Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureuse et très touchée d'être dans ce lieu si chargé d'émotion. Dans cette maison qui conserve la trace d'un maître de notre littérature et d'une part importante de son oeuvre.
Je ressens cette invitation au pèlerinage de Médan comme un bonheur personnel, comme un honneur pour la citoyenne de la République que je suis. J'y trouve aussi quelques sujets de réflexion pour la ministre de la culture.
Bonheur très personnel d'être parmi vous dans cette maison qui est un temple de l'amitié :
" l'amitié est le pourquoi de cette demeure, sa raison d'être et le secret de son éternelle jeunesse ". La formule de Jean-Claude Le Blond-Zola me semble en ce moment très juste. On sait en effet l'importance qu'a toujours eu l'amitié pour Zola dès sa jeunesse aixoise, lors de ses rencontres de Bennecourt avec ses amis peintres. Et enfin, ici même, dans l'architecture de cette maison conçue pour recevoir des invités aussi choisis et aussi divers que Maupassant, Edmond de Goncourt et Huysmans.
Cette amitié accompagne et renforce une vie familiale très forte quoique, on le sait, compliquée. C'est la famille de Zola qui a choisi très peu de temps après la mort tragique de l'écrivain d'organiser annuellement ce pèlerinage. C'est sa famille qui a entretenu son souvenir : je pense au livre de sa fille Jeanne Le Blond-Zola et, bien sûr, à l'ouvrage capital pour comprendre Médan, qu'a récemment publié Jean-Claude Le Blond-Zola. Ce respect familial trouvait bien sûr ses racines dans les valeurs cultivées par Emile Zola lui-même. Ma collègue Elisabeth Guigou a rappelé ici il y a deux ans avec quelle piété filiale Zola avait défendu la mémoire de son père.
Ce culte de la famille et cette fidélité dans l'amitié ont trouvé leur prolongement dans l'action de deux associations dont l'une organise le pèlerinage et publie les très riches Cahiers naturalistes, tandis que l'autre sauvegarde la maison. Les deux agissent en parfaite intelligence. J'en félicite et j'en remercie le grand " zoliste " qu'est le professeur Henri Mitterand et l'ami éclairé et généreux des arts qu'est Pierre Bergé.
J'ai ressenti votre invitation à présider ce pèlerinage comme un honneur en tant que citoyenne de la République.
J'ai, en effet, le sentiment d'accomplir ici un pèlerinage, au sens laïque du terme, c'est à dire d'un hommage teinté de reconnaissance républicaine. Reconnaissance car aussi bien "l'homme Zola" que son oeuvre, sont au creux le plus chaud, le plus intime de la culture populaire de notre pays. Zola, il suffit de prononcer son nom pour qu'immédiatement le peuple de France et tout particulièrement celui de Paris nous apparaisse en un long cortège de poings levés et de deuil ; pour qu'immédiatement naissent en nos esprits des images de résistance, de justes combats, de refus de se soumettre ; pour qu'immédiatement nos coeurs et nos sens s'émeuvent à l'écho, vif encore, des souffrances endurées et d'immenses joies, de désespoirs profonds et de grandes espérances, de révoltes et de victoires jamais assurées.
Une de mes premières pensées ici à Médan est évidemment pour l'affaire Dreyfus, un combat dont cette maison fut, au moment décisif, le quartier général. Le nom de Zola et ce lieu restent associés à jamais à ce moment où le destin de la République a failli basculer dans l'injustice et le déshonneur. A ce titre, je me réjouis beaucoup de vos projets d'aménagement des jardins et de l'ancienne ferme de la maison en véritable musée de l'affaire Dreyfus. Parmi tous ceux qui ont relevé le flambeau de la vérité et de la dignité nationale, l'histoire a retenu la figure d'Emile Zola car c'est lui, pour reprendre le mot de Léon Blum qui " a brisé les vitres dans cette chambre verrouillée où la cause de la révision était condamnée à l'asphyxie ".
L'écrivain comblé de gloire qui avait enfin trouvé la paix dans ce séjour enchanteur, a pris tous les risques pour la justice et pour son pays. Le " lutteur et le semeur d'orages ", l'homme de choix et de sacrifices, est allé au devant de la haine, de la condamnation, de l'exil. Il renouait ainsi avec une jeunesse qui l'avait déjà porté à faire scandale en défendant les impressionnistes, à encourir la censure en écrivant La curée, ou en portant Germinal à la scène. Mais en cette circonstance exceptionnelle, il a mené un combat qui nous parle et nous passionne toujours.
