Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les questions de prospective internationale et sur le rôle d'analyse et de réflexion du ministère des affaires étrangères, Paris le 21 janvier 2000.

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Circonstance : Première conférence annuelle de prospective internationale, Paris le 21 janvier 2000

Texte intégral

Quelques mots pour vous dire pourquoi nous avons pensé à cette journée de réflexion et de prospective.
La première chose est que nous pouvons aller vite et ne pas faire de longs développements parce que nous sommes entre spécialistes, entre augures qui peuvent essayer de se croiser sans rire, contrairement à ce que l'on disait à Rome.
Nous savons tous que le monde dans lequel nous sommes, contrairement à ce que peut croire l'opinion, n'est pas en train de se simplifier ni de se stabiliser. Il est vraiment intéressant d'affiner nos analyses et de bien mesurer, paramètre par paramètre, ce qui va changer et dans quel sens. Il faut essayer de mettre un peu d'ordre dans cette réflexion intellectuelle qu'il faut développer de nouveau, qui n'est pas assez forte, notamment dans notre pays. Il est d'ailleurs assez curieux de constater qu'au moment où la mondialisation s'emballe, au moment où l'interdépendance est plus forte que jamais, il y a plutôt moins de réflexions sur ce plan qu'auparavant. Les médias en offrent une expression caricaturale par la façon dont ils hiérarchisent les sujets et la dictature de l'idéologie de la proximité, qui relègue plus loin tout ce qui est global, tout ce qui est extérieur, fait que la contradiction entre ce qui est urgent ou qui fait monter l'audimat et ce qui est important n'a jamais été aussi flagrante. Nous avons à lutter contre cela et je pense que lorsque l'on a une responsabilité politique, diplomatique, intellectuelle, scientifique, il faut lutter contre cela, il faut réveiller le débat. C'est une première idée parfaitement simple.
Charles Josselin, Pierre Moscovici, Michel Foucher et moi-même, en avons souvent parlé avec mon Cabinet, avec tous les directeurs et les principaux responsables de ce ministère : il faut plus de débats, plus de réflexions, et des antibrouillards plus puissants. Vous connaissez tous les sujets, mais ce qui est intéressant aujourd'hui, c'est de savoir s'il se forme ou non un consensus parmi vous. Se forme-t-il un consensus sur la façon dont on répond aux questions telles que la situation des Etats-Unis ? Vont-ils rester dans la situation que l'on connaît ? Va-t-elle se renforcer si cela est encore possible ? Ou bien, va-t-on voir apparaître soient des fissures, soient des contrepoids et ceci en allant aussi loin que l'on puisse faire l'exercice de prévision ?
Nous connaissons bien la question et ce qui m'intéresse, c'est de savoir si au fond, ici, dans une assemblée comme celle-ci, il y a une dominante ou des réponses éclatées.
Concernant la Chine, qu'est-ce que des gens comme vous pensent de la Chine ? Pensez-vous qu'à 10, 20 ou 30 ans, elle deviendra une vraie puissance globale ou non ? Pensez-vous qu'elle ne cessera de se renforcer ou qu'à un moment donné, elle rencontrera un obstacle tel que Taiwan, ou le Tibet ? Ou connaîtra-t-elle par contrecoup, via la question américaine peut-être, l'éclatement de sa société en différents fragments ? Qu'en pensez-vous ?
Deviendra-t-elle l'autre puissance dominante qui ne sera jamais comparable aux Etats-Unis parce qu'elle n'aura jamais l'attractivité et l'ascendant mental que les Etats-Unis exercent partout ? Comment répondez-vous à cette question ?
Concernant la Russie, pensez-vous qu'elle n'en finira pas de commencer à se construire car elle n'a connu que des siècles d'asservissement, de despotisme et qu'elle est inapte à sécréter un grand pays moderne un jour ou l'autre ou bien réussira-t-elle ?
C'est très important de voir si nous répondons de façon convergente ou non à des questions aussi simples que celle-ci.
Le monde arabo-islamique, est-il condamné à se convulsionner jusqu'à la fin des temps sous le coup de vagues identitaires, écorchées vives, réagissant à l'agression de la modernité, de l'occidentalisme, donc du colonialisme à leurs yeux ? Ou bien, y aura-t-il une sorte d'équivalent de la réforme et peut-être de la contre-réforme, un mouvement vers une sorte de modernité islamique ? Est-ce cela qui l'emportera ?
J'ai plutôt tendance à penser qu'après un certain nombre de décennies de convulsions, la modernité l'emportera parce que le virus individualiste sera à l'oeuvre là aussi, mais, je peux me tromper. C'est également une question d'importance.
Concernant l'Afrique, en dehors des réussites d'économies de comptoirs ou locales, ce continent parviendra-t-il à gérer un développement économique et social ? Ou y a-t-il des réalités sociologiques et politiques qui font que cela retombera tout le temps, quoique nous fassions ? Je voudrais là aussi savoir s'il se forge un consensus, malgré la sophistication des analyses qui permettent en général de ne pas répondre à des questions aussi frustes que celles que j'avance.
