Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à LCI et CNN le 2 février 2000, sur la réaction et l'attitude de l'Union européenne face à la formation d'un gouvernement de coalition des conservateurs et de l'extrême droite en Autriche, sur son voyage à Moscou et sur le calendrier de la visite du président algérien en France.

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Média : CNN - La Chaîne Info - Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

Interview à LCI du 2 février 2000
Q - Bonjour Monsieur Védrine. La France a été en pointe dans les mises en garde à l'Autriche contre l'entrée de l'extrême-droite au gouvernement, ça n'a servi à rien. Hier soir on a annoncé l'accord entre le parti conservateur et celui de Jörg Haider, que va-t-il se passer maintenant ?
R - D'abord c'était je pense de notre devoir de manifester notre aversion par rapports aux idées de ce parti d'extrême-droite qui risquait d'entrer au gouvernement par le biais de cette coalition, c'était notre devoir d'adresser cette mise en garde, pas pour nous ingérer dans les affaires strictement intérieures de l'Autriche, mais parce que l'Autriche ayant voulu entrer dans l'Europe, dans l'Union européenne en 1995, elle participe à un projet commun qui n'est pas simplement économique, mais également fondé sur des principes et des valeurs, donc c'est à ce titre que nous avons adressé cet avertissement.
Q - Ca a été perçu comme une ingérence.
R - Oui, mais justement nous sommes dans une situation où il n'y a pas seulement des relations classiques entre Etats souverains, nous avons un programme fait ensemble qui est celui de l'Union européenne, qui est d'ailleurs inscrit dans les traités dans lesquels il y a un certain nombre de principes comme la démocratie, le respect des Droits de l'Homme et toutes les conséquences de ces grands principes. L'Autriche a voulu entrer dans cette Union européenne-là et il n'est pas anormal et il n'est pas choquant, il est légitime et c'est même un progrès que les pays de l'Union européenne - sur un plan plus politique et de principe, et même juridique, d'ailleurs - disent à l'Autriche : attention, vous êtes en train de vous engager dans une voie qui est contradictoire. Cela a été fait et je crois que nous devions le faire de toutes façons. Cela n'a pas empêché au programme d'être conclu, maintenant c'est au président autrichien Klestil de voir ce qu'il peut faire, il ne semble pas que constitutionnellement il ait beaucoup de moyens d'empêcher cela ou alors il faudrait qu'il y ait de nouvelles élections mais qui pourraient en quelque sorte aggraver le problème que nous connaissons. Voilà où nous en sommes et nous avons déjà dit ce que nous allions faire dans cette seconde étape, dans cette seconde hypothèse si ce gouvernement-là est formé.
Q - C'est-à-dire isoler politiquement l'Autriche.
R - Nous avons dit que nous en tirerions les conséquences. La première chose, il faut être très clair, on ne peut pas traiter les rapports avec ce gouvernement comme on le fait avec les les autres gouvernements européens. En Europe il y a des rapports de confiance, on travaille en commun, on se rend service, on s'entraide, quand un pays il y a des problèmes. On ne peut pas avoir le même rapport de confiance si on a un gouvernement dont on pense qu'il ne partage pas ou pas complètement les mêmes objectifs que ceux de l'Union européenne. Les conséquences annoncées, c'est que nous pensons qu'à un moment ou à un autre cela finira par faire réfléchir les électeurs autrichiens, nous serons obligés de ramener les relations bilatérales au plus bas niveau possible même si, en tant que membre de l'Union, l'Autriche est là. Le président Prodi a rappelé qu'il y avait rien dans les traités qui permettent
Q - Non, parce que l'on a senti un décalage entre les gouvernements et la commission.
R - Non, il n'y a pas de décalage, les fonctions ne sont pas les mêmes, le président Prodi en tant que président de la Commission constate que dans les traités, il n'y a rien qui permette de fonder une action avant qu'il y ait des violations. S'il y a des violations des principes de base de l'Europe, oui, il y a des procédures possibles.
