Texte intégral
Le 17 juin 1940 Jean Moulin, Préfet d'Eure et Loire était appelé à l'honneur de dire " non ". Non, comme on peut dire " non " depuis Antigone. L'occupant nazi, conformément à ses doctrines criminelles, exigeait de lui un de ces actes déshonorant que les collaborateurs bientôt se réjouiront pourtant de devancer.
Jean Moulin a dit " non ". Il ne signera pas le document que les nazis lui demandent d'approuver. " Non " : Il refuse d'affirmer que les troupes sénégalaises ont commis des atrocités contre la population civile. " Non ", parce que ce n'est pas vrai. Les Sénégalais sont nos frères d'armes et de cur. " Non ", parce qu'il n'est pas question pour lui de donner au racisme le prétexte d'un constat officiel. Aussitôt arrêté, déjà brutalisé, Jean Moulin maintien son refus. Non, c'est non. Jean Moulin tentera même de se suicider plutôt que de céder.
La force de ce refus s'enracine au plus fort de ces cris de la conscience lorsqu'elle butte sur les frontières du mal qui, bientôt engloutira tous ceux qui s'y seront abandonnés. " Non ". Tout est dit. Déjà ! Si tôt ! Si vite ! Si fort ! Le 17 juin 1940 ! Et le mot répond autant aux brutes qui le menacent qu'à tous ceux qui se préparent à leur faciliter la tâche. La veille en effet, le 16 juin, la fin du combat avait été misérablement décidée par les autorités moralement faillies qui en avaient le moyen. Et déjà la voix insidieuse qui l'avait annoncée était celle du mensonge puisqu'elle avait affirmé que ce serait dans l'honneur.
A Chartres, Jean Moulin sait qu'il n'y a pas d'honneur possible à composer avec certains adversaires
Mais celui qui dit " non " et obéît déjà aux exigences de sa conscience, contre toutes les évidences de la force et les conforts de l'esprit d'abandon, ne pouvait pas savoir à cette heure-là, emprisonné et humilié mais jugeant que son engagement était digne d'en mourir, Jean Moulin, ne pouvait pas savoir, que dès le lendemain 18 juin, à Londres, là où elle était dorénavant, rebelle, la France déjà parle d'une autre voix, en dépit elle aussi de sa solitude, pour rester la France. Et cette voix dit " non ", elle aussi. Dès lors la France ne sera plus en France mais à Londres, à Saint Pierre et Miquelon, à Brazzaville, à Alger, dans chaque lieu où se fait l'action des partisans, là où combat la 2ème DB, partout, c'est-à-dire qu'elle n'était plus nulle part ailleurs que dans le cur de ceux qui portaient la rébellion et le refus. Et jamais la patrie des Français ne fut autant chez elle. Et jamais peut être elle ne trouva davantage d'énergie pour produire cet élan qui rend notre peuple capable de faire d'une idée une force plus puissante que toutes celles qui lui sont opposées par les seuls moyens matériels.
Mais le 17 juin 1940 Jean Moulin ne peut pas le savoir. Il ne peut pas s'en réconforter. Il est bien, là, seul, dans sa décision. Mais cette solitude n'est pas un désespoir. Sa décision est libre. Elle n'attend aucun renfort, elle n'espère aucune reconnaissance. Elle se suffit à elle-même. Elle n'a pas d'autre fin que le paroxysme moral auquel, en fin de compte, la vie de Jean Moulin s'identifie, à l'épreuve des circonstances. Et c'est le cur de notre héritage.
La liberté des français n'a pas de plus sûre garantie que celle que chacun d'entre eux est capable d'entretenir en lui-même malgré lui même parfois, souvent comme on dit du courage qu'il n'est une vertu que si l'on a peur. Laisser se rompre ce ressort qui unit à soi-même, c'est rompre en même temps tous ceux qui assemblent l'édifice de la collectivité, quand bien même il continuerait de montrer les apparences de sa pérennité.
Telle est alors la France. Une apparence sur son propre sol.
