Déclaration de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur le développement économique et les droits sociaux dans les pays en développement, la recherche du plein emploi solidaire dans les politiques industrielles européennes et les alternatives à la mondialisation, Villepinte le 3 juin 2004.

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Circonstance : Assises sur "l'emploi et politiques industrielles, enjeu du développement économique et social" à Villepinte le 3 juin 2004

Texte intégral

Chers camarades,
Je tiens d'abord à féliciter les organisateurs de cette rencontre nationale qui vient à point nommé pour traiter de quelques messages d'actualité que nous devons faire passer plus fortement.
Certains patrons ont prétendu, il n'y a pas longtemps, que nous serions entrés dans l'époque des " entreprises sans usines ", le monde irait vers une " nouvelle division internationale du travail " dans laquelle les pays développés se spécialiseraient dans les activités de recherche et de conception et les pays en développement dans la fabrication des produits industriels banalisés.
1. Pour la CGT ceci est à la fois une erreur, un mensonge et un danger pour le présent et pour l'avenir.
Un mensonge pour le présent, en effet, car ce modèle de développement idyllique ne saurait faire oublier la réalité de la dévalorisation des qualifications initiales, la non reconnaissance des formations continues, les centaines de milliers de jeunes sortant du système scolaire sans diplôme, l'explosion du chômage et de la précarité.
Une erreur et un danger pour l'avenir, parce que la maîtrise globale des savoir-faire au sein d'une industrie suppose qu'activités de conception et de fabrication soient situées à proximité l'une de l'autre. De nombreux exemples, comme celui de la filière électronique, montrent qu'une délocalisation des activités de fabrication entraîne, dans la foulée, celles de la conception et de l'innovation.
2. La seule véritable alternative à la mise en concurrence des travailleurs est bien le développement et l'amélioration des conditions de vie et des droits sociaux dans les pays dits à bas salaires.
La défense des intérêts des salariés de notre pays doit être appréhendée au travers d'une alternative à la mondialisation libérale, une alternative qui associe les principes économiques et sociaux du développement durable, le développement des pays les plus pauvres et la généralisation de l'application des normes sociales fondamentales de l'Organisation Internationale du Travail.
Ce sont les firmes multinationales qui jouent de la concurrence entre les salariés pour la recherche immédiate d'un peu plus de rentabilité pour les actionnaires.
A l'inverse, la coopération syndicale doit se donner comme objectif de favoriser la compréhension entre des pays de culture et de niveau économique différents. Là où d'autres cherchent à les opposer, nous voulons renforcer les solidarités entre le Sud et le Nord, entre l'Est et l'Ouest.
3. La recherche du plein emploi solidaire passe par une modification profonde des politiques suivies au plan européen.
L'Europe a besoin de politiques industrielles coordonnées. Au lieu de songer à baisser à tout moment les impôts - soit dit en passant, ce sont souvent les plus fortunés les premiers servis - il faut des politiques communes de recherche, des programmes d'échange et de coopération entre les établissements d'enseignement supérieur, des programmes de recherche et développement concertés entre la recherche publique et l'activité d'innovation des entreprises.
Il faut donner la priorité aux investissements qui développent l'accès de tous aux biens publics, aux infrastructures et aux modes d'exploitation qui préservent l'environnement. Il faut des politiques de formation tout au long de la vie dotées des moyens nécessaire à leur réalisation.
Nous voulons travailler à l'insertion de notre pays et de chacune de ses régions dans la construction de coopérations au sein de l'Europe élargie et dans une autre conception de la " mondialisation ", donnant un contenu économique et social clair au développement durable.
La CGT refuse la prétendue fatalité des réductions d'emploi et encore moins celle de l'affaiblissement de l'industrie jointe à l'érosion ou à la privatisation des services publics, toujours d'actualité dans la politique gouvernementale.
Les fermetures de sites et les abandons d'activité - dont nous sommes tous ici les principaux témoins - sont la conséquence d'orientations et de décisions discutables et pourtant jamais discutées. Il y a pire encore.
Dans un nombre de plus en plus important de cas elles s'expliquent par des coups de dés rythmant d'interminables parties de Monopoly avec, à la clé, ce que certains appellent des " erreurs de gestion ", qui n'ont rien à voir avec les aléas de stratégies industrielles de long terme.