Q - Les principes sont inscrits dans les traités mais, en revanche, les mesures de représailles ou d'exclusion ou de sanctions n'y sont pas, est-ce qu'il faut modifier les traités ?
R - Non, la preuve, cette attitude européenne ferme n'a pas besoin de traités, c'est une prise de position politique, donc on n'a pas besoin de textes pour que les 14 gouvernements autre que l'Autriche en Europe disent : il ne peut y avoir avec cet éventuel futur gouvernement des relations comme avec n'importe quel gouvernement "normal". Le président de la Commission, lui, dit : je prends acte de ce qu'ont décidé de faire les différents gouvernements, en tant que gardien des traités, précisément, je surveillerais et, nous avons déjà dit que si ce gouvernement était formé nous allions avoir une politique à la fois de pression pour que les Autrichiens se rendent compte que c'est une voie erronée et, d'autre part, une politique de vigilance constante. L'article 6 du traité rappelle les principes de base de la démocratie en Europe et l'article 7 prévoit les conditions dans lesquels les autres Etats unanimes, par rapport à un Etat, qui violerait ces principes, peuvent, si les relations sont répétées et constantes, applique la procédure prévue et le président a rappelé cela, il n'y a pas de décalage, c'est complémentaire.
Q - Alors, vous connaissez bien M. Schüssel puisqu'il a été ministre des Affaires étrangères
R - Je l'ai rencontré souvent en tant que ministre des Affaires étrangères, oui.
Q - Pensez-vous que c'est un homme qui est en mesure d'assurer les principes, les valeurs et d'empêcher des dérapages ?
R - Ah, s'il n'y avait que lui il n'y aurait pas de problème, le problème, c'est celui de cette coalition. Lui, c'est le chef d'un parti conservateur tout à fait pro-européen et tout à fait comme les autres gouvernements ou partis politiques européens, soit sociaux-démocrates, soit conservateurs. Le problème découle de son alliance et est-ce que lui-même sait s'il doit conduire cette alliance ou si au contraire ce n'est pas cette alliance qui va le conduire dans une autre voie que celle qu'il prétend suivre.
Q - Ca, vous ne vous livreriez pas à un pronostic là-dessus.
R - Le pronostic, inclus dans ce que nous avons dit c'est-à-dire cette mise en garde, cette inquiétude, cette réprobation et maintenant cette vigilance de tous les instants.
Q - Monsieur Védrine, vous allez à Moscou demain. Que direz-vous à Vladimir Poutine ?
R - Je vais à Moscou, j'ai été invité par mon homologue M. Ivanov. Le président de la République et le Premier ministre ont pensé que c'était utile de poursuivre, dans cette phase difficile, je pense notamment à la Tchétchénie, mais pas seulement à ça, les relations importantes, le dialogue que nous avons avec la Russie, parce que nous gardons un intérêt stratégique à long terme à participer, soutenir de toutes les façons, la construction d'un grand pays moderne, stable, pacifique, qu'est le voisin que nous voulons pour l'Europe, ça c'est un travail dans la longue durée.
Q - Et la Tchétchénie ?
R - Il se trouve qu'il y a ce drame de la Tchétchénie en ce moment et le fait d'avoir ce dialogue de fond avec la Russie n'empêche pas d'être parfaitement clairs et nous avons été parfaitement clairs, cela fait plusieurs mois que nous disons aux Russes qu'ils se fourvoient, que l'on ne peut pas réguler un problème de ce type qui s'apparente à un problème colonial, par des mesures purement militaires, beaucoup de pays l'ont appris à leurs dépens dans le passé, pas si lointain et par conséquent c'est une solution politique qui doit être recherchée et cela dit nous constatons qu'il y a unanimité en Russie, pour soutenir cette guerre mais on commence à voir apparaître des voix, même en Russie, qui disent : l'action de l'armée ne suffit pas, il faut une solution politique. Donc je parlerai solution politique, je parlerai du photographe français qui est en otage dans le Caucase depuis le mois d'octobre et je parlerai de la façon dont l'Europe peut avoir une coopération intelligente avec la Russie dans le long terme.
Q - Est-ce que vous confirmez la venue du président Bouteflika en France au mois de juillet ?
