette voie lors d'une grande conférence de l'OMC, nous demandons qu'il y ait des normes sociales agréées par tous et qui soient le socle de base qui préside aux relations économiques internationales. Il est normal aussi que nous demandions que dans la vie des nations, il y ait quelques règles démocratiques car, il faut bien le reconnaître, la situation n'est pas toujours parfaite de ce point de vue.
Je demande que la France ait, vis-à-vis de ce monde qui bouge, qui change, qui fait des progrès formidables, je demande que la France ait une attitude d'ouverture et, je le dis à vous, étudiantes et étudiants qui êtes la jeunesse de France, vous ne pouvez pas être du côté du repli de la France sur elle-même. Vous devez être, au contraire, les combattants de l'ouverture de la France.
Pour faire cela, encore faut-il comprendre et aimer les autres. La diplomatie c'est cela aussi, aimer et comprendre les autres nations, les autres peuples. Dans ce monde-là, il y a en effet une menace, c'est l'uniformité. Il y a maintenant une langue mondiale, d'origine anglo-saxonne. Je dis cela car la pratique de cette langue par tous les peuples du monde l'a saccagée, brisée. C'est une espèce de dialecte international qui est d'origine anglo-saxonne, qui n'est pas l'Anglais tel qu'on le parle à Londres, qui lui est une très belle langue. Cette uniformité-là est formidablement secondée par les moyens modernes de communication : Internet, la télévision satellitaire, tout cela véhicule la langue et la culture, une langue et une culture. Or, je voudrais témoigner quelques brefs instants devant vous des merveilles de la diversité et de la richesse des cultures du monde.
Je disais tout à l'heure que le monde nous voit différents. Il juge la France différente des autres; mais la France souffrirait d'avoir une attitude vaniteuse. Il n'y a pas de hiérarchie dans les cultures, il n'y a pas de hiérarchie dans les civilisations. Il y a des cultures et des civilisations différentes et chacune de ces cultures et de ces civilisations apportent quelque chose, une part de notre humanité. Notre savoir-faire, notre talent, me semble-t-il, c'est d'être capables d'apprécier et d'aimer cette diversité et ces cultures. Il faut être capable aussi de les partager, d'avoir non pas une attitude qui était celle du XVIIème siècle colonial, celle dans laquelle on dit : c'est moi, c'est nous, la France, ou tous les peuples colonisateurs qui venons vers vous car nous sommes supérieurs à vous, nous allons vous apporter la civilisation. Ce n'est pas vrai.
Nous avons tout à gagner à partager, et ce que les autres nous apportent dans ce partage vaut bien ce que nous leur donnons. Si nous avons cette attitude-là, alors le monde de la diversité nous est ouvert. En même temps, nous avons le plus grand intérêt, ensemble, à être les ardents défenseurs de cette diversité des cultures, parce que toutes ces cultures qui veulent survivre à la menace de l'uniformité sont aussi nos alliés objectifs pour défendre notre langue et notre culture.
Je sais que, vous-mêmes, vous êtes dans un institut très ouvert sur l'extérieur, avec beaucoup d'élèves étrangers, vous faites des stages, vous recevez des boursiers étrangers, vous avez un effort de recherche très important. Faites-le, c'est essentiel. Essentiel pour que la jeunesse de la France, pour que l'image de notre pays de demain soit celle d'un pays ouvert sur l'extérieur en même temps qu'il est conquérant, l'un va avec l'autre.
Enfin, encore deux observations : soyez des Européens convaincus. Je ne veux pas entrer dans un débat politique, je vous en dirai un mot tout à l'heure. Nous avons devant nous, nous sommes en train de commencer quelque chose d'extrêmement intéressant et important, d'extrêmement passionnant, c'est l'unité du continent européen. Depuis la chute du mur de Berlin, la fin de la division de l'Europe en deux, les peuples d'Europe centrale et orientale sont tournés vers nous. Et nous avons accepté l'idée que, progressivement, au fur et à mesure qu'ils seraient en état de le faire, ils vont rejoindre l'Union européenne. Notez que c'est la première fois dans l'histoire de l'Europe que l'on sera capable de réaliser l'unité du continent européen, fondée sur la volonté des peuples. Car des tentatives d'unification du continent, il y en a eu, depuis Rome jusqu'au XXème siècle, dans le fer et le sang, comme vous le savez. Il y a eu des tentatives de domination de l'Europe, de très nombreuses. L'Histoire européenne a été marquée par cela. Mais maintenant, pour la première fois, nous avons un projet extrêmement différent, rassembler les peuples d'Europe dans un ensemble qui sera l'Union européenne de demain. Naturellement, cela pose beaucoup de problèmes, cela soulève beaucoup de questions, comme tous les grands projets, mais c'est quelque chose de neuf. Aujourd'hui, Varsovie, Budapest, Prague, Bucarest ne sont pas seulement des capitales de pays d'Europe comme Paris ou Bruxelles, mais, comme Paris et Bruxelles, ce sont la gerbe des grandes villes européennes. Nous avons tout à gagner à essayer de concevoir ensemble une façon nouvelle de vivre qui ne soit pas celle de la confrontation des nations, mais une nouvelle organisation, qui est celle que nous sommes en effet en train d'inventer. Nous avons beaucoup d'étapes devant nous, beaucoup de difficultés: la monnaie, la réforme de l'Union européenne, la révision du traité de Maastricht. Ce sont autant d'étapes, excusez-moi de le dire, techniques dans un projet politique qui, me semble-t-il, à une très grande importance.
Voilà ce que je voulais vous dire car je voulais vous parler de l'ouverture de la France sur l'extérieur. Je crois que cette ouverture est le grand enjeu des moments que nous vivons. C'est le grand enjeu de cette fin de siècle et du début du siècle qui vient. La jeunesse française est spontanément de cet avis. C'est pour cela que je vous le dit, et j'espère qu'il en est bien ainsi. En effet, il y a un doute en France, il y a de l'inquiétude, de l'angoisse; c'est vrai qu'il y a un taux de chômage élevé qui se prolonge interminablement, dont on ne voit pas vraiment l'issue. Tout ceci provoque cet état d'inquiétude que l'on appelle morosité. Je le répète, l'avenir de la France, c'est l'ouverture.
Enfin, un dernier mot. Je ne résiste pas au plaisir de vous le dire, avant de rendre la parole à mon voisin : ne vous éloignez pas du débat politique. Vous êtes des étudiants dans un institut d'études politiques. Nous sommes ici, j'espère que vous êtes, dans le débat politique. Je sais bien que la politique n'a pas très grande presse par les temps qui courent. Je me doute que l'on est porté à s'en détourner, quand on n'en est pas à la mépriser. Mais vous, vous êtes dans un établissement que tous les grands débats de la vie politique française ont traversé. Ils ont donné lieu à de grandes confrontations, de grandes bagarres d'idées naturellement, et c'est très bien. S'il n'y avait pas de débat politique chez vous, où y en aurait-il ? S'il y avait du mépris pour les débats politiques chez vous, où pourrait-on espérer qu'il n'y en ait pas ? Je crois d'abord que les Français aiment malgré tout le débat politique et surtout je pense que, oui, le débat politique est utile pour faire avancer les idées et que, au bout du compte, ce sont tout de même les idées qui font marcher le monde.
En tout cas, je vous en propose une pour ce soir, il faut que la France soit ouverte sur l'extérieur. Merci.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 octobre 2001)