Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 9 mai 2003, sur l'avenir de la construction européenne, notamment en matière de politique étrangère, et la réforme des retraites.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Les Européens célèbrent des dates d'Histoire, 8 mai, 11 novembre qui symbolisent des guerres et des victoires obtenues Européens contre Européens. Le temps vient-il, au nom de l'Europe et de son unité, d'en finir avec certains de ces anniversaires ?"
- "En tout cas, il y a un anniversaire qu'on pourrait fêter, c'est le 9 mai, c'est aujourd'hui."
Mais vous ne me répondez pas sur le 8 mai et le 11 novembre.
- "Je pense que le jour viendra où de toute façon, il faudra avoir moins de ponts et moins de congés, ne serait-ce qu'en France, parce que le sentiment que l'activité est complètement victime de cette organisation du calendrier est formé. Aujourd'hui, le 9 mai, il y a cinquante-trois ans exactement, que des hommes formidables ont lancé l'idée la plus extraordinaire de l'histoire des hommes : c'est l'idée européenne. Des Nations qui, comme vous le dites, ne s'affrontent pas, ne se font plus la guerre mais décident, au contraire, de faire ensemble ce qu'elles ne peuvent plus faire seules. Il y a aujourd'hui 53 ans, et il est vrai que 53 ans après, l'Europe rencontre une crise, pas seulement profonde, mais une crise devant laquelle il va falloir qu'elle réponde aux questions élémentaires."
Mais est-ce qu'il ne faut pas être naïf pour croire aujourd'hui à l'Europe qui est une nécessité ? La guerre d'Irak a fait éclater l'Europe des Quinze ; la reconstruction de l'Irak accroît la division des Quinze et des Vingt-cinq. Que faire au-delà de l'incantation et de la prière ?
- "Au-delà de l'incantation, il faut répondre à une question, qui est une question de vie ou d'inexistence. Est-ce que nous voulons exister comme une puissance politique unie ou pas ? Pour exister comme une puissance politique unie, il faut trois choses : la première, il faut un pouvoir politique capable de prendre des décisions, c'est-à-dire avec lesquelles on ne sera pas toujours d'accord mais qu'on accepte comme étant une décision européenne. Deuxièmement, il faut des dirigeants élus et troisièmement, il faut une défense. Si nous n'avons pas ces trois conditions, nous n'aurons pas d'Europe. Nous continuerons comme maintenant à employer les mots, à faire de grandes déclarations et puis, à avoir devant nous, en réalité, l'éclatement."
C'est le cas. C'est là où nous sommes...
- "Non. Il y a une Europe économique qui marche très bien ; il y a une Europe politique qui est en miettes. "
Mais par exemple, au moment, où nous parlons, T. Blair reçoit en secret - vous le savez peut-être -, à Londres, à la demande de G. Bush, les représentants de quinze gouvernements pour préparer la force de stabilisation militaire et civile destinée à l'Irak. Il n'y a ni les Français ni les Allemands, ni l'OTAN ni l'ONU. C'est le monde vu par monsieur Bush. "
- "C'est la révélation, c'est, comment dirais-je"
...La preuve ?
- "L'exemple même, la preuve même, de ce que tout cela n'est plus qu'une façade et que derrière la façade, il n'y a plus rien. Mais de la même manière, il y a eu, il y a deux semaines, à Bruxelles, un sommet sur la défense européenne ; il y avait les Français et les Allemands. On a refusé d'inviter les Anglais et les Espagnols. "
Ils ne voulaient pas y aller non plus, parce qu'ils sont trop accrochés à la ligne de G. Bush, vous le savez.
- "Il n'y a aucune possibilité que l'Europe se fasse sans des pays aussi importants que la Grande-Bretagne et l'Espagne. Et pour qu'elle se fasse avec eux, il faut accepter qu'ils aient, eux aussi, leur part de vérité."
Mais, M. Bayrou, est-ce que le problème, c'est ça ? Quand vous voyez la stratégie de T. Blair qui est "pas de monde multipolaire", l'alignement sur la stratégie américaine, comment l'amener à l'Europe et à créer une défense, même si on ne veut pas créer Europe contre les Etats-Unis ?