Jean Moulin le Préfet, le serviteur de l'Etat, devint le rebelle que bien vite le pouvoir va révoquer et combattre à mort. Et alors pourtant c'est bien l'Etat qui fut servi par Jean Moulin contre l'illusion de ce qui se donnait à voir pour tel. Car l'Etat n'est l'Etat qu'autant que s'y trouve le sens politique qui lui donne sa légitimité. La misérable routine administrative des bureaux soumis aux volontés de l'occupant nazi, la lamentable affectation d'autorité qui en résultait, parfois même pour justifier le crime, le formalisme doucereux de l'allégeance renouvelée chaque jour, chaque heure, de formulaire en bordereaux au parti de la collaboration et à ses chefs, tout cet appareil servile, en dépit de ses apparences, ce n'est pas l'Etat. En République il n'y a d'Etat que Républicain. Républicain dans ses principes, dans ses modes d'action, dans l'inspiration, les valeurs et les pratiques de ceux qui le servent. Quand Jean Moulin sera ensuite le rassembleur du Conseil National de la Résistance il aura conduit au bout cette mission : préparer, pour l'Etat Républicain à reconstruire, la base et le souffle des principes qui l'animeront et dont la dynamique n'est pas épuisée, la République laïque et sociale que proclame les préambules de notre Constitution.
Au bicentenaire de la création du corps préfectoral, l'épreuve du sens qu'a surmonté Jean Moulin, l'un des siens, est toujours d'actualité. Et sa signification touche à ce qu'est notre Patrie elle-même.
Oui, parce qu'il s'exprime au commencement des abandons qui menaceront tant de fois de tout emporter, ce paroxysme moral et politique du refus positif de Jean Moulin le 17 juin 1940 porte loin sa leçon. Elle n'a rien perdu de sa pertinence. Notre célébration s'y recueille. Nous voici venu ranimer la flamme de l'esprit libre qu'incarne le souvenir de Jean Moulin. Sentons son regard qui perce nos consciences. Le voici, tel que l'ont croisés ceux qui ne l'ont jamais vu ailleurs que sur cette photo si connue. Barre de lumière pénétrante sous l'ombre du chapeau qui est aussi l'ombre de cette époque.
C'est un regard qui regarde.
Aquarelliste, dessinateur et caricaturiste tour à tour, Jean Moulin vivait donc aguerri à cet émerveillement minutieux devant la beauté de ce qui est donné à voir. Cette façon de regarder, c'est le signe par lequel se manifeste comment l'esprit se lie aux formes pour chercher quelque chose de la vérité humaine qu'elles portent. Ce regard aime la vie. Et puis, Provençal, Haut fonctionnaire ici puis là, la France, pour lui comme pour chacun de ceux qui lèvent les yeux sur elle, ce sont des paysages, des couleurs, des gens et des voisinages. Mais si ces humus sont bien ceux dans lesquels chacun le plus souvent plonge les racines qui le lie à la terre et à ses mémoires, il reste à Jean Moulin, comme à chacun de nous depuis l'épreuve de cette nuit de l'occupation et de la collaboration, à connaître qu'elles ne sont pas plus qu'une entrée vers une vérité plus profonde. La vérité de l'identité française. Elle est ailleurs. C'est vers elle que marche Jean Moulin. Il lui reste à parcourir parmi les hontes de la défaite, sous le poids des abjections de la collaboration, par la lutte choisie, le calvaire et la mort, le chemin où l'on doit voir se consumer en soi tout ce qui d'abord peut sembler être l'évidence la plus charnelle. Il a fallu lutter, il faut mourir. On doit savoir pour qui même quand on sait déjà pourquoi. Le voile des apparences se lève. La France n'est qu'une idée, fragile mais contagieuse : la République. La France est un rêve qui danse sur l'horizon de l'espérance humaine et que proclame sa devise : liberté pour tous, égalité pour tous, fraternité pour tous.
Français, la République est notre Patrie. Le martyr victorieux de Jean Moulin en atteste. Et si sa leçon de gestes porte par-dessus les gouffres du temps qui séparent les générations, si ce regard perce encore si fort l'ombre qui l'entoure, c'est que ce brasier est toujours le fanal capable de rallier les courages et les ferveurs.
Tels voulons-nous être ici.
Le 8 juillet 1943 Jean Moulin va mourir. Mais la mort n'emportera que ce qui est alors à sa portée. Jean Moulin, brisé par la torture, reçoit de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler et son dernier mot sera ce dessin où il caricature son bourreau. Le regard qui regarde, a puisé dans l'humour qui défie le sérieux bestial du tortionnaire son dernier cri de liberté. Et son message résonne sous la voûte du temps : Vive la République, Vive la France !