Zola n'a pourtant jamais été un homme de parti. Pour Dreyfus, il a brûlé ses vaisseaux avec une naïveté et une intégrité des plus imprudentes. Il avait, chevillé à l'âme, le sens de la République idéale contre les compromissions de la République opportuniste. Peut-être son origine étrangère, qui alimenta tant de caricatures, ne fut-elle pas, justement, étrangère à la fois à ce sens des valeurs qui transcendent les frontières et à ce souci, exacerbé chez ce fils d'émigré vénitien, d'une France qui soit digne de ses traditions et de son image.
Zola était un humaniste, un homme convaincu du progrès, de l'émancipation des hommes et des femmes libérés par la connaissance, le travail et le courage, du poids des institutions et de la fatalité des déterminismes. Dans une heure très grave, Zola a fait de ce combat un véritable sursaut de l'âme républicaine. Il est juste que la République n'oublie pas l'intellectuel engagé qu'il fût.
L'engagement de Zola avait commencé bien avant l'affaire. Il fut en effet un grand journaliste politique, un grand pamphlétaire, un opposant déterminé à l'empire et, à ce titre aussi, il prit des risques pour sa sécurité et il fut l'objet de poursuites judiciaires. Il fut un authentique républicain, à une période de notre histoire où ce mot était un combat incessant qui pouvait conduire à la prison ou à l'exil.
"Justice", peut-être est-ce là le maître-mot pour caractériser Zola, l'homme et l'oeuvre. "Justice" ce fut précisément le titre qu'il donna à son quatrième évangile que la mort ne lui permit pas d'achever.
Rendre hommage à Zola est aussi un sujet de réflexion pour la ministre de la culture et de la communication. En effet, l'écriture de Zola est nourrie d'une existence qui lui a fait traverser ou côtoyer presque tous les métiers de la culture : homme de théâtre qui a eu le souci de porter la plupart de ses romans à la scène ; critique d'art et ami des peintres ; écrivain, lui même, au grand talent de peintre : qu'on se rappelle la symphonie des étoffes dans Au bonheur des dames ou ce mot de Huysmans à propos de Germinal " Zola est le premier qui ait fait du noir une couleur ". Un mot qui, curieusement, rappelle ce que les historiens de la peinture ont pu dire du noir de Manet et de Cézanne. Il fut aussi chef de publicité dans une maison d'édition et pas n'importe laquelle, Hachette ; journaliste enfin et surtout, qui a revendiqué l'influence bénéfique des contraintes de ce métier sur la plume de l'écrivain. Il y a d'ailleurs dans tout ce que fait et dans tout ce qu'écrit Zola comme un sens de l'urgence qui vient du journaliste. Reporter inlassable, Zola couvre l'actualité, de la Basse Loire de La bête humaine au Nord minier en passant par Paris et même la Lorraine des Soirées de Médan.
A l'heure où la défense du droit des créateurs est plus nécessaire que jamais, comment ne pas se rappeler que Zola a mis sa notoriété au service de la Société des gens de lettres dont il fut le Président ? Qu'il a, en cent occasions, plaidé pour le métier et les droits des écrivains ? Qu'il a hautement revendiqué leur indépendance vis à vis de tous les pouvoirs ?
Parmi nos grands écrivains du XIXe siècle qui ont su toucher un très vaste public, Zola est de ceux qui, encore aujourd'hui, se vendent le plus, sont le plus traduits dans le monde, donnent lieu à un très grand nombre d'adaptations cinématographiques, trouvent un large écho auprès du jeune public.
A l'époque où la Caisse nationale des lettres touchait encore le bénéfice de la prolongation des droits entre la cinquantième et la soixante-dixième année après la mort de l'auteur, Zola était, qu'on me pardonne l'expression, " la vache à lait de la Caisse ". Je pense que cette fécondité posthume au service de la création littéraire ne lui aurait pas déplu.
Ce succès qui se traduit par des millions d'exemplaires mérite qu'on l'interroge. Si chaque génération le renouvelle, j'y vois de multiples raisons.
