Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter, le 21 janvier 2004, sur la démarche politique de l'UDF manifestant "liberté et indépendance" face au gouvernement et à la préparation des élections régionales.

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Média : Emission Journal de 8h - France Inter

Texte intégral

Question (Stéphane Paoli) : Les vux à la presse, hier, de F. Bayrou, étaient-ils aussi la consommation d'une rupture avec le Gouvernement et l'UMP, à quelques mois des élections régionales, enjeu national à ses yeux ? En désaccord ou réservé sur tous les projets de loi aujourd'hui engagés - celui sur la laïcité, celui sur la justice, celui sur l'exonération de la taxe professionnelle -, en désaccord aussi avec le non respect par la France du Pacte de stabilité européen, le président de l'UDF a confirmé son intention de présenter des listes libres et autonomes dans la plupart des régions, en mars prochain.
Rien ne va plus, à vous écouter : un Parlement marginalisé, qui ne représente plus, en tout cas, à vos yeux, les Français ; une démocratie qui ne marche pas très bien et puis votre vision de l'avenir différente des autres partis... C'est plus que prendre ses distances ?
(Réponse) François Bayrou : Non, c'est simplement jouer le jeu de la démocratie. Si on ne s'aperçoit pas que la démocratie ne marche pas très bien aujourd'hui, alors c'est que l'on n'a pas les yeux en face des réalités. Franchement, le rôle du Parlement, la manière dont, en France, le débat est organisé, l'absence de prise en compte, dans le débat, d'un certain nombre d'opinions qui, après, apparaissent et changent la donne... Tout cela, c'est une démocratie qui ne marche pas bien. Et d'ailleurs, il suffit de faire la somme des abstentions et des votes protestataires, contestataires ou extrémistes, pour s'apercevoir qu'en effet, la France a un souci que les autres démocraties européennes n'ont pas. Et elle a ce souci parce que nous n'avons pas su organiser le débat public et la prise de responsabilité comme il aurait fallu le faire.
Question : Mais tout de même, avec les mots que vous prononcez, on ne peut pas dire à un parti, dont vous considérez qu'il est hégémonique...
(Réponse) François Bayrou : Ce n'est pas moi qui considère !
Question : Vous avez dit qu'il réduit méthodiquement la majorité à un seul parti. Ce sont des mots qui sont forts. Cela consomme une rupture : on ne peut pas dire cela et considérer qu'on peut continuer comme avant ?
(Réponse) François Bayrou : Eh bien, j'ai fait le choix de dire ces choses librement, de l'intérieur de la majorité. J'ai fait ce choix, parce que des millions de Français sont comme moi, regrettant que l'on n'ait pas en France l'équilibre des pouvoirs nécessaire. Lorsque les Anglo-Saxons ont défini la démocratie, ils ont employé deux mots : check and balance, le contrôle et l'équilibre. La démocratie, c'est l'équilibre du pouvoir. Or l'idée directrice selon laquelle un seul parti devrait à lui tout seul, dans la majorité, représenter toutes les opinions et avoir tous les pouvoirs entre les mains, cette idée n'est pas saine. Elle n'a jamais été appliquée par personne, y compris par le Général de Gaulle. Et il est donc normal que des voix libres disent : Ecoutez, c'est non et, au contraire, nous voulons le pluralisme. Mais au lieu de le vouloir comme la gauche, en souhaitant l'échec de ce qui se passe, nous le voulons de l'intérieur de la majorité, pour ne pas perdre les années cruciales que nous traversons. Et nous sommes capables de dire oui quand c'est bien et non quand c'est mal, d'approuver la politique de sécurité parce qu'elle est bonne, de dire qu'il y a des décisions qui sont justes, et puis, en même temps, de dire qu'il y a des décisions qui méritent réflexion. Vous avez parlé du voile : cela mérite réflexion, profondément. Vous voyez bien que des phénomènes sont à l'oeuvre dans la société française. On a laissé à l'extrémisme et à l'intégrisme une place qu'ils n'auraient pas dû avoir. Et puis, sur d'autres sujets, vous avez parlé de la justice : on peut dire, par exemple, qu'il n'est pas normal d'envisager une prime pour les juges, parce que cette prime, sur quoi est-elle calculée ? Sur le rendement ou sur les décisions qu'ils prennent ? Eh bien, il est légitime que cette voix libre s'exprime.
Question : Vous dites que les prochaines régionales constituent un enjeu national. Ce faisant, compte tenu des positions que vous venez de prendre, vous prenez un risque majeur, vous faites courir un risque majeur à l'UDF. On ne peut pas faire de plan sur la comète, mais imaginez que cela ne se passe pas bien...