R - Nous avons été heureux de voir que le président Bouteflika a réagi positivement à cette invitation qui lui avait été adressée et on sait que les relations entre la France et l'Algérie bougent, que quelque chose se passe, je m'y étais rendu en juillet, le ministre des Affaires étrangères vient de venir, c'était la première fois depuis 1994, qu'un ministre algérien des Affaires étrangères venait, le président Bouteflika était invité par le président Chirac à venir en France, le président Bouteflika a invité le président Chirac et M. Jospin à aller en Algérie, tout ça va se faire et nous sommes heureux de voir que le président Bouteflika vient d'accepter la date, la période, qui lui avait été proposée pour venir en France, il faut fixer une date exacte maintenant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2000)
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Interview à CNN du 2 février 2000
La France, comme la plupart des pays de l'Europe est extrêmement préoccupée face à l'hypothèse d'un gouvernement à Vienne, qui associeraient les conservateurs et un parti d'extrême-droite. Déjà en octobre dernier, juste après les élections, j'avais déclaré que l'Autriche se placerait dans une position déplorable si elle cédait à la tentation de cette coalition. Et maintenant que cette hypothèse se concrétise on a vu s'exprimer, dans toute l'Europe, d'abord une véritable répulsion à l'égard des idées de ce parti d'extrême droite et une véritable aversion par rapport à l'hypothèse de ce gouvernement qui choque l'Europe sur le plan de ces principes et sur le plan de la conception qu'elle se fait de la démocratie et de l'humanisme en Europe.
Q - (inaudible)
R - Il est incontestable que l'Autriche est une démocratie et les électeurs autrichiens votent naturellement. Mais là il s'agit de l'Union européenne. L'Autriche a voulu entrer dans l'Union européenne donc elle est engagée dans une aventure collective qui la dépasse et qui concerne les pays membres de l'Union. Ces pays de l'Union européenne se sont engagés, c'est inscrit dans les traités d'ailleurs, à bâtir une Union qui est fondée sur la démocratie et qu'il faut constamment perfectionner ; qui est fondée sur les Droits de l'Homme et qui veut combattre toute forme de xénophobie et de sentiment de ce type. Donc, nous avons une sorte de programme pour cette Union européenne et pour l'ensemble des pays membres et c'est à ce titre que les pays membres ont le droit de réagir et de faire part de leur inquiétude, de leur indignation, de leur préoccupation et de mettre en garde un pays qui risque de se placer dans une situation déplorable qui aura des conséquences néfastes pour lui d'abord.
Q - (inaudible)
R - Nous avons discuté de cette question entre Européens. Nous ne pouvons pas naturellement changer le statut de l'Autriche comme pays membre de l'Union européenne mais il y a des articles, des traités qui fondent aujourd'hui une Union européenne qui prévoit que si un pays viole de façon répétée et permanente les principes de base de la démocratie et les Droits de l'Homme, des mesures peuvent être engagées contre lui par l'ensemble des autres pays. Nous n'en sommes pas là, mais si cette hypothèse se concrétise la politique du gouvernement autrichien sera évidemment surveillée de très près, sur le plan communautaire à quinze ou à quatorze. En ce qui concerne les relations bilatérales, les autres pays européens se sont mis d'accord pour réduire les relations bilatérales entre chacun d'entre eux et ce gouvernement autrichien au strict minimum pour montrer cette désapprobation.
Q - (inaudible)
R - Non, nous ne parlons pas d'une sanction, encore moins de sanction économique. D'une façon générale, les sanctions économiques donnent d'ailleurs des résultats contraires aux résultats recherchés. Pour le moment c'est une réaction politique et morale de toute l'Europe. Naturellement, nous ne confondons pas du tout la situation de l'Europe des années 30 et la situation de l'Europe d'aujourd'hui, mais ce programme populiste et les éléments dont ils jouent dans l'esprit du public sont en contradiction avec le projet européen. Nous espérons arriver à en convaincre les responsables autrichiens par des moyens politiques et à travers cette indignation.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2000)