Tribune de MM. Gabriel Robin, ambassadeur de France et Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, dans "Le Figaro" du 12 février 2003, sur la question d'une guerre à l'Irak et sur les résultats qui en découleraient, notamment l'hégémonie des Etats-Unis sur le monde, intitulée "Non à a carte impériale".

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Guerre ou non à l'Irak ? Ainsi posée toute nue, la question fait peur. Certains préfèrent l'esquiver en lui en substituant une autre : selon eux, c'est entre démocratie et dictature, entre le président Bush et Saddam Hussein, qu'on aurait à choisir. Plus subtilement, d'autres se demandent à haute voix si l'Irak mérite qu'on divise l'Europe à son sujet ou qu'on trouble l'Alliance atlantique.
Il y a ceux encore qui veulent bien donner une réponse à la question, mais à condition de ne pas en porter la responsabilité. Ils commencent par s'en remettre au Conseil de sécurité, mais, s'apercevant que cela ne les dispense pas de se faire une opinion, ils se défaussent sur les inspecteurs tout en espérant que Saddam Hussein finira par commettre la faute ou par se condamner lui-même. On l'y aidera au besoin en multipliant des exigences jusqu'à l'inacceptable.
Une dernière catégorie accepte la question mais ne veut se prononcer qu'à coup sûr ; or, elle la pose sur un terrain, celui des intentions et des capacités, où les certitudes à cent pour cent n'existent pas. L'Irak de Saddam Hussein, disent les Anglo-Américains, est un danger public pour ses voisins et pour la paix du monde ; il en a les moyens et il en a le projet. A quoi on a beau jeu de répondre qu'il n'y a de preuves ni de ses noirs desseins ni de ses capacités illicites.
Les inspecteurs, dotés de pouvoirs de perquisition sans précédent, ne trouvent rien de pendable ; l'Irak n'a attaqué personne depuis douze ans ; c'est lui, au contraire, qui est agressé tous les jours et qui étale son impuissance à abattre un seul des avions qui le bombardent. Comment serait-il en état d'attaquer quiconque quand on voit qu'il est hors d'état de se défendre lui-même ? M. Powell peut bien multiplier les préso mptions, il est bien en peine de prouver la culpabilité de Saddam Hussein.
Il est vrai qu'à l'inverse nul ne peut se porter garant des intentions du dictateur irakien ni démontrer son désarmement. Même s'il menait par la main les inspecteurs à une cache d'armes inconnue d'eux, faudrait-il saluer sa bonne volonté ou dénoncer le comble de la ruse ? La preuve d'un fait négatif est tout simplement impossible à rapporter.
Si l'accusation contre Saddam est manifestement indémontrée et si son innocence est, par nature, indémontrable, est-on réduit, et donc, autorisé à se forger une conviction au gré de ses sympathies ou antipathies subjectives ? Ce serait oublier qu'une politique plutôt qu'à ses intentions se juge à ses résultats, comme l'arbre à ses fruits. Les intentions sont affaire de suppositions, d'interprétations et de manipulations. Les résultats se constatent. Ici, ils sont si prévisibles qu'il faudrait être aveugle pour ne pas les voir et qu'on ne sera guère pardonnable de s'y être trompé.
Quels sont-ils ?
1) La victoire américaine, au moins dans un premier temps, est certaine. Lui succédera pour un temps indéfini l'occupation militaire de l'Irak. Au pouvoir absolu de Saddam Hussein se substituera le pouvoir absolu d'un nouveau MacArthur.
2) Maîtres de l'Irak, les Etats-Unis le seront de son pétrole. Ils sont si sûrs de leur fait qu'ils menacent dès maintenant de refuser l'accès de ce pactole à ceux qui n'auront pas pris part à la guerre.
3) Comme le Koweït n'a déjà rien à leur refuser, ils contrôleront le marché mondial du pétrole sans dépendre ni de l'Opep ni de l'Arabie saoudite.
4) La mainmise militaire américaine sur la région sera complète et exclusive. Le corps expéditionnaire en Irak s'ajoutera aux bases déjà établies en Arabie, dans les Emirats, au Koweït et en Afghanistan, sans parler des alliés stratégiques turc et israélien. N'échapperont à ce dispositif que l'Iran et la Syrie, mais elles y seront enclavées et, sans doute, promises à une prompte normalisation.
5) Venant après l'élargissement de l'Otan et la mise sous tutelle des Balkans, cette mainmise apparaîtra comme une étape dans l'irrésistible ascension d'un empire à vocation universelle.
6) La carte et l'esprit du monde en seront également transformés. Le monde sera binaire : d'un côté, l'empire, de l'autre, ceux qui n'étant pas avec lui seront décrétés être contre lui. Il n'attendra pas sa stabilité d'un quelconque équilibre, mais d'un déséquilibre garanti en faveur de la première de ses deux moitiés. Au sein de celle-ci, des gouvernements instruits de ce qu'il en coûte d'encourir la disgrâce du maître rivaliseront de servilité et n'aspireront plus qu'à obtenir de sa complaisance la clause du vassal le plus favorisé.
Autrefois un délit, "l'ingérence" deviendra un droit et même un devoir et la "guerre défensive" cédera la place à la moderne "guerre préventive". On ne comptera plus sur l'ONU pour légitimer l'emploi de la force, mais sur l'Otan ou telle coalition des bien-pensants qu'on aura assemblés. Tout ce qui, jusqu'ici, était défini en termes nationaux sera réécrit en style impérial. La guerre à l'Irak ne peut pas se ramener à un incident mineur, ni même à un accident sans conséquence ; elle donnerait le coup d'envoi d'une révolution planétaire et marquerait un changement d'époque. En y prêtant son concours ou seulement sa caution, la France ferait plus que trahir le monde des nations qui est naturellement le sien parce qu'il est, par définition, un monde sans maître ; elle se ferait la complice d'un empire du monde dont elle ne serait bientôt plus qu'un comparse parmi d'autres.
* Ambassadeur de France ; ** Président du Mouvement pour la France.
(Source http://www.mpf-villiers.org, le 12 février 2003)