Zola a une idée de la littérature qui consiste à s'affronter au monde, loin de la beauté formelle et académique comme de l'introspection narcissique. Il veut rendre dans sa vérité " notre époque si belle, si sainte ", s'atteler " à la besogne du siècle avec le rude outil de la prose ". Son approche, sa méthode furent celles du naturalisme, alimentées par la recherche de son temps, par une analyse méticuleuse, par des enquêtes sur le terrain. Elles furent, en même temps, prolongées par l'imaginaire, par une véritable création poétique, par le lyrisme et l'épique de l'expression.
Il réussit à faire entrer le peuple dans l'écriture, un peu comme Michelet, qu'il a dévoré, a retracé son entrée dans l'histoire. Zola est le premier qui redonne vraiment au peuple sa parole, et même son argot, dans l'uvre écrite.
Et ce sont les Rougon, les Macquart, les Lantier, Nana, Gervaise, dont il suffit de prononcer les noms pour qu'ils défilent devant nos yeux, authentiques, épais, tragiques, vivants, éternels dans leur singularité.
Ce qu'il voit dans le monde et dans le peuple, c'est d'abord de l'énergie et du mouvement. Pensons à la circulation de l'argent dans Au bonheur des dames, ou ce qu'il dit de Germinal "un soulèvement, un coup d'épaule donné à la société".
Zola est en effet le premier à avoir décrit l'univers industriel. Malgré tout l'intérêt qu'avaient porté un Balzac ou un Dickens au monde du travail, c'est Zola qui a fait entrer en littérature la mine et la locomotive, qui a saisi dans cet immense développement du machinisme la fascination et la menace pour l'homme contemporain. Zola voit une grande force à l'uvre dans le monde moderne, le déchaînement de la production.
Même si ses personnages nous marquent et en particulier ses personnages féminins, comme Gervaise ou Nana, Zola est d'abord le peintre des milieux sociaux, des grands ensembles de ce qu'il appelle " un âge social ". Son talent pour la fresque, comme pour le portrait, donne à son écriture l'allure d'une oeuvre cinématographique d'avant le cinéma. Son oeil-caméra crée un univers qui ne pouvait que passer sans difficulté de l'écran de la page à celui du 7ème art, sans rien perdre de sa vérité et de son actualité.
Au-delà de ses théories naturalistes, forcément datées, ses préoccupations sur la filiation, la maladie, la monstruosité rejoignent nos questions d'aujourd'hui devant les progrès et les errements de la biologie. Selon le mot d'un orfèvre en la matière, Jean Rostand, Zola a su "faire passer l'émotion biologique". Son inquiétude semble le conduire et nous guider toujours de la description minutieuse à la dérive fantastique, à l'exemple de l'engloutissement de la locomotive dans la neige, à la fin de La bête humaine.
Zola a trouvé le secret d'un alliage littéraire entre une documentation rigoureuse et l'envol vers la fable ou l'épopée. Cette union intime d'une connaissance objective de la réalité contemporaine et des rêves, des cauchemars, des folies qu'elle peut enfanter ou laisser imaginer, est le don le plus précieux et le plus durable que nous apporte l'uvre écrite.
Si j'insiste sur cette puissance créatrice de Zola où se mèlent le souci de dépeindre une réalité sociale et psychologique et le recours à un puissant imaginaire, c'est qu'il me semble qu'aujourd'hui nous avons grand besoin que se déploie un nouvel imaginaire collectif, mobilisateur et fédérateur, pour dépasser l'approche technico-économique qui nous est proposée par le système dominant. Et pour cela, le rôle des créateurs et de la littérature est essentiel.
Mesdames et Messieurs,
En ce jour d'hommage à Zola, il est permis de penser que le passage à l'an 2000 l'aurait fasciné. Il y aurait peut-être vu la somme de ses expériences les plus noires et la promesse du progrès. Zola, l'humaniste, croyait en l'homme, en sa capacité à se libérer. Zola est présent parmi nous aujourd'hui. Vivant et plus que jamais nécessaire.
Merci de nous avoir permis de le rappeler.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 6 octobre 2000)
Je suis très heureuse et très touchée d'être dans ce lieu si chargé d'émotion. Dans cette maison qui conserve la trace d'un maître de notre littérature et d'une part importante de son oeuvre.
Je ressens cette invitation au pèlerinage de Médan comme un bonheur personnel, comme un honneur pour la citoyenne de la République que je suis. J'y trouve aussi quelques sujets de réflexion pour la ministre de la culture.
