Tribune de M. Alain Juppé, président de l'UMP, dans "Le Monde" du 30 octobre 2003, sur la laïcité et le port du voile islamique, intitulée "Laïcité, liberté, égalité".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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A quoi sert la laïcité inscrite au fronton de notre Constitution et de notre école ? Cette question porte en elle implicitement l'actualité du débat qui traverse toute la société française.
La laïcité d'aujourd'hui n'est pas celle de 1905. Il ne s'agit plus de prévenir la confusion entre l'Eglise et l'Etat, ou la soumission du gouvernement à l'autorité religieuse.
La laïcité représente aujourd'hui une double garantie pour chacun. Le chef de l'Etat l'a rappelé à Valenciennes : "La laïcité constitue pour chaque citoyen une protection fondamentale, la garantie non seulement que ses propres convictions seront respectées, mais aussi que les convictions des autres ne lui seront jamais imposées."
Cette double garantie, tous les Français, les musulmans comme les autres, la souhaitent. Elle a des implications pour l'organisation de notre espace public, de notre école et notre scolarité. Le respect des convictions, qu'elles soient politiques ou religieuses, n'est pas un principe creux. Il doit prendre corps dans des pratiques concrètes. L'école de la République prend en compte depuis longtemps le respect de certaines pratiques alimentaires et de certains temps forts religieux.
La plus récente des religions en France mérite d'être traitée avec la même considération que les autres. Les programmes scolaires ont déjà évolué vers une meilleure présentation de l'ensemble des croyances, qui méritent d'être connues de tous les jeunes Français.
Mais le respect des croyances de chacun interdit de faire de l'espace public, et en particulier de l'école, un lieu de recrutement religieux où les dynamiques de groupe, si fréquentes dans les âges de l'apprentissage et de la maturation, peuvent conduire les jeunes esprits à adopter par conformisme des comportements qui n'ont rien à voir avec l'expression d'une foi librement choisie.
Le port du voile est particulièrement préoccupant parce qu'il renvoie à un militantisme politico-religieux qui va bien au-delà de l'expression individuelle de la piété ou de la pudeur religieuse.
Derrière les discours, sans doute sincères, d'élèves qui revendiquent le port du voile à l'école au nom du respect des croyances, nous savons que se dissimule la propagande de groupes d'intérêt qui poursuivent leur propre promotion.
L'engagement politique ou religieux des jeunes majeurs dans l'espace privé n'est pas en cause. En revanche, l'instrumentalisation de jeunes élèves comme porte-drapeau d'une cause politico-religieuse qui n'a rien à voir avec l'islam des familles, l'utilisation des locaux de l'école au service d'un projet d'essence communautariste qui vise à la différenciation ostentatoire des musulmans - et, en leur sein, des bons et des mauvais croyants - relève de l'atteinte à la liberté de conviction que l'on prétend défendre.
Ne faisons pas d'angélisme. Le nombre des voiles n'est pas une bonne mesure du phénomène. Je ne suis pas sûr qu'il régresse, comme certains le prétendent. Les femmes voilées sont des symboles, le plus souvent malgré elles. Elles visent à provoquer un problème, un malaise dans tous les établissements, à mettre partout les principes de la République en porte-à-faux.
Sous cette double pression, se multiplient les réponses individuelles, faciles à mettre en contradiction les unes avec les autres. Cette situation appelle indéniablement un besoin de règle générale et de clarification.
On ne peut plus dire aux proviseurs de se débrouiller. Ce serait se défausser sur eux. La République elle-même doit garantir sa laïcité, pas seulement ceux qui la servent dans la plus authentique neutralité. Elle doit le faire avec clarté - en définissant mieux ce qui fait le danger d'un signe ostentatoire - et avec vigueur.
Il ne faut exclure ni l'hypothèse d'une loi ni le maintien du travail d'écoute et de proximité à l'égard de celles qui veulent porter le voile.
A voir seulement la religion derrière le voile, nous oublions trop facilement la contestation politique qu'il porte ; mais à ne voir que la dimension politico-religieuse qui sous-tend les interventions des jeunes filles voilées, on oublie la violence sociale qu'il prolonge contre les filles : "Je récuse l'idée que le voile permettrait d'être plus libre et plus respectée, c'est un piège", nous disait une jeune musulmane. Non, les filles ne doivent pas faire la preuve, par le port d'un signe ostentatoire de soumission, qu'elles méritent d'être respectées. Elles doivent l'être, toujours et partout dans la République, de manière inconditionnelle. La brutalité machiste qui, ici et là, impose aux filles je ne sais quel comportement pour mériter le respect et la sûreté est contraire à tous les principes de notre ordre social. Dans la hiérarchie des normes les plus élevées de notre République, au plus haut de ses engagements internationaux, se trouve le principe de l'égalité entre les sexes et du respect de la dignité de la femme. Si nous sommes, demain, amenés à légiférer pour redire la norme dans le sanctuaire de l'école, où se forgent les consciences, ce principe s'imposera devant tous les autres.
(Source http://www.u-m-p.org, le 30 octobre 2003)