Tribune de M. Christian Poncelet, président du Sénat, dans "Le Figaro" du 12 décembre 2003, sur le rôle de l'Europe élargie pour la gestion de la situation internationale, intitulée "Vive la Grande Europe".

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Texte intégral

Au lendemain de la ratification par le Parlement français du traité d'Athènes sur l'élargissement de l'Union européenne, et alors que s'ouvre le sommet qui donnera ou ne donnera pas de constitution à l'Europe, il n'est pas superflu de revenir sur le passé immédiat avant d'envisager l'avenir. Regardons d'abord ce qui s'est passé au cours de l'année qui s'achève.
En Irak, qui a incontestablement monopolisé l'attention de l'opinion internationale, on ne savait pas à quelle guerre on aurait affaire au début de l'année. A la fin de l'année, on ne sait pas sur quelle paix compter. Une incertitude chasse l'autre, sans que le monde s'en trouve plus stable, ni même plus sûr. Souhaitons simplement que l'Iraq ne soit pas un nouveau bourbier et qu'avec nos amis américains, quelles que soient les erreurs commises, nous sachions trouver une solution collective à un problème qui dépasse les frontières régionales.
Ailleurs, on ne peut pas dire que 2003 ait apporté la paix et la concorde : détérioration continue de la situation au Proche-Orient, porteuse de tous les périls et terreau du terrorisme ; dérive progressive du continent africain, avec un pourrissement de la situation en Côte d'Ivoire et d'interminables conflits dans la région des Grands Lacs, sans même évoquer l'absence d'horizons dans la Corne de l'Afrique ; incertitudes en Asie, avec le fardeau de la Corée du Nord, le flottement en Afghanistan et de nombreuses crises locales, parmi lesquelles l'inquiétant différend indo-pakistanais ; crise en Amérique latine, avec l'hypothèque argentine, la faillite haïtienne et les soubresauts du Venezuela. J'en oublie et je simplifie mais, comme dirait Valéry, "ce qui est simple est faux, ce qui est compliqué est inutile".
Et l'Europe dans tout cela ? Elle a poursuivi son chemin, vaille que vaille, comme un cycliste qui sait qu'il tombe s'il s'arrête. Elle a organisé son élargissement à dix nouveaux membres, devenant ainsi, grâce à ces retrouvailles, une puissance démographique de 450 millions d'habitants, forte de la deuxième économie du monde. Elle s'est aussi dotée d'un projet de Constitution, grâce au travail admirable de la Convention sur l'avenir de l'Europe, présidée avec talent et bonheur par Valéry Giscard d'Estaing.
Il ne s'agit pas de nier les imperfections de ce texte, parfois complexe et abscons. Mais le fruit d'un consensus entre 105 conventionnels issus de tous les horizons constitue, en ces temps troublés, un formidable espoir. C'est le signe que l'Europe n'est pas figée et qu'elle sait s'ouvrir et s'adapter comme elle a su, depuis maintenant près de cinquante ans, garantir la paix en son sein. Saluons, en l'occurrence, le rôle moteur joué par le couple franco-allemand, dont la capacité d'entraînement aura rarement été aussi grande.
Ce coup d'oeil dans le rétroviseur me rend donc pessimiste pour le monde mais optimiste pour l'Europe. Alors que faire ? La réponse est simple à énoncer mais compliquée à mettre en oeuvre : il faut réussir l'Europe pour stabiliser le monde.
Réussir l'Europe. Mais comment ? D'abord en tirant parti de l'élargissement et en faisant d'une Europe de vingt-cinq Etats membres, presque deux fois plus peuplée que les Etats-Unis (mais presque trois fois moins que la Chine), le poids lourd politique que la géographie, la démographie et l'économie lui permettent d'être. L'Europe ne doit plus être le nain politique qu'elle est trop longtemps restée, empêchée qu'elle était de grandir par ses propres contradictions.
Pour devenir une véritable puissance politique, l'Europe doit d'abord, et avant tout, se doter d'une défense européenne, dont les jalons semblent désormais réunir Allemands, Anglais, Belges et Français. Si tu veux la paix, prépare la guerre... Rien de nouveau sous le soleil, depuis Sparte et Rome. Tant que nous n'aurons pas les moyens de nous défendre - ou de défendre les nouveaux Etats membres - et d'aider nos alliés menacés, il sera vain de prétendre jouer le moindre rôle international. Pas d'influence sans moyens. Les mots, même bien choisis, ne suffisent pas et ne sont qu'une consolation pour nostalgiques d'un passé révolu s'ils ne s'appuient pas sur la force. Les Américains l'ont compris depuis longtemps, qui n'ont eu de cesse d'augmenter leur budget militaire, quand la France s'ingéniait à le réduire plusieurs années d'affilée. Je me félicite que le président de la République ait résolument pris le parti d'inverser cette tendance suicidaire. En l'occurrence, nous travaillons pour l'Europe, qui finira peut-être par s'en rendre compte.
Réussir l'Europe, c'est aussi, dans mon esprit, savoir nouer un partenariat privilégié avec nos voisins immédiats, qu'ils soient russes ou méditerranéens du Sud. L'histoire, la culture, mais aussi la géographie, nous le commandent, de même que nos intérêts réciproques bien compris. Nous sommes au coeur du monde, ce qui est un privilège autant qu'un risque. Alors, sachons nous organiser.
Réussir l'Europe est en soi une ambition qui pourrait se suffire à elle-même. Il me semble cependant qu'une ambition plus noble doit l'inspirer. Je suis certain en effet qu'une Europe politiquement forte, dotée d'une défense et d'une politique étrangère commune, peut jouer un rôle stabilisateur au-delà de ses frontières. C'est évident en Afrique, où certaines initiatives franco-britanniques ont déjà donné des résultats encourageants. C'est vrai aussi au Proche-Orient, où les Américains, de moins en moins enclins à s'engager, ont besoin de l'expertise et de l'expérience européennes. C'est souhaitable aussi en Asie centrale ou dans le Caucase, où existe une vraie demande d'Europe, un véritable besoin d'Europe.
L'Europe a vocation à incarner le multilatéralisme, qui n'est autre que le primat du droit sur la force, la primauté du dialogue sur le monologue, la prévalence de l'ouverture sur le repli. La réforme des Nations unies - avec un élargissement du Conseil de sécurité -, la recherche d'un développement durable soucieux de l'environnement, la lutte contre la prolifération nucléaire, la modernisation de l'aide publique au développement sont les premiers domaines où l'Europe, élargie et fortifiée, devrait faire valoir ce nouveau multilatéralisme.
L'Europe élargie doit être l'Europe des peuples plus que l'Europe des marchés, des comptables ou des technocrates. Consciente de son passé et confiante en son avenir, elle contribuera à l'édification d'un monde multipolaire, respectueux de la diversité culturelle, harmonieux et équilibré. Les Européens pourront alors être fiers de l'oeuvre accomplie.

(source http://www.u-m-p.org, le 12 décembre 2003)