Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur l'action de Pierre Bérégovoy, Paris le 30 avril 1998.

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Circonstance : Inauguration du Hall Pierre Bérégovoy au ministère de l'économie des finances et de l'industrie, Paris le 30 avril 1998.

Texte intégral

Chère Madame Bérégovoy, Mesdames, Messieurs,
Cinq ans après sa mort, l'absence de Pierre Bérégovoy nous meurtrit silencieusement, quotidiennement, nous révolte et nous blesse.
Pas un jour qui ne passe sans que la détermination de l'homme d'Etat et la pédagogie du quotidien ne reviennent comme l'onde de choc d'un passé récent qui fait partie de nous-mêmes, mais aussi d'une aventure collective.
Pierre est mort de son exigence de lui-même, de l'idéal qu'il portait en lui, du respect de la fonction qu'il avait occupée, de sa passion du bien public et de l'intérêt suprême du pays qu'il a servi.
Cette exigence était pétrie de passion, de lucidité, d'intelligence, de sérieux, de courage, de générosité et d'humilité. Sa vie, son oeuvre sont riches de cette exigence et de sa cohérence absolue.
Pierre Bérégovoy laisse derrière lui une vie d' engagements :
- pour la défense de son pays, il s'est engagé à dix-sept ans ;
- pour le débat démocratique et la recherche du bien collectif, il s'est battu pendant près de cinquante ans au sein de la gauche, de P. Mendès-France à François Mitterrand ;
- pour la gestion puis la direction de ce pays, il s'est donné totalement à partir de 1981.
La plupart d'entre nous ici pourraient apporter leur témoignage vrai, chaleureux, vivant sur leur rencontre avec Pierre Bérégovoy : un homme carré dans un corps rond ; un homme simple en charge de la complexité du monde. C'était cela le génie de Pierre : n'avoir rien renié de ce qu'il avait été, l'ouvrier ajusteur et le gazier ; avoir conscience de sa valeur, de son pouvoir, de ses objectifs ; écouter, décider et convaincre avec ses mots simples qui touchaient le coeur autant que l'intelligence.
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L 'homme a eu un parcours exceptionnel. Mais Pierre Bérégovoy, ici, à Bercy, c'est aussi et surtout le souvenir d'un très grand ministre des Finances, un des plus grands de notre République. Pierre Bérégovoy et moi avons eu des débats. Nous n'avons pas toujours été d'accord sur la politique économique qu'il convenait de suivre, et j'ai eu, notamment comme président de la Commission des Finances, l'occasion de confronter mes arguments aux siens. J'ai récemment redit que l'Europe avait commis des erreurs dans sa gestion des conséquences de l'unification allemande, et cela aussi a fait partie du débat. Je peux donc d'autant mieux souligner ce qu'est à mes yeux l'héritage de politique économique de Pierre Bérégovoy. Je veux aujourd'hui en retenir trois images.
La première est celle du modernisateur. Nous avons un peu oublié aujourd'hui ce qu'était l'économie française en 1984, quand Pierre Bérégovoy en prit les commandes. C'était encore une économie réglementée, encadrée, et cloisonnée. Les entreprises et les banques, qu'elles fussent publiques ou privées, venaient prendre des instructions rue de Rivoli ou rue de Grenelle. L'administration décidait du taux du crédit et de sa quantité, du montant des investissements directs et de leur allocation ou des prix d'une grande quantité de produits. Nous n'étions pas encore complètement sortis de l'après-guerre.
Ce fut Pierre Bérégovoy qui donna le coup d'envoi d'une modernisation indispensable, et qui en l'espace de quelques années mena à bien la réforme du secteur financier. Sans cette mutation, la France aurait continué à surpayer ses financements, au détriment de l'investissement et de la croissance. Elle aurait été bien entendu incapable d'entrer dans l'union monétaire. Elle n'aurait même pas pu participer au marché unique. L'urgence était donc avérée. Mais cette économie administrée, qui ne fonctionnait plus guère, se survivait par la force de l'habitude, et parce que ceux qui se nomment aujourd'hui libéraux avaient été trop timorés - ou trop peu partageux - pour y mettre fin. Il revint donc à un socialiste de secouer les rentes de notre système financier. Il lui revint de bousculer les oligopoles par la concurrence, ou de proscrire la régulation administrée pour lui substituer la régulation par les prix. Il aborda cette tâche sans préjugés, et la conduisit sans timidités, animé qu'il était du souci de donner à la France une industrie financière digne de son économie.
