Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Libération" du 2 juin 1998, sur l'ouverture du capital d'Aérospatiale, la nécessité de moderniser la Direction des constructions navales et la poursuite des ventes de d'armes.

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Le gouvernement a annoncé la semaine dernière l'ouverture du capital d'Aérospatiale. Est-il envisageable que, dans un avenir proche, la part de l'Etat dans ce groupe descende en dessous de 50 % ?
Le gouvernement s'est donné des objectifs de long terme en matière d'industrie de défense : compétitivité, polyvalence - afin de profiter de marchés civils en expansion - et recherche d'alliances européennes équilibrées. Les tensions budgétaires ont longtemps compliqué cette stratégie. Après avoir constitué un nouveau pôle autour de Thomson, après avoir défini les objectifs de réorganisation de l'aéronautique et du spatial avec les gouvernements européens les plus concernés, nous entamons les étapes pratiques.
Aérospatiale a une place singulière dans ces alliances. Par ses percées dans les années 70 et 80, elle a créé le matériau concret d'une future aéronautique européenne. Le groupe a commencé à coordonner sa stratégie avec celle de Dassault pour les avions de combat. Nous lui demandons de mener à bien la constitution de la société intégrée Airbus dans les avions civils. Et elle va conjuguer ses capacités avec celles des autres partenaires français dans les missiles et les lanceurs. L'ouverture du capital est l'accompagnement financier de cette ambition. Elle consolidera les partenariats, permettra au marché financier de renforcer les fonds propres et aux salariés de concrétiser leur engagement dans l'avenir de la société. Ces objectifs seront atteints en gardant une participation publique majoritaire que souhaite le gouvernement.
Cela suffira-t-il aux partenaires européens du groupe qui réclament sa privatisation en préalable à toute fusion dans l'aéronautique européenne ?
Nous poursuivons une stratégie d'alliances européennes cohérente. Celle-ci va passer par des négociations difficiles, recouvrant des différences d'intérêts légitimes. Dans ce vaste enjeu, l'invocation rituelle de " problèmes " liés au secteur public français m'apparaît comme un leurre quand je me rappelle que, sans l'actionnaire public français, cette industrie n'existerait pas. Permettez-moi de suggérer que la place d'actionnaires majeurs structurant le pouvoir au sein du futur groupe est un sujet d'opposition beaucoup plus concret.
Dassault et Lagardère sont donc les principaux groupes à être invités au tour de table d'Aérospatiale ?
S'ils choisissent, comme nous l'espérons, d'approfondir leur partenariat avec Aérospatiale, leur participation à son capital peut en effet être un outil.
Le mandat donné à Aérospatiale de nouer des accords dans les missiles signifie-t-il que vous avez choisi de créer un pôle missiles autour de ce groupe et non de Lagardère ?
Disons qu'Aérospatiale aura une place importante. Mais aucun actionnaire, ni aucun gouvernement, ne peut modeler une alliance d'entreprises au mépris de la réalité. L'équilibre du pôle missiles dépendra d'abord de la valeur des apports de ses participants. C'est d'autant plus important d'être réaliste qu'il s'agit d'un point fort français dans le futur ensemble européen.
N'y a-t-il pas deux poids deux mesures dans la façon du gouvernement de gérer l'industrie de défense : priorité à l'aéronautique et laisser-faire pour l'armement terrestre et les arsenaux ?
La stratégie d'ensemble que j'évoquais plus tôt s'applique à toutes nos industries de défense : compétitivité, dualité civil-militaire,orientation européenne. Par leur histoire, certaines s'y étaient amplement préparées. Il est vrai que Giat et la Direction des constructions navales (DCN) ont engagé cette évolution avec un décalage qu'expliquent les traditions de leur métier. Ce que vous croyez être deux poids deux mesures, c'est l'application d'une même stratégie offensive avec des points de départ différents. Mais Giat Industries et la DCN ont assez d'atouts pour que je crois aussi à leur succès
Giat Industries a-t-il vraiment une chance de se redresser un jour ?
Je réagis négativement aux propos trop critiques sur ce groupe. Il y a sept ans, il était créé à partir d' "arsenaux " traditionnels que rien n'avait préparé à se mouvoir dans la concurrence. Pendant ces sept ans, il a fallu mettre ensemble toutes les méthodes qui font une entreprise, et ce dans le secteur de l'armement, où la baisse des commandes a été la plus radicale. Vue dans cette perspective, la performance de Giat Industries m'apparaît honorable. Et les recapitalisations consenties par l'Etat sont le signe d'un soutien pour conclure cette transformation. Les coopérations en voie de conclusion avec l'allemand Krauss-Maffei et le britannique GKN dans les véhicules blindés d'infanterie, dont 2000 unités devraient être commandées dans la prochaine décennie, montrent que déjà ce redressement est reconnu en Europe.
La DCN vient d'être secouée par l'affaire du Var, ce pétrolier dont vous avez préféré confier la réparation à un chantier privé. Lui voyez-vous un avenir ?
Si le gouvernement insiste pour que la DCN se modernise après avoir consolidé financièrement tous les programmes futurs de la marine, c'est bien parce qu'il pense que cet outil industriel est de valeur. Nous voulons donc que ce processus d'adaptation soit expliqué ou négocié dans l'entreprise en prenant tout le temps nécessaire. Cette mission de dialogue confiée à une équipe autour de Jean-Louis Moynot engagera ces contacts dès que le conflit local de Toulon sera réglé.
Trouvez-vous normal que la France signe un code de conduite en matière de vente d'armes tout en négociant la vente de chars et d'hélicoptères à la Turquie ?
Il y a encore des pacifistes dont la pensée est à certains égards respectable. Mais il y a peu de gens, y compris démocrates, y compris à gauche, qui proposent de priver toutes les nations de moyens de défense. L'éthique est un vrai sujet en la matière, elle ne peut se confondre avec aucun refus sommaire de responsabilité.
Notre pays exerce des choix importants dans la vie internationale. Il a aussi acquis historiquement une capacité industrielle dans l'armement. Il y a donc, de toute manière, des décisions à prendre. L'abstention généralisée serait aussi une décision dont personne ne m'a jamais expliqué la justification politique : pour oeuvrer au désarmement, on ne peut s'y prendre de cette manière. Il faut négocier, comparer les potentiels des divers partenaires, apprécier les effets stratégiques. Pas refuser de vendre, seuls dans notre coin. Si vous prenez l'exemple de la Turquie, je vous renvoie la question : est-il politiquement juste que la communauté internationale désarme totalement ce pays ?
A la charnière de l'Europe et de la zone la plus troublée du monde, la Turquie doit-elle être placée sous la pression de tous ses voisins et privée d'un rôle moteur dans sa région ? Les faiseurs de slogans ne contribuent pas à rendre ce débat réel.
Nous, la France, avons depuis plusieurs décennies un mécanisme gouvernemental qui assure par des procédures précises qu'aucune cession de matériels de défense n'est opérée par un industriel français sans que l'Etat l'ait acceptée en analysant toutes les conséquences. Lorsque nos amis britanniques, qui n'avaient pas de système institutionnalisé de régulation, ont proposé une coopération à cette fin, nous avons, au dernier sommet de Londres, marqué notre accord en souhaitant que le mécanisme conjoint permette des choix politiques motivés. Le compromis récent approuvé à Bruxelles par l'Union Européenne a répondu à nos yeux à cette recommandation.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 9 janvier 2002)