(source http://www.education.gouv.fr, le 8 août 2000)
Jean Moulin a dit " non ". Il ne signera pas le document que les nazis lui demandent d'approuver. " Non " : Il refuse d'affirmer que les troupes sénégalaises ont commis des atrocités contre la population civile. " Non ", parce que ce n'est pas vrai. Les Sénégalais sont nos frères d'armes et de cur. " Non ", parce qu'il n'est pas question pour lui de donner au racisme le prétexte d'un constat officiel. Aussitôt arrêté, déjà brutalisé, Jean Moulin maintien son refus. Non, c'est non. Jean Moulin tentera même de se suicider plutôt que de céder.
La force de ce refus s'enracine au plus fort de ces cris de la conscience lorsqu'elle butte sur les frontières du mal qui, bientôt engloutira tous ceux qui s'y seront abandonnés. " Non ". Tout est dit. Déjà ! Si tôt ! Si vite ! Si fort ! Le 17 juin 1940 ! Et le mot répond autant aux brutes qui le menacent qu'à tous ceux qui se préparent à leur faciliter la tâche. La veille en effet, le 16 juin, la fin du combat avait été misérablement décidée par les autorités moralement faillies qui en avaient le moyen. Et déjà la voix insidieuse qui l'avait annoncée était celle du mensonge puisqu'elle avait affirmé que ce serait dans l'honneur.
A Chartres, Jean Moulin sait qu'il n'y a pas d'honneur possible à composer avec certains adversaires
Mais celui qui dit " non " et obéît déjà aux exigences de sa conscience, contre toutes les évidences de la force et les conforts de l'esprit d'abandon, ne pouvait pas savoir à cette heure-là, emprisonné et humilié mais jugeant que son engagement était digne d'en mourir, Jean Moulin, ne pouvait pas savoir, que dès le lendemain 18 juin, à Londres, là où elle était dorénavant, rebelle, la France déjà parle d'une autre voix, en dépit elle aussi de sa solitude, pour rester la France. Et cette voix dit " non ", elle aussi. Dès lors la France ne sera plus en France mais à Londres, à Saint Pierre et Miquelon, à Brazzaville, à Alger, dans chaque lieu où se fait l'action des partisans, là où combat la 2ème DB, partout, c'est-à-dire qu'elle n'était plus nulle part ailleurs que dans le cur de ceux qui portaient la rébellion et le refus. Et jamais la patrie des Français ne fut autant chez elle. Et jamais peut être elle ne trouva davantage d'énergie pour produire cet élan qui rend notre peuple capable de faire d'une idée une force plus puissante que toutes celles qui lui sont opposées par les seuls moyens matériels.
Mais le 17 juin 1940 Jean Moulin ne peut pas le savoir. Il ne peut pas s'en réconforter. Il est bien, là, seul, dans sa décision. Mais cette solitude n'est pas un désespoir. Sa décision est libre. Elle n'attend aucun renfort, elle n'espère aucune reconnaissance. Elle se suffit à elle-même. Elle n'a pas d'autre fin que le paroxysme moral auquel, en fin de compte, la vie de Jean Moulin s'identifie, à l'épreuve des circonstances. Et c'est le cur de notre héritage.
La liberté des français n'a pas de plus sûre garantie que celle que chacun d'entre eux est capable d'entretenir en lui-même malgré lui même parfois, souvent comme on dit du courage qu'il n'est une vertu que si l'on a peur. Laisser se rompre ce ressort qui unit à soi-même, c'est rompre en même temps tous ceux qui assemblent l'édifice de la collectivité, quand bien même il continuerait de montrer les apparences de sa pérennité.
Telle est alors la France. Une apparence sur son propre sol.
