Tribune de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la santé et de la protection sociale, dans "Le Monde" du 21 septembre 2004, sur le positionnement de Laurent Fabius sur la construction européenne et le référendum, le budget européen et le pacte de stabilité.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Scepticisme, incompréhension et tristesse: voilà ce qu'ont éprouvé les partisans de l'Europe en découvrant le positionnement de Laurent Fabius. Ces perceptions sont à la hauteur du respect que nous lui portons. A l'heure du choix historique, ce "non sauf si..." ne me semble ni pertinent ni convaincant.
S'inspirant davantage de considérations tactiques que politiques, privilégiant l'ambition sur la vision, ce revirement n'est pas à la hauteur du défi qui engage les Européens pour plusieurs générations.
Depuis la Libération, la construction européenne a été l'uvre commune des hommes d'Etat qui ont toujours su dépasser les clivages partisans. C'est ainsi qu'a fonctionné le couple franco-allemand incarné successivement par Adenauer et de Gaulle, Schmidt et Giscard d'Estaing, Mitterrand et Kohl... et aujourd'hui Chirac et Schröder.
Il est donc sans précédent qu'un responsable socialiste de premier plan, ancien Premier ministre, propose de voter non lors d'un référendum d'essence européenne si certaines conditions ne sont pas satisfaites.
Cette position est d'autant plus surprenante que la plupart de ces conditions font l'objet d'un large consensus politique et que, d'ailleurs, plusieurs d'entre elles sont d'ores et déjà remplies.
Concernant l'harmonisation fiscale, je veux rappeler à Laurent Fabius que, si l'impôt sur les sociétés est en moyenne de 20 % chez les nouveaux adhérents d'Europe de l'Est, il est en moyenne de 31 % dans le reste de l'Union. Une harmonisation ne pourrait donc se faire qu'à la baisse. Le gouvernement y travaille, mais les amis de Laurent Fabius refusent ce qu'ils considèrent comme un cadeau fait aux chefs d'entreprise.
Traitons d'un mot la fausse querelle sur l'augmentation du budget européen.
Le budget de l'Union augmente mécaniquement chaque année puisque les contributions des Etats membres sont indexées sur leur produit industriel brut. Il est par ailleurs évident que, si un projet européen de grande envergure, fondamental pour hisser l'Europe au premier rang de l'économie de la connaissance était lancé dans le domaine de l'enseignement supérieur, de la recherche ou de l'innovation, la France y contribuerait.
Enfin, grâce à une initiative française, le pacte de stabilité va être réformé pour laisser plus de souplesse aux Etats confrontés à des cycles de récession économique.
Plus grave encore, le discours de Laurent Fabius rejoint celui de tous les extrêmes, à gauche comme à droite, qui, depuis tant d'années, font de l'Europe le bouc émissaire de nos difficultés.
Avant d'exiger de nos partenaires qu'ils adoptent notre système social, encore faut-il mener à bien les réformes indispensables pour diminuer les impôts, réduire la dette et recréer de l'emploi et de la croissance. Ce n'est que s'il redevient performant que notre modèle social sera à nouveau en mesure de convaincre l'Europe !
Toutes les grandes avancées européennes ont résulté de compromis pour lesquels chaque Etat doit faire un effort. C'est l'essence même du projet européen qui serait remise en cause si, à l'occasion du référendum, chacun s'arrogeait le pouvoir de mettre son veto à tel ou tel point contredisant ses intérêts.
Surtout, M. Fabius est hors sujet. La question qui nous est posée aujourd'hui est la suivante: oui ou non à la Constitution européenne ? Oui ou non, adopterons-nous ce texte ambitieux, fruit du travail remarquable mené par Valéry Giscard d'Estaing ?
La Constitution, pour la première fois, rassemblera les valeurs communes de tous les Européens. Elle exprimera l'ambition politique de l'Europe. Car c'est bien une Europe puissante que nous souhaitons construire dans un monde multipolaire. Elle organisera un fonctionnement plus efficace et plus démocratique de l'Union à 25, mieux coordonné avec les Parlements nationaux. Elle donnera enfin à la France toute sa place dans l'Europe élargie, en lui accordant un poids supérieur à celui qui est le sien en vertu de l'actuel traité de Nice.
Il semble inenvisageable qu'un européen convaincu puisse refuser un tel progrès de la démocratie et du projet politique de l'Europe.
Il est à peine nécessaire de souligner les conséquences catastrophiques qu'aurait un "non" français. Faute de règles nouvelles, les institutions européennes continueraient d'être soumises aux règles du traité de Nice totalement inadaptées à une Union à 25, qui serait alors menacée de paralysie.
Contrairement aux allégations de Laurent Fabius, le projet de Constitution marque un progrès important dans le domaine social avec l'adoption d'une charte et la reconnaissance de l'utilité et de la spécificité des services publics. Bien sûr, la Constitution ne prétend pas résoudre tous les problèmes et, sur bien des points, des avancées seront nécessaires.
Il est des questions historiques qui appellent des réponses historiques. Si Jacques Chirac n'avait pas, en son temps, prôné le "oui" au traité de Maastricht, aux côtés de François Mitterrand, et contre l'opinion majoritaire de son propre parti, il n'est pas certain qu'il serait aujourd'hui président de la République. Ironie du sort, le premier secrétaire du Parti socialiste à l'époque s'appelait... Laurent Fabius.
L'Histoire est un juge implacable. Chez un homme d'Etat, le sens des responsabilités, la vision de l'avenir, la volonté de consolider les grands équilibres mondiaux doivent prévaloir sur les considérations partisanes et hexagonales. Au sein de la gauche européenne, quel contraste entre Zapatero et Schröder, qui se tournent vers l'avenir, et le Parti socialiste français, englué dans des débats d'un autre âge !
J'espère de tout cur qu'il s'agit pour Laurent Fabius non pas d'un adieu à l'Europe, mais d'un au revoir.


(source http://www.u-m-p.org, le 21 septembre 2004)