Dans tous les cas on retrouve l'avidité des actionnaires, qui ont de plus en plus un comportement de rentiers, et le souci d'équipes de directions désireuses de leur complaire. Ceux qui en sont responsables ont souvent l'outrecuidance de nous faire des leçons d'économie, quand ce ne sont pas des leçons de morale. Or, beaucoup sont issus d'une caste où l'on glisse avec élégance de la noblesse d'État au monde des affaires, où l'on s'attribue et se redistribue en permanence des positions lucratives recalculées à la hausse, quelle que soit la conjoncture.
Je ne vais pas ici vous égrener les hausses constatées des rémunérations de certains présidents du CAC 40 qui n'ont de cesse que d'imiter les excès de leurs collègues anglo-saxons. Chacun a besoin de montrer la marque de son passage avec, parfois, l'insupportable légèreté que procurent les parachutes en or. La société du risque qu'ils invoquent dans leurs colloques pour justifier fermetures et restructurations, ce sont les salariés et les collectivités qui en supportent seuls les coûts. Il serait légitime que les travailleurs aient enfin le droit d'intervenir sur les choix qui les concernent afin de faire obstacle ou, mieux, de prévenir les pratiques qui mettent en péril l'activité et l'emploi.
Parmi les organisations économiques qui ont l'impact le plus significatif sur l'activité industrielle, je voudrais expressément citer deux d'entre elles qui revêtent une importance particulière pour le redéploiement de notre activité syndicale, en France et en Europe.
En premier lieu les groupes le plus souvent multinationaux ou transnationaux qui, à travers leurs réseaux de partenariat, de sous-traitance industrielle et de distribution commerciale, structurent l'activité de façon universelle.
En deuxième lieu les majors de la grande distribution, dont nous n'oublions pas que beaucoup d'entre eux ont été, il y a quelques décennies déjà, des pionniers et des champions de la délocalisation, c'est-à-dire qu'ils ont su, en famille, récupérer leurs billes et, en souplesse, investir dans des rangées de tiroirs caisses.
D'une part, ils surexploitent les salariés du commerce qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles (précarité, bas salaires,) et, d'autre part, ils surexploitent les ouvriers, les techniciens, les employés des secteurs productifs en France et à l'étranger.
Dans les deux cas, l'on voit que le tous ensemble est toujours d'actualité !
L'ampleur des externalisations, la généralisation de la sous-traitance, l'imbrication industrie/services posent au mouvement syndical la question fondamentale de la solidarité et de la nécessaire intégration des luttes pour l'emploi entre les salariés des groupes donneurs d'ordre et ceux des entreprises sous-traitantes, entre ceux de la production et ceux de la distribution. Nous avons besoin d'en tirer toutes les conséquences que ce soit en matière d'objectifs revendicatifs ou de formes d'organisation des salariés, sur le lieu de travail ou au sein de fédérations professionnelles.
Dans un autre registre, chacun d'entre nous mesure l'importance des luttes menées par les chercheurs, le soutien dont elles ont bénéficié dans l'opinion publique française et internationale, l'impact qu'elles ont eu sur le débat politique, le recul sensible qu'elles ont imposé à un gouvernement encore aujourd'hui crispé sur des décisions réactionnaires et irresponsables.
Profitons du climat ainsi créé pour poser en grand et publiquement les questions fondamentales de ce que les spécialistes appellent les synergies entre recherche fondamentale et recherche appliquée.
La nature du tissu productif, ses liens avec les universités dans chaque région et la place donnée à la recherche-développement doivent être au premier rang de nos préoccupations. Il faut passer maintenant à un développement solidaire des territoires impliquant la responsabilité des pouvoirs publics et celle des entreprises.
Il faut aussi poser la question des filières. Nous ne rêvons pas à une politique industrielle à l'ancienne qui a montré ses insuffisances et serait inadaptée. Nous voulons être plus ambitieux et plus concrets, en croisant des politiques de filière comme dans l'énergie, l'aéronautique, l'espace, l'automobile, la santé, l'habillement, les transports, avec des approches territoriales allant du niveau local au niveau national, européen et international.
Il ne s'agit pas, dans ce domaine plus que dans tout autre, de présenter un " catalogue ", il s'agit de s'appuyer sur les atouts publics et privés dont nous disposons dans les bassins d'emplois et les régions pour construire, avec les salariés, des objectifs permettant de développer conjointement l'emploi, les qualifications et la modernisation du tissu productif.
Pour faire vivre un syndicalisme solidaire et plus cohérent, il devient de plus en plus urgent de construire une démarche alliant territoires et professions.