D'autres modernisations nous attendent aujourd'hui. Sachons nous y atteler avec la même résolution. Sachons aussi nous défaire des oeillères idéologiques. Pierre Bérégovoy, qui ne s'embarrassait pas de préjugés, nous a rappelé que le marché et la concurrence ne sont ni de droite ni de gauche. La différence entre les libéraux et la gauche, c'est que les premiers croient trop facilement à l'ordre spontané des marchés, tandis que les seconds pensent qu'ils sont les outils d'une régulation dont la qualité repose sur des institutions et des procédures, et la finalité sur la justice sociale. J'ai la faiblesse de croire que la réflexion économique contemporaine, comme la récente crise asiatique, conforte plutôt cette vision.
La deuxième image est celle de l'architecte. L'histoire retiendra que cet homme qui découvrit les relations monétaires et financières internationales en prenant les commandes de son ministère fut un de ceux qui contribuèrent le plus à les transformer. Ce fut d'abord, en 1985, l'accord du Plaza, par lequel les ministres de ce qui était alors le G5 décidèrent, face à un épisode monétaire extravagant et profondément perturbateur, de piloter de concert la dépréciation du dollar. Contrairement aux espoirs que l'on nourrit à l'époque, le Plaza ne donna pas naissance à une refondation des relations monétaires internationales. Mais au contraire de ce que prétendaient les idéologues du marché il marqua, durablement je crois, la nécessité d'accompagner les changes flottants par une coopération monétaire et financière internationale.
Pierre Bérégovoy fut ensuite et surtout l'un des grands architectes de l'union monétaire. Aujourd'hui que nous sommes à la veille de la réaliser, il est difficile de mesurer l'audace qu'il fallut à ceux qui en définirent les termes. Pierre Bérégovoy eut cette audace, parce qu'il s'était convaincu de ce que le conservatisme monétaire était une impasse et que l'UEM répondait à l'intérêt de la France : elle seule lui permettrait à la fois d'engranger tous les acquis de la désinflation et de la stabilisation des changes, d'échapper à la surveillance quotidienne des marchés, et de regagner la capacité de décision qu'elle avait perdue en ancrant sa monnaie au mark. Il n'entrait dans ce choix aucun élément doctrinal, aucune révérence a priori à l'égard des vertus de telle ou telle forme d'organisation monétaire : seulement la résolution d'un responsable politique qui voulait faire avancer l'Europe, et qui avait appris à ne pas opposer stabilité et croissance.
Pierre Bérégovoy savait les vertus de la stabilité des prix et il respectait les banquiers centraux, qui en sont les gardiens vigilants. Mais il ne voulait pas que, pour autant, les politiques abdiquent devant eux leurs responsabilités. C'est pourquoi il a proposé la notion de " gouvernement économique " et pesé pour la transcrire dans le traité de Maastricht. L'expression a fait peur. Mais l'inspiration est demeurée, et le gouvernement de Lionel Jospin a, dès le mois de juin, eu à coeur de relancer les discussions sur le pôle économique de l'UEM. Je me suis employé à convaincre nos partenaires qu'en organisant la coordination des politiques des pays qui auront l'euro pour monnaie, nous respecterions les prérogatives de chacun, tout en améliorant le fonctionnement d'ensemble de la zone euro. Je crois y être parvenu, puisque nous avons décidé de constituer un conseil de l'euro ou Euro-11. Certains continuent à nous chercher de mauvaises querelles et à prétendre que notre but caché est d'asservir la banque centrale. C'est absurde : l'indépendance de la BCE sera garantie par un traité international, ce qui n'est le cas d'aucune banque centrale nationale. Mais la BCE aura pour mission principale la stabilité des prix. Il reviendra aux ministres des Finances de veiller à la croissance, à la compétitivité, ou la bonne gestion des finances publiques. Qu'ils s'organisent pour cela, comme le voulait Pierre Bérégovoy, n'est que la conséquence naturelle de l'unification monétaire.
La troisième image est celle du juste. Chacun se rappelle que Bérégovoy conduisit à son terme la désinflation entreprise par Jacques Delors. D'autres que lui se seraient parés de ce titre de gloire et se seraient satisfaits de cette performance historique. Mais Pierre Bérégovoy savait qu'une politique macro-économique ne se juge pas sur ses seuls résultats globaux. Aussi important que cela soit, il ne suffit pas d'obtenir la stabilité des prix ou la croissance. Il faut s'assurer que ses bénéfices sont convenablement répartis.