On peut aborder les problèmes, par puissance, par thème. Il y a un thème qui domine, c'est celui que j'ai abordé avec circonspection devant l'IFRI, qui est " universalisme et occidentalisme, la question a-t-elle un sens ? " J'espère qu'il n'y aura ici personne pour dire que cette question est choquante, car rien ne devrait être choquant sur un plan intellectuel. Est-on encore dans une situation où ce sont les Occidentaux qui cherchent à faire passer pour universelles des valeurs qui, comme par hasard, ne peuvent que consolider la domination géante qu'ils exercent déjà, notamment via les Etats-Unis ? Ou bien cette vision elle-même est-elle trop classique, trop géopolitique ? Elle est dépassée par quelque chose qui se forge et qui serait un vrai universalisme, que nous étions désespérés de ne pas voir survenir, mais que l'on ne perçoit pas lorsqu'il arrive.
C'est un grand débat global qui rejoint celui qui s'était développé au début de l'Assemblée générale de l'ONU cette année sur "ingérence et souveraineté ", ou " intervention et souveraineté " car le mot " ingérence " n'est populaire que chez nous. Mais le problème est là malgré tout. Où cette dialectique mènera-t-elle ? Nous pouvons prendre les sujets par grands pays, par thèmes et je crois que nous les avons tous en tête et que ce qui est important, pour nous, au ministère des Affaires étrangères est de savoir s'il y a consensus, réponse dominante ou pas.
Enfin, l'idée de ce rendez-vous est que, même si nous avons d'excellents contacts bi et multilatéraux, comme l'on dit dans la diplomatie, tout le monde connaît tout le monde, chacun rencontre l'ensemble des autres, les circulations sont extrêmement fluides. Je suis quand même très désireux, et c'est une des missions que j'ai confié à Michel Foucher de faire en sorte que ce ministère, notamment à travers le Centre d'analyse et de prévision, pas seulement lui bien sûr, mais notamment lui, car c'est sa fonction, redevienne plus un lieu de rencontres, un lieu d'échanges, un lieu de réflexion, un carrefour, qu'il ne serve pas simplement à tirer profit de tout ce qui se dit d'intelligent et d'intéressant dans tous les colloques et tous les séminaires et dans toutes les revues mais soit lui-même un organisateur et une entité d'où part l'impulsion sur ce plan. Le ministère en a besoin. Ce ministère reste une formidable machine avec un formidable réseau, malgré l'acharnement du budget chaque année à faire des coupes sombres ou claires dans le réseau. Ce ministère reste une formidable toile d'araignée, une formidable pompe à informations. Parfois, il y a un petit décalage entre la quantité d'informations que nous avons partout collectée ainsi, tous les jours, et la capacité à l'analyser ; car pour l'analyser, il faut là aussi des lectures, une vision. Nous risquons d'être intoxiqué par cette masse, même les esprits les plus vifs qui sont ici, peuvent être un peu enfermés dans ce dialogue, à un moment donné. Il faut donc absolument ouvrir, il faut de l'oxygène, de la contradiction, il faut une vision différente, et je suis frappé, malgré l'extraordinaire qualité de ce ministère et malgré tout le mal que je pense du système médiatique, je ne parle pas des journalistes que j'aime bien en général car ils créent une posture psychologique intellectuelle intéressante, mais malgré cela, je suis frappé de voir qu'il ne se passe pas deux jours sans que je trouve dans un article de presse une information, un petit bout de reportage, un petit bout de réflexion que je n'ai lu nulle part ailleurs.
Il faut donc, à tout prix, que nous soyons très ouverts et nous avons besoin d'un CAP ouvert qui soit à la "pêche " partout et ce dans le bon sens du terme et dans le respect des travaux des autres. Et je pense que pour chacun des animateurs des différents centres quels que soient leur nom, cela ne peut être que très profitable d'être encore mieux branché sur ces circuits d'informations, sur ces réseaux de réflexions, sur ce type de rencontres.
Voilà quelques raisons toutes simples, de fond sur l'état du monde, sur le besoin de prévision, sur le mode de fonctionnement et sur le désir de confronter nos analyses aux vôtres, sur l'intérêt que nous avons à être sans arrêt ressourcé, qui nous ont amenés à cette idée d'organiser cette journée de prospectives, sur l'ensemble de l'analyse et de la prévision.
Nous avons suggéré un rendez-vous annuel car nous avons tous des emplois du temps tels que s'engager à autre chose ou vous proposer autre chose ne serait pas raisonnable et que nous avons toutes sortes d'occasions pour nous voir ou nous croiser sur des thèmes moins globaux et plus spécifiques. Mais, c'est une démarche souple et amicale marquée par la considération que nous éprouvons pour tous les travaux qui sont faits dans les autres centres./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 janvier 2000)