Nous le voyons bien aujourd'hui, beaucoup va dépendre de notre capacité à construire et proposer des réponses nouvelles. Ces réponses doivent être alimentées par la connaissance des besoins des salariés et de la population, enracinées à la fois dans le monde réel des entreprises et dans celui de l'organisation institutionnelle des territoires.
C'est pourquoi, cette rencontre nationale s'est nourrie d'initiatives décentralisées dans chacune de nos régions et doit trouver de nouveaux prolongements dans les mois à venir.
Nous avons besoin de concevoir une bataille pour le travail et l'emploi, guidée par une vision prospective et cohérente du développement et portée par une activité syndicale préparée à la confrontation publique, et organisée pour la mobilisation des salariés à tous les niveaux. Il faut insister sur ce qui est pour nous une évidence. Une mobilisation à la hauteur des enjeux est une condition indispensable pour une prise en compte sérieuse de nos analyses.
Dans toute l'activité économique, la reconnaissance du fait syndical doit aller plus loin pour devenir une des sources ou une des références du gouvernement d'entreprise.
Ce terrain est un terrain de lutte : il est décisif mais il est difficile. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, nous ne voulons plus être cantonnés à un rôle de " pompier du social " où l'on demande d'assurer l'assistance syndicale après que les décisions fondamentales sont prises sans nous ou malgré nos critiques voire nos refus.
Dans ce " domaine réservé " des choix de gestion, il faut d'abord faire face à la résistance politique du patronat à l'intervention syndicale ; une intervention vécue, tout particulièrement par une large partie du patronat français, comme illégitime, à la manière d'une véritable effraction qui attente au droit de propriété ou aux privilèges du pouvoir.
Nous devons aussi faire face, dans nos propres rangs, à une réticence culturelle vis-à-vis du risque de se faire piéger en s'engageant dans la bataille pour faire changer les choix de gestion. La tentation existe également de fuir les difficultés en croyant les dissoudre par la formulation de fausses solutions, dont l'apparence radicale ne peut longtemps masquer l'inadéquation au problème posé. Nous n'avons pas le droit de nous gargariser avec de grandes formules générales ne donnant aucune prise sur la réalité, et n'ayant donc aucune vertu mobilisatrice ni pour les salariés directement concernés, ni pour les citoyens qui cherchent à régénérer des formes efficaces de pilotage de l'activité économique au service de l'emploi et du progrès social.
" Trop souvent des décisions d'externalisations, d'arrêts d'activités ou des restructurations sont subies de façon défensive par manque d'anticipation et de construction de projets alternatifs. ".
Je suis persuadé que ce diagnostic formulé lucidement par la Fédération de la Métallurgie, lors de son récent congrès, s'applique à tout le monde.
Il est de la plus haute importance que le mouvement syndical soit en mesure de produire des alternatives robustes pour, sinon emporter d'emblée l'adhésion, du moins susciter le doute, provoquer le débat à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise, témoigner de la volonté et de la possibilité de sortir des cercles vicieux, des poncifs et des impasses de l'idéologie économique et politique dominante.
De telles alternatives ne peuvent pas être construites sans la coopération ou la confrontation des idées entre toutes les catégories de salariés, ouvriers, employés, ingénieurs cadres techniciens et agents de maîtrise. Elles ne peuvent pas être non plus de véritables alternatives si restant au stade de talismans à brandir à la face de l'adversaire, elles n'étaient pas destinées à être soumises au feu du jugement public, ce qui comporte des exigences fortes sur leur contenu, leur actualisation permanente, leur diffusion vivante au sein de la société.
Ce dialogue doit, en premier lieu, revêtir la forme d'échanges entre les syndiqués des différentes catégories au sein de nos organisations professionnelles et territoriales. Il doit aussi être recherché avec les cadres à tous les niveaux : c'est un enjeu essentiel dans la lutte pour une extension des droits permettant l'émergence de pratiques démocratiques à l'entreprise.
La conquête de nouveaux droits et des moyens de les exercer constitue un terrain revendicatif d'une extrême importance. Mais ce terrain aurait peu de chances d'être activement et victorieusement occupé si nous ne commencions pas par généraliser et exploiter à fond les droits déjà existants. Ceux ci ne sont pas homogènes, et ils sont répartis entre la représentation syndicale et les institutions représentatives des salariés.
J'identifie ainsi deux grands chantiers revendicatifs et deux axes majeurs de coordination de nos activités :
- aller vers une meilleure homogénéisation des droits, entre les entreprises de taille différente selon des formules adaptées à la branche ou au site, et entre les catégories de personnel, selon la nature du contrat de travail.