P. Bérégovoy avait coutume de dire que les premières victimes de l'inflation étaient les plus faibles, ceux qui ne disposaient pas d'un rapport de force suffisant pour protéger leur revenu contre la hausse des prix. Et il était profondément convaincu de ce que le combat qu'il menait était aussi juste que nécessaire, parce que la désinflation bénéficiait aux plus modestes.
Le combat d'aujourd'hui est différent : nos priorités macro-économiques sont la croissance et l'emploi. Aujourd'hui, la France a moins de 3 millions de chômeurs. C'est encore beaucoup trop, mais la baisse forte du chômage en mars (-37 000) s'inscrit désormais dans une tendance amorcée depuis l'été dernier (moins 140 000 depuis août 1997). Ces premiers signes de la décrue du chômage ne constituent qu'une première étape.
· Grâce à la croissance, qui est l'objectif central de la politique que je conduis sous l'autorité du Premier Ministre, nous allons poursuivre dans la voie des créations d'emplois durables : 160 000 nouveaux emplois marchands en 1997, plus de 200 000 emplois marchands attendus en 1998 et 1999.
· Il faut multiplier les emplois dans les entreprises innovantes, qui ont permis de créer des millions de postes de travail dans un pays comme les Etats-Unis.
· La politique de l'emploi a un rôle utile à jouer : sans la croissance, elle est impuissante à faire baisser le chômage ; en complément de la croissance, elle nous aide à lutter contre l'exclusion.
Nous devons retenir la leçon de Pierre Bérégovoy : ce n'est pas n'importe quelle croissance que nous devons viser, mais une croissance solidaire qui bénéficie à ceux dont la situation est aujourd'hui la plus difficile. Ce ne sont pas n'importe quelles créations d'emplois, mais des créations d'emploi qui bénéficient aussi aux chômeurs de longue durée, aux jeunes et aux travailleurs peu qualifiés. Cette juste répartition des fruits de la croissance ne se fera pas toute seule. Elle résultera des mesures que nous prendrons en matière fiscale ou en matière de charges sociales, mais aussi de notre capacité à esquisser et à négocier avec les acteurs sociaux des compromis dynamiques, qui assurent à chacun qu'il a intérêt à investir dans la croissance et donc dans l'avenir, même s'il lui faut pour cela renoncer à des positions acquises.
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Ce ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie était le sien : il avait souhaité dès 1991 qu'il ne fasse qu'un. Il avait, à son retour en 1988, voulu faire de la réforme du Ministère une de ses grandes priorités ; le conflit de 1989 l'avait freiné. Cette ambition, nous la reprenons aujourd'hui avec les quatre Secrétaires d'Etat de l'équipe économique et industrielle : celle d'un grand Ministère de la Production, à l'écoute des citoyens, fier de ses agents, moderne dans ses missions et ses méthodes.
Je suis heureux aujourd'hui de réparer, enfin, une injustice : l'idée de donner le nom de Pierre Bérégovoy à un site de Bercy, où il s'était le premier installé en 1989, est née très tôt chez beaucoup d'agents de ce ministère, dans l'émotion très profonde qui a bouleversé ce printemps 1993. Mes prédécesseurs avaient refusé de le faire ; il n'y fallait pourtant pas tant de courage politique, juste un peu de grandeur et de sens de la République.
Je vais donc avec vous réparer une injustice, en donnant aujourd'hui ce nom de Pierre Bérégovoy à ce hall prestigieux, au pavement de marbre délicat, que tant de gens parcourent chaque jour : je me plais à imaginer que symboliquement Pierre aurait aimé être à l'entrée ou au bout de ce grand couloir le matin ou le soir de bonne heure - car il rentrait assez tôt, jamais après 20 h 30 - pour serrer les mains de ses collaborateurs, leur adresser un aimable bonjour, comme il le faisait de tout temps avec ses huissiers, chauffeurs et gendarmes, au Louvre, à Bercy ou à Matignon.
Pour nous, pour les agents de Bercy, pouvoir passer devant cette plaque commémorative tous les matins, c'est une belle façon de lui rendre ce qu'il nous a appris : le service d'un grand ministère, riche et puissant, avec un comportement fait d'écoute et de modestie.
Bonjour Pierre Bérégovoy, et merci pour tout ce que tu as fait.
(Source http://www.finances.gouv.fr, le 22 octobre 2001)