Déclaration de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur la construction européenne et sur la formation d'étudiants étrangers à l'administration publique, à Paris le 24 février 2005.

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Circonstance : Remise des diplomes aux étudiants étrangers de l'ENA, promotion Romain Gary, à Paris le 24 février 2005

Texte intégral

Merci d'abord à vous, et à chacune et chacun de vos camarades d'avoir accepté cette invitation.
Merci à vous, Monsieur le Directeur, et actuellement à chacune et chacun des ambassadeurs qui sont ici, attentifs, dans ce lieu qu'ils finissent par bien connaître et dont ils savent qu'il est important pour moi, depuis que j'ai l'honneur d'animer la diplomatie française. Mon bureau est en effet juste dans la pièce à côté, et j'ai fait de ce lieu, de cette salle, de ce salon de l'Horloge, un lieu non pas mythique mais symbolique. Cette photo, que j'ai fait mettre ici, de Robert Schuman et de Jean Monnet, presque à cet endroit où se trouvait Robert Schuman qui se trouve devant la cheminée qui est derrière moi, rappelle que c'est en effet, le 9 mai 1950, comme vous l'avez rappelé Monsieur le Directeur, que Robert Schuman, homme politique, visionnaire, exprimait un rêve qui s'est réalisé, celui du projet européen ; cela démontre aussi qu'il y a des hommes politiques qui tiennent leurs promesses, pour ceux qui peuvent douter parfois de la politique.
Et 50 ans après d'autres hommes politiques, avec beaucoup d'humilité, d'autres ministres des Affaires étrangères, presque au même endroit, restent fidèles à cette promesse et considèrent que ce projet européen est le plus beau des projets politiques à l'échelle d'un continent. Pour moi, c'est important de le dire et de le dire ici.
Je vais déménager le Quai d'Orsay. J'ai même eu une petite polémique avec un membre de l'Académie française, M. Maurice Druon, dans Le Figaro d'aujourd'hui, qui dit que quand on est au Quai d'Orsay, on ne peut pas le quitter. Il n'est pas question qu'on quitte le Quai d'Orsay. Ce ministère a été construit dans les années 1840 pour être le ministère français des Affaires étrangères. Il le restera, ce sera le lieu où nous continuerons de recevoir les ambassadeurs, les ministres, les chefs d'Etats.
Mais on ne peut pas continuer à travailler au XXIe siècle comme au XIXe, sans avoir la communication, les salles de réunion, la modernité, sans être ensemble. Le ministère est actuellement dispersé sur 11 sites différents. Et ce n'est pas ainsi que j'entends que la diplomatie, qui doit garder son âme, qui doit rester fidèle à une certaine idée de la France, une idée, d'ailleurs - et je l'ai dit aux ambassadeurs français au mois d'août - qui ne peut pas s'accommoder de l'arrogance ou de la solitude. La France n'est pas grande quand elle est arrogante, elle n'est pas forte si elle est solitaire. Dans cet esprit, nous allons, en effet, nous regrouper et nous moderniser, mais garder ce lieu pour recevoir et donc pour recevoir, Monsieur le Directeur, si vous le voulez bien, de temps en temps, une fois par an, pourquoi pas - je trouve que c'est une habitude que l'on pourrait transformer en tradition -, l'ensemble des élèves du cycle international long de l'ENA.
Méfiez-vous, puisque vous allez débuter une carrière dans la haute fonction publique de votre pays, de ne pas utiliser des mots que personne ne comprend. Vous savez, je vous dis cela parce que je suis ministre, donc il faut que je me méfie, parce que l'on est pris parfois par les gens qui vous entourent et qui vous disent qu'il faut être savant et employer des mots que personne ne comprend.
J'ai eu des expériences très intéressantes. Quand je suis devenu commissaire européen en 1999, j'ai demandé comment cela se passait avec mon prédécesseur qui était allemande. On me dit : tous les vendredis, elle passe sa journée à lire les discours qu'elle va prononcer la semaine suivante. J'ai continué à faire comme elle. On parle beaucoup quand on est commissaire européen. Il y a toujours des tas de gens qui viennent à Bruxelles, il faut aller visiter les différents pays. Et alors, on m'apporte les discours, les articles, et je ne comprenais rien, en français naturellement. Je ne comprenais rien, il y avait des sigles comme "objectif 1", "objectif 2", absolument incompréhensibles pour les gens devant lesquels j'étais censé m'exprimer. Alors j'ai fait changer tout cela et c'est une expérience qui m'a beaucoup marquée. Ils m'ont notamment apporté un article que j'étais censé signer, parce que je voyais arriver toutes les semaines des revues avec des articles, ma photo et ma signature, des articles que je n'avais pas vus. Alors on m'a expliqué que ce n'était pas possible de les montrer car il y en avait tellement, que je pouvais faire confiance aux services. Alors ils mettaient ma signature au bas des articles dans toutes les revues européennes sur la politique régionale. Alors j'ai dit : "ça suffit, je veux voir ce que je signe !" Pour me faire plaisir, ils m'ont apporté un article pour la revue des Maires de France, juste avant le Congrès du mois de novembre des 3 ou 4.000 maires de France qui se réunissent chaque année. J'ai lu l'article, l'entretien avec mes réponses, je n'ai rien compris. Et alors, j'ai dit : "mais je suis commissaire européen depuis à peine 3 mois, j'ai quitté le Canton de Bourg-Saint-Maurice, la Tarentaise où j'étais député. Le maire de Sainte-Foy tarentaise, pour ne citer qu'un des maires, va se dire : "Barnier, cela fait 3 mois qu'il est parti à Bruxelles, déjà on ne comprend plus rien à ce qu'il dit".