- "Je ne caricature pas Blair mais nous savons, vous et moi, que l'Europe ne peut pas se bâtir contre les Etats-Unis, parce qu'il y a tant de liens entre les Etats-Unis et les peuples européens que, si on veut bâtir l'Europe contre les Etats-Unis, il n'y aura pas d'Europe. Et d'ailleurs, avec les Etats-Unis, nous avons des divergences fortes - vous savez quelles ont été les positions qui ont été les miennes - mais nous n'avons aucune animosité. Les gouvernements américains, ils passeront. Donc, essayons de bâtir l'Europe sereinement. C'est une entité alliée des Etats-Unis, indépendante de lui. "
Mais aujourd'hui, vous qui célébrez le 9 mai, un vrai Européen, est-il plus près de Blair ou de Chirac ?
- "Pour moi, l'Europe quand elle existera sera indépendante. Mais pour ça, il faut qu'elle existe. "
Mais aujourd'hui ?
- "Et donc, forcément, elle n'est pas alignée sur les Etats-Unis. Mais il faut qu'elle existe avant cela. Le problème, c'est qu'on voudrait que l'Europe épouse toujours notre vision. Or, l'Europe, cela se fait à plusieurs et si nous voulons que l'Europe soit honnête, il faut accepter que les autres aient leur part de vérité. Moi, je ne pense pas que Blair soit un méchant, ou je veux dire un anti-européen. Simplement, il a sa sensibilité. Il faut que se bâtisse une instance dans laquelle on pourra discuter et trancher entre des positions différentes. Et on verra que c'est à mi-chemin que se trouvera la vérité."
Peut-être avez-vous lu un document très intéressant, une enquête de quelqu'un qui s'appelle P Colombani - que je n'ai jamais vu - sur l'avenir de l'Europe ; il est à l'IFRI, l'Institut des relations internationales. Face à l'Amérique et à la Chine, dit-il, le déclin de l'Europe est assuré. Elle pèsera moins dans la mondialisation. Deux raisons, dit-il : une démographie en baisse constante, une productivité du travail insuffisante. Il dit cela à partir des courbes et des résultats d'aujourd'hui. Qui peut sonner le réveil de l'Europe ?
- "Les Européens. Et une phrase comme celle que vous venez de dire à l'instant et que je répète après vous : si nous ne faisons rien, c'est en effet l'effacement progressif de l'Europe de la scène du monde. Cela devrait nous amener à descendre dans la rue pour dire aux gouvernants : "arrêtez d'employer les mots, préférez faire les choses", et les mettre en demeure de sortir du discours vaseux, pour entrer dans une réalité qui permette ce que vous avez dit, c'est-à-dire de prendre des décisions, de changer l'état d'esprit européen, pour que la démographie et le travail deviennent des valeurs dynamiques au lieu d'être, comme aujourd'hui, des freins."
Je donnerai l'occasion à P. Colombani de venir expliquer son dossier de l'IFRI. Aujourd'hui, il est en Turquie. Et puis, on écoutera tout à l'heure J.-P. Raffarin qui va s'adresser à 500 jeunes qu'il va recevoir à Matignon - il veut leur montrer qu'il est européen. M. Raffarin disait avant-hier que "ce n'est pas la rue qui gouverne". Est-ce que vous lui donnez raison ou tort ?
- "D'abord, c'est un peu éloigné de la France d'en bas, si je puis dire. Vous savez qu'en matière de retraite, j'aurais préféré un référendum, non pas pour que ce soit la rue qui gouverne mais pour que ce soit les citoyens français qui prennent leurs responsabilités en face d'un des dossiers qui sont les plus importants pour eux. Pour le reste, vous voyez bien qu'une décision politique est en cours. Et en effet, les Français s'expriment. Certains s'expriment en manifestant, d'autres s'expriment en ne manifestant pas. "
Vous, vous auriez envie de manifester ?
- "Non. Je pense que le dossier des retraites, qui n'a pas pris exactement le tour qui aurait été le mien, il faut l'enrichir sur deux grands sujets : premièrement, les inégalités. Il reste un certain nombre d'inégalités, par exemple les régimes spéciaux, on n'en parle pas et c'est tout de même un manque"
Mais si on en parlait, il n'y a plus de retraites en France !