(Réponse) François Bayrou : La vie, c'est le risque. Ceux qui nous écoutent, ils prennent des risques tous les jours. Ils ont des emplois qui ne sont pas assurés, ils ont des enfants qui ne sont pas sûrs d'entrer dans la vie professionnelle. La vie, c'est le risque. Et, au lieu d'avoir en effet des situations confortables - entre nous, nous aurions pu en avoir, on nous faisait des propositions -, nous avons choisi d'aller défendre nos idées et notre identité devant les citoyens. Et je suis certain que les Français attendent des responsables politiques qu'au lieu d'être bien au chaud dans leurs pantoufles, qu'ils prennent des risques, parce que eux, les Français, en prennent.
Question : Il y aura tout de même des alliances pour les régionales... Mais sur la question du voile d'abord, elle est importante parce qu'elle divise tout le monde, à droite comme à gauche. Tout le monde s'interroge. Pensez-vous que cette question du voile, telle qu'elle se pose aujourd'hui, peut servir le discours et les visions politiques du Front national ?
(Réponse) François Bayrou : Oui, sûrement oui. Et cependant, je ne le souhaite pas et je ferai tout pour qu'il n'en soit pas ainsi. Mais vous voyez bien que la décision rapide de faire voter une loi est une décision qui a ouvert aux intégristes un champ qui leur était jusqu'alors interdit. Si on avait voulu leur rendre service, cela aurait été la meilleure chose à faire. Alors, vous le savez, j'ai averti à plusieurs reprises depuis le début. Je suis le ministre de l'Education qui a rédigé la circulaire de 1994 sur le voile. Pourquoi la circulaire ? Parce que lorsqu' une décision de cet ordre concerne l'école, il est normal que ce soit le ministre de l'Education qui prenne ses responsabilités. Et en faire une loi générale, qui suscite une telle émotion, qui met le trouble dans beaucoup d'esprit, en effet, ce n'est pas servir le rassemblement national avec lequel nous avons à vivre. Et d'une certaine manière, le communautarisme se frotte les mains. Voilà pourquoi j'ai dit que j'étais réservé. Et je vois aujourd'hui les craintes que j'avais exprimées en train, hélas, de se réaliser.
Question : Et pour répondre à la question des alliances, s'agissant des prochaines régionales, et pour répondre aussi à cet enjeu du Front national, des alliances se feront ?
(Réponse) François Bayrou : Oui, nous avons indiqué qu'il y a trois régions dans lesquelles, en raison des scores du Front national, nous avons souhaité une alliance de premier tour, en particulier en PACA, Rhône-Alpes et Alsace. Si les choses sont équilibrées - cela a été le cas en Rhône-Alpes -, les alliances se feront. On n'est pas en guerre civile !
Question : J.-F. Copé disait qu'en Ile-de-France, il était prêt aux alliances ?
(Réponse) François Bayrou : En Ile-de-France, je pense qu'A. Santini peut être en tête, créant ainsi une situation politique complètement nouvelle, un paysage politique complètement nouveau. Et vous avez vu les sondages qui le disent. Je suis donc naturellement très intéressé par ce surgissement d'une force nouvelle dans la première région française. Mais tout à l'heure, vous employiez des mots comme rupture, parce qu'on dramatise tout, naturellement, quand on est à un micro...
Question : On ne peut pas dire ce que vous dites et puis considérer qu'il n'y a pas de rupture ! Je suis navré : quand on regarde le principal parti de la majorité et quand on lui dit ce que vous lui dites, c'est une forme de rupture.
(Réponse) François Bayrou : Il y a manifestation de liberté et d'indépendance. Et en France, on n'est plus habitué à la liberté et à l'indépendance. Eh bien, je souhaite que cela soit de nouveau les piliers du débat. C'est une élection à deux tours. Dans une élection à deux tours, si on n'a pas la liberté de se présenter au premier tour, alors, à quoi cela sert ? S'il fallait supprimer le premier tour et aller directement au deuxième, on aurait des surprises considérables. Souvenez-vous que Jospin et Chirac, à la dernière élection présidentielle, on voulu jouer ce jeu : ils ont voulu supprimer le premier tour, aller directement au second. On a vu ce qui était arrivé... Eh bien, en effet, je défends ce pluralisme dont les Français ont besoin, parce que devant toute décision, il est nécessaire qu'il y ait une voix différente, un contre-pouvoir, pour que les Français puissent se faire une opinion. Autrement, si tout est décidé en haut, et s'il y a un parti qui a tous les pouvoirs, qui ne sert que de courroie de transmission, ce n'est plus tout à fait la démocratie équilibrée que nous voulons. Alors, il faut avoir un peu de courage, un peu de solidité, ne pas craindre de s'exprimer, mais cela est nécessaire à tout engagement politique sérieux.
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(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 janvier 2004)