Bonheur très personnel d'être parmi vous dans cette maison qui est un temple de l'amitié :
" l'amitié est le pourquoi de cette demeure, sa raison d'être et le secret de son éternelle jeunesse ". La formule de Jean-Claude Le Blond-Zola me semble en ce moment très juste. On sait en effet l'importance qu'a toujours eu l'amitié pour Zola dès sa jeunesse aixoise, lors de ses rencontres de Bennecourt avec ses amis peintres. Et enfin, ici même, dans l'architecture de cette maison conçue pour recevoir des invités aussi choisis et aussi divers que Maupassant, Edmond de Goncourt et Huysmans.
Cette amitié accompagne et renforce une vie familiale très forte quoique, on le sait, compliquée. C'est la famille de Zola qui a choisi très peu de temps après la mort tragique de l'écrivain d'organiser annuellement ce pèlerinage. C'est sa famille qui a entretenu son souvenir : je pense au livre de sa fille Jeanne Le Blond-Zola et, bien sûr, à l'ouvrage capital pour comprendre Médan, qu'a récemment publié Jean-Claude Le Blond-Zola. Ce respect familial trouvait bien sûr ses racines dans les valeurs cultivées par Emile Zola lui-même. Ma collègue Elisabeth Guigou a rappelé ici il y a deux ans avec quelle piété filiale Zola avait défendu la mémoire de son père.
Ce culte de la famille et cette fidélité dans l'amitié ont trouvé leur prolongement dans l'action de deux associations dont l'une organise le pèlerinage et publie les très riches Cahiers naturalistes, tandis que l'autre sauvegarde la maison. Les deux agissent en parfaite intelligence. J'en félicite et j'en remercie le grand " zoliste " qu'est le professeur Henri Mitterand et l'ami éclairé et généreux des arts qu'est Pierre Bergé.
J'ai ressenti votre invitation à présider ce pèlerinage comme un honneur en tant que citoyenne de la République.
J'ai, en effet, le sentiment d'accomplir ici un pèlerinage, au sens laïque du terme, c'est à dire d'un hommage teinté de reconnaissance républicaine. Reconnaissance car aussi bien "l'homme Zola" que son oeuvre, sont au creux le plus chaud, le plus intime de la culture populaire de notre pays. Zola, il suffit de prononcer son nom pour qu'immédiatement le peuple de France et tout particulièrement celui de Paris nous apparaisse en un long cortège de poings levés et de deuil ; pour qu'immédiatement naissent en nos esprits des images de résistance, de justes combats, de refus de se soumettre ; pour qu'immédiatement nos coeurs et nos sens s'émeuvent à l'écho, vif encore, des souffrances endurées et d'immenses joies, de désespoirs profonds et de grandes espérances, de révoltes et de victoires jamais assurées.
Une de mes premières pensées ici à Médan est évidemment pour l'affaire Dreyfus, un combat dont cette maison fut, au moment décisif, le quartier général. Le nom de Zola et ce lieu restent associés à jamais à ce moment où le destin de la République a failli basculer dans l'injustice et le déshonneur. A ce titre, je me réjouis beaucoup de vos projets d'aménagement des jardins et de l'ancienne ferme de la maison en véritable musée de l'affaire Dreyfus. Parmi tous ceux qui ont relevé le flambeau de la vérité et de la dignité nationale, l'histoire a retenu la figure d'Emile Zola car c'est lui, pour reprendre le mot de Léon Blum qui " a brisé les vitres dans cette chambre verrouillée où la cause de la révision était condamnée à l'asphyxie ".
L'écrivain comblé de gloire qui avait enfin trouvé la paix dans ce séjour enchanteur, a pris tous les risques pour la justice et pour son pays. Le " lutteur et le semeur d'orages ", l'homme de choix et de sacrifices, est allé au devant de la haine, de la condamnation, de l'exil. Il renouait ainsi avec une jeunesse qui l'avait déjà porté à faire scandale en défendant les impressionnistes, à encourir la censure en écrivant La curée, ou en portant Germinal à la scène. Mais en cette circonstance exceptionnelle, il a mené un combat qui nous parle et nous passionne toujours.
Zola n'a pourtant jamais été un homme de parti. Pour Dreyfus, il a brûlé ses vaisseaux avec une naïveté et une intégrité des plus imprudentes. Il avait, chevillé à l'âme, le sens de la République idéale contre les compromissions de la République opportuniste. Peut-être son origine étrangère, qui alimenta tant de caricatures, ne fut-elle pas, justement, étrangère à la fois à ce sens des valeurs qui transcendent les frontières et à ce souci, exacerbé chez ce fils d'émigré vénitien, d'une France qui soit digne de ses traditions et de son image.