- "Non, mais vous savez bien que ça, ce n'est pas"
C'est la deuxième étape.
- "Vous voyez qu'un référendum aurait permis de traiter cette question. Et la deuxième étape : il faut que cette réforme soit juste pour les plus petits, pour les plus petites retraites."
Cela va se corriger. On voit bien qu'ils ont des cartouches.
- "C'est la raison pour laquelle nous, nous soutiendrons 90 % du SMIC, comme niveau pour la retraite la plus basse après une carrière complète."
"Nous", c'est-à-dire l'UDF dont vous êtes le chef. La loi Raffarin - Fillon va justement être débattue en juin devant le Parlement. Vous la voterez ?
- "Nous l'enrichirons. Et après, naturellement, une fois enrichie, nous la voterons."
Mai 2003 dans la rue : mardi 13 et dans quelques jours, le 19 ; le 25 mai à propos des retraites, du budget, de la décentralisation. Vous avez noté que les enseignants - pendant cinq ans, vous avez été ministre de l'Education - sont déprimés. Est-ce que vous soutenez votre ancien collaborateur, L. Ferry ?
- "Il y a une crise profonde au sein de l'Education nationale et c'est une crise qui est autant morale que de réaction à une politique. Je demande à L. Ferry qu'il obtienne que l'Education apparaisse clairement comme une priorité et qu'il ne soit pas constamment obligé de courir après des décisions qui sont prises ailleurs, qu'il ne soit pas constamment obligé d'inventer une loi ou un statut parce qu'on a supprimé 25 000 ou 30 000 postes. Il y a des besoins de fixer à l'Education, des objectifs ambitieux mais vérifiables. Je pense par exemple à celui-ci, que j'énonce : il ne faut pas qu'un élève entre en 6ème sans savoir lire. Et donc, on peut vérifier à l'entrée de la 6ème si les élèves savent lire ou pas, et on peut proposer une pédagogie différente à ceux qui n'ont pas atteint le niveau nécessaire pour entrer en 6ème. Et donc, que l'Education devienne, ou redevienne, ce qu'elle n'aurait jamais du cesser d'être, c'est-à-dire une priorité pour l'action de l'Etat."
Mais il réussit ou il ne réussit pas avec X. Darcos ?
- "Vous savez, il y a des difficultés. Ce n'est jamais facile d'être ministre de l'Education nationale. C'est d'ailleurs le moment où on s'aperçoit que ce n'est pas une fonction de tout repos. "
Il vaut mieux être parti et en parler après. Est-ce que vous avez vu la Une de l'hebdomadaire Le Point ?"
- "Non, je ne l'ai pas vu."
Elle est consacrée à N. Sarkozy, avec un titre : "Jusqu'où ira-t-il ?". Votre réponse ?
- "Il fait bien le travail qui lui a été confié ; il le fait avec dynamisme. Je crois que les Français sont contents de leur politique de sécurité. Alors après, ce sont les affaires de l'UMP et moi, je m'occuperai des affaires de l'UDF. "
Et F. Bayrou, si vous préférez qu'on le demande : jusqu'où veut aller Bayrou ? Jusqu'où ?"
- "Jusqu'à la construction d'une démocratie différente en France qui donne aux Français le sentiment qu'ils participent à la décision et que c'est leur affaire. La République est leur affaire."
Et vous voulez le faire à l'intérieur de cette majorité, en tout cas pour le moment. Une dernière question : en 2004, il y a les élections régionales ; A. Juppé vous a posé la question de savoir si vous voulez être tête de liste en Aquitaine. Réponse ?
- "Je lui ai répondu, comme je vous le dis à vous..."
Une tête de liste unique ?
- "Quand j'aurai quelque chose à dire aux Aquitains, je le dirai directement à eux, et pas aux autres, et pas dans des instances de parti."
"Aujourd'hui, vous n'avez rien à leur dire ? Mais ici ce n'est pas le parti, c'est l'opinion. Et les Aquitains écoutent..."
- "... écoutent beaucoup Europe 1 !"
C'est une manière de zigzaguer !
- "En tout cas, ce n'est pas encore le moment des élections régionales. Ce moment viendra mais pas avant l'automne."
(Source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 9 mai 2003)