Il s'agit ainsi de progresser à la fois en s'appuyant sur une approche par site et filière, en intégrant l'exigence de plus grandes responsabilités du donneur d'ordre vis-à-vis des salariés des entreprises sous-traitantes ou de ceux relevant d'un recours systématisé à l'intérim, de plus grandes solidarités entre les entreprises locales en matière d'emploi et de formation, en matière de services.
Ce terrain revendicatif doit être exploré en coopération étroite entre les organisations professionnelles et les organisations territoriales de proximité.
- mieux exploiter les droits actuels d'information de consultation et d'expertise, notamment dans les groupes et les établissements importants, en établissant une coordination plus soutenue, ciblée sur des objectifs prioritaires déterminés en commun, entre les instances syndicales et les institutions représentatives des salariés.
La construction d'alternatives pour le développement de l'activité et de l'emploi et de propositions innovantes d'amélioration de l'environnement en matière de services, notamment publics (éducation, formation, santé, transport, équipements, services sociaux et culturels, logements, etc), s'adressant simultanément aux directions d'entreprises, aux pouvoirs publics et aux élus, peuvent toujours fournir de puissants leviers pour concrétiser et mobiliser les convergences revendicatives entre toutes les catégories de salariés. Elles sont le meilleur moyen d'ouvrir les esprits et d'orienter l'activité économique vers d'autres conceptions de l'organisation du travail et des rapports sociaux, d'autres critères de gestion, d'autres horizons du développement et du progrès social.
C'est précisément à travers elles que nous pouvons espérer relever le défi de l'unité du salariat, en travaillant au rassemblement de ses organisations, dans l'action, la mobilisation et la négociation.
Ensemble, nous pouvons prouver que les différentes identités professionnelles et sociales issues de l'incessante évolution du travail peuvent toujours s'inscrire dans un projet de transformation solidaire de la société.
C'est ce défi que nous devons relever dès samedi, par de puissantes manifestations destinées à contraindre le Gouvernement à revoir fondamentalement sa copie sur la Sécurité Sociale.
À l'heure où le MEDEF investit ou infiltre la plupart des espaces de réflexion et de décision avec l'objectif d'assujettir la politique fiscale et de protection sociale, les politiques d'éducation, de formation et de recherche aux exigences du profit et de la rentabilité, nous voulons, au contraire, mettre aux commandes les besoins du développement humain.
Pour nous le bon choix c'est d'intensifier l'effort de formation et de qualification des salariés, d'améliorer les conditions de travail, de soigner la qualité de l'insertion professionnelle, notamment pour les jeunes ; de favoriser la mobilité professionnelle choisie ou la promotion interne ; de mettre en place des dispositifs de suivi pour chaque salarié et chaque demandeur d'emploi. C'est aussi le sens de notre revendication d'une " sécurité sociale professionnelle " pour en finir avec les gâchis des capacités humaines. Le travail est aujourd'hui malade de la recherche effrénée de la rentabilité. Il faut le soigner, le protéger, le valoriser.
Ce sont ces domaines majeurs de notre intervention syndicale qu'il faut articuler avec l'extension des droits d'intervention des salariés dans les branches, les régions, mais aussi dans les Conseils d'administration et les réseaux de sous-traitance. Nous voulons occuper toute notre place dans la définition de politiques industrielles, nous voulons le faire en tant que force syndicale capable d'agir et de négocier. Partisans ni du tout ou rien, ni du compromis à tout prix, nous examinons les propositions faites par les uns et les autres à la lumière de nos propres propositions et du rapport de forces nécessaire pour les infléchir ou les transformer.
Adopter cette attitude combative et constructive, c'est à la fois récuser toute forme de résignation au fatalisme et refuser de s'en tenir à hurler désespérément avec des loups, sans autre perspective que de se casser la voix.
Chers Camarades,
Dans ce contexte où la culpabilisation des salariés s'érige en ligne politique, la CGT, forte d'une audience qui progresse parfois de manière spectaculaire, a des atouts pour permettre de renverser la vapeur.
Lucide sur les obstacles, mais aussi bien conscient de nos responsabilités et persévérant sur nos objectifs, je suis convaincu qu'une rencontre de ce type, par l'échange d'analyses et d'expériences, nous rendra plus pertinents encore et donc plus efficaces dans notre mission de défense des intérêts des salariés.
(source http://www.ftm-cgt.fr, le 23 juillet 2004)