Jean Moulin le Préfet, le serviteur de l'Etat, devint le rebelle que bien vite le pouvoir va révoquer et combattre à mort. Et alors pourtant c'est bien l'Etat qui fut servi par Jean Moulin contre l'illusion de ce qui se donnait à voir pour tel. Car l'Etat n'est l'Etat qu'autant que s'y trouve le sens politique qui lui donne sa légitimité. La misérable routine administrative des bureaux soumis aux volontés de l'occupant nazi, la lamentable affectation d'autorité qui en résultait, parfois même pour justifier le crime, le formalisme doucereux de l'allégeance renouvelée chaque jour, chaque heure, de formulaire en bordereaux au parti de la collaboration et à ses chefs, tout cet appareil servile, en dépit de ses apparences, ce n'est pas l'Etat. En République il n'y a d'Etat que Républicain. Républicain dans ses principes, dans ses modes d'action, dans l'inspiration, les valeurs et les pratiques de ceux qui le servent. Quand Jean Moulin sera ensuite le rassembleur du Conseil National de la Résistance il aura conduit au bout cette mission : préparer, pour l'Etat Républicain à reconstruire, la base et le souffle des principes qui l'animeront et dont la dynamique n'est pas épuisée, la République laïque et sociale que proclame les préambules de notre Constitution.
Au bicentenaire de la création du corps préfectoral, l'épreuve du sens qu'a surmonté Jean Moulin, l'un des siens, est toujours d'actualité. Et sa signification touche à ce qu'est notre Patrie elle-même.
Oui, parce qu'il s'exprime au commencement des abandons qui menaceront tant de fois de tout emporter, ce paroxysme moral et politique du refus positif de Jean Moulin le 17 juin 1940 porte loin sa leçon. Elle n'a rien perdu de sa pertinence. Notre célébration s'y recueille. Nous voici venu ranimer la flamme de l'esprit libre qu'incarne le souvenir de Jean Moulin. Sentons son regard qui perce nos consciences. Le voici, tel que l'ont croisés ceux qui ne l'ont jamais vu ailleurs que sur cette photo si connue. Barre de lumière pénétrante sous l'ombre du chapeau qui est aussi l'ombre de cette époque.
C'est un regard qui regarde.
Aquarelliste, dessinateur et caricaturiste tour à tour, Jean Moulin vivait donc aguerri à cet émerveillement minutieux devant la beauté de ce qui est donné à voir. Cette façon de regarder, c'est le signe par lequel se manifeste comment l'esprit se lie aux formes pour chercher quelque chose de la vérité humaine qu'elles portent. Ce regard aime la vie. Et puis, Provençal, Haut fonctionnaire ici puis là, la France, pour lui comme pour chacun de ceux qui lèvent les yeux sur elle, ce sont des paysages, des couleurs, des gens et des voisinages. Mais si ces humus sont bien ceux dans lesquels chacun le plus souvent plonge les racines qui le lie à la terre et à ses mémoires, il reste à Jean Moulin, comme à chacun de nous depuis l'épreuve de cette nuit de l'occupation et de la collaboration, à connaître qu'elles ne sont pas plus qu'une entrée vers une vérité plus profonde. La vérité de l'identité française. Elle est ailleurs. C'est vers elle que marche Jean Moulin. Il lui reste à parcourir parmi les hontes de la défaite, sous le poids des abjections de la collaboration, par la lutte choisie, le calvaire et la mort, le chemin où l'on doit voir se consumer en soi tout ce qui d'abord peut sembler être l'évidence la plus charnelle. Il a fallu lutter, il faut mourir. On doit savoir pour qui même quand on sait déjà pourquoi. Le voile des apparences se lève. La France n'est qu'une idée, fragile mais contagieuse : la République. La France est un rêve qui danse sur l'horizon de l'espérance humaine et que proclame sa devise : liberté pour tous, égalité pour tous, fraternité pour tous.
Français, la République est notre Patrie. Le martyr victorieux de Jean Moulin en atteste. Et si sa leçon de gestes porte par-dessus les gouffres du temps qui séparent les générations, si ce regard perce encore si fort l'ombre qui l'entoure, c'est que ce brasier est toujours le fanal capable de rallier les courages et les ferveurs.
Tels voulons-nous être ici.
Le 8 juillet 1943 Jean Moulin va mourir. Mais la mort n'emportera que ce qui est alors à sa portée. Jean Moulin, brisé par la torture, reçoit de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler et son dernier mot sera ce dessin où il caricature son bourreau. Le regard qui regarde, a puisé dans l'humour qui défie le sérieux bestial du tortionnaire son dernier cri de liberté. Et son message résonne sous la voûte du temps : Vive la République, Vive la France !
(source http://www.education.gouv.fr, le 8 août 2000)