Donc, méfiez-vous de cela ! Il faut que les gens dont vous allez vous occuper, Mesdames et Messieurs, je suis sérieux, je ne parais pas être sérieux, les gens auxquels vous allez vous adresser, les gens dont vous allez avoir la responsabilité dans votre administration, les citoyens dont vous allez gérer les impôts - car c'est cela la responsabilité des fonctionnaires sous l'autorité des hommes politiques que de gérer l'impôt public pour améliorer le sort des citoyens -, il faut que ces gens vous comprennent, il faut qu'ils vous sentent proches d'eux, même si vous êtes maintenant dans une position différente. Donc je vous donne cette première recommandation qui n'est pas un conseil mais qui est une recommandation.
Enfin, en tout cas, je suis très heureux de vous accueillir dans la diversité de vos nationalités, je comprends que vous êtes 46 au total qui allez recevoir ce diplôme, venant de 33 pays. Je voudrais vous féliciter d'être arrivés au bout. Est-ce que l'on peut ne pas arriver au bout ? Cela peut arriver. Enfin, ce n'est pas votre cas et je vous en félicite très sincèrement et surtout je vous encourage.
Je voulais vous dire deux choses, au-delà du fait que c'est pour moi un très grand plaisir que de souligner, d'illustrer, presque de personnaliser à travers vous ce qu'est la vocation de ce ministère, d'être le lieu de la diversité, de l'ouverture, du dialogue des cultures et des nations entre elles qui se respectent et qui travaillent ensemble pour la paix et pour le progrès du monde. Et notamment, comme nous essayons de le faire nous-mêmes.
Il y a deux choses dont je suis sûr et que je constate en parcourant le monde actuellement : le besoin de bonne gouvernance est considérable et, partout dans le monde, dans les pays émergents et dans d'autres aussi qui sortent de conflits, on voit bien que la demande qui nous est faite est celle de la gouvernance, d'aider ces pays non pas en leur donnant des leçons, mais d'aider ces pays, par de l'expertise et de l'expérience, à construire une administration qui "tienne debout", qui soit rigoureuse, qui soit solide, administration nationale, régionale ou décentralisée. Partout, je vois ce besoin. J'ai géré ces besoins comme commissaire européen à travers le budget de la politique régionale puisque, pour engager, mobiliser beaucoup d'argent et utiliser l'argent public européen, il fallait des administrations nationales et régionales dans tous les nouveaux Etats membres et parfois même dans les anciens Etats membres. En terme d'administration publique, d'aide à la gouvernance, nous avons fait beaucoup d'effort.
Mais je vois - et je ne parle pas des cas les plus graves ou les plus urgents comme ceux de l'Irak ou d'autres - que le vrai besoin est de construire l'administration. Vous allez avoir cette responsabilité, cet honneur, dans les pays d'où vous venez et peut-être dans d'autres, dans les organisations internationales, vous allez devoir bâtir avec ce que vous avez appris ici, probablement, avec votre propre sensibilité, vos propres expériences ensuite, de stage ou d'autres, vous allez devoir bâtir, là où vous serez en poste, des administrations solides, rigoureuses, honnêtes et professionnelles, en gardant ce qui est la vocation de l'administration, c'est à dire le sens de l'Etat, c'est à dire le sens du bien commun et de l'intérêt commun. Ce besoin, c'est une demande qui nous est présentée en permanence à nous les ministres des Affaires étrangères. Et nous devons trouver de l'argent, trouver des hommes et des femmes, trouver des experts pour aider les pays qui en ont besoin à bâtir cette gouvernance pour leur propre compte.
Et puis, naturellement, permettez-moi de le dire aussi, ici, dans cette pièce qu'est le salon de l'Horloge, il y a le défi européen qu'un certain nombre d'entre vous devront relever avec nous, les futurs services diplomatiques européens, l'administration européenne dont peut-être vous ferez partie les uns ou les autres à un moment de votre vie. Vous avez dit, en parlant de Romain Gary, qui était en effet un diplomate hors norme, qu'on pouvait être diplomate et écrivain. Il a été aussi résistant, il a servi cette certaine idée de la France et il a aussi imaginé, avant d'autres, cette certaine idée d'une France ouverte et généreuse dans le monde et cette certaine idée de l'Europe. Je trouve que vous avez d'ailleurs choisi un beau nom en choisissant celui de Romain Gary.
Mais le défi européen est un défi que nous devons relever les uns et les autres, dans chacun de nos pays et ensemble à travers les institutions. Il est probable, je vous le recommande, je vous le conseille, comme je l'ai fait moi-même, à mon niveau, dans un choix personnel, que vous choisissiez de vouloir passer un temps de votre vie, pour ceux qui sont Européens, qui ne sont donc plus étrangers les uns vis à vis des autres, je vous recommande de choisir et de passer un temps de votre vie administrative dans les institutions européennes. Vous ne le regretterez pas et vous aurez aussi à changer les choses, parce qu'elles doivent être toujours adaptées et changées.
Voilà ce que je voulais vous dire, sans trop m'attacher au papier que j'avais sous les yeux, ceux qui l'ont écrit ne m'en voudront pas de l'avoir laissé de côté, je préférais vous dire sincèrement ce que je pense.
Merci d'avoir répondu à cette invitation, encore une fois, même si vous quittez Paris, vous ne quittez pas la France. Et le Quai d'Orsay sera toujours heureux de vous accueillir. En tout cas vous serez toujours les bienvenus.
Je vous souhaite à toutes et à tous, avec votre diplôme, une bonne route personnelle et professionnelle. Merci.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 février 2005)