Zola était un humaniste, un homme convaincu du progrès, de l'émancipation des hommes et des femmes libérés par la connaissance, le travail et le courage, du poids des institutions et de la fatalité des déterminismes. Dans une heure très grave, Zola a fait de ce combat un véritable sursaut de l'âme républicaine. Il est juste que la République n'oublie pas l'intellectuel engagé qu'il fût.
L'engagement de Zola avait commencé bien avant l'affaire. Il fut en effet un grand journaliste politique, un grand pamphlétaire, un opposant déterminé à l'empire et, à ce titre aussi, il prit des risques pour sa sécurité et il fut l'objet de poursuites judiciaires. Il fut un authentique républicain, à une période de notre histoire où ce mot était un combat incessant qui pouvait conduire à la prison ou à l'exil.
"Justice", peut-être est-ce là le maître-mot pour caractériser Zola, l'homme et l'oeuvre. "Justice" ce fut précisément le titre qu'il donna à son quatrième évangile que la mort ne lui permit pas d'achever.
Rendre hommage à Zola est aussi un sujet de réflexion pour la ministre de la culture et de la communication. En effet, l'écriture de Zola est nourrie d'une existence qui lui a fait traverser ou côtoyer presque tous les métiers de la culture : homme de théâtre qui a eu le souci de porter la plupart de ses romans à la scène ; critique d'art et ami des peintres ; écrivain, lui même, au grand talent de peintre : qu'on se rappelle la symphonie des étoffes dans Au bonheur des dames ou ce mot de Huysmans à propos de Germinal " Zola est le premier qui ait fait du noir une couleur ". Un mot qui, curieusement, rappelle ce que les historiens de la peinture ont pu dire du noir de Manet et de Cézanne. Il fut aussi chef de publicité dans une maison d'édition et pas n'importe laquelle, Hachette ; journaliste enfin et surtout, qui a revendiqué l'influence bénéfique des contraintes de ce métier sur la plume de l'écrivain. Il y a d'ailleurs dans tout ce que fait et dans tout ce qu'écrit Zola comme un sens de l'urgence qui vient du journaliste. Reporter inlassable, Zola couvre l'actualité, de la Basse Loire de La bête humaine au Nord minier en passant par Paris et même la Lorraine des Soirées de Médan.
A l'heure où la défense du droit des créateurs est plus nécessaire que jamais, comment ne pas se rappeler que Zola a mis sa notoriété au service de la Société des gens de lettres dont il fut le Président ? Qu'il a, en cent occasions, plaidé pour le métier et les droits des écrivains ? Qu'il a hautement revendiqué leur indépendance vis à vis de tous les pouvoirs ?
Parmi nos grands écrivains du XIXe siècle qui ont su toucher un très vaste public, Zola est de ceux qui, encore aujourd'hui, se vendent le plus, sont le plus traduits dans le monde, donnent lieu à un très grand nombre d'adaptations cinématographiques, trouvent un large écho auprès du jeune public.
A l'époque où la Caisse nationale des lettres touchait encore le bénéfice de la prolongation des droits entre la cinquantième et la soixante-dixième année après la mort de l'auteur, Zola était, qu'on me pardonne l'expression, " la vache à lait de la Caisse ". Je pense que cette fécondité posthume au service de la création littéraire ne lui aurait pas déplu.
Ce succès qui se traduit par des millions d'exemplaires mérite qu'on l'interroge. Si chaque génération le renouvelle, j'y vois de multiples raisons.
Zola a une idée de la littérature qui consiste à s'affronter au monde, loin de la beauté formelle et académique comme de l'introspection narcissique. Il veut rendre dans sa vérité " notre époque si belle, si sainte ", s'atteler " à la besogne du siècle avec le rude outil de la prose ". Son approche, sa méthode furent celles du naturalisme, alimentées par la recherche de son temps, par une analyse méticuleuse, par des enquêtes sur le terrain. Elles furent, en même temps, prolongées par l'imaginaire, par une véritable création poétique, par le lyrisme et l'épique de l'expression.
Il réussit à faire entrer le peuple dans l'écriture, un peu comme Michelet, qu'il a dévoré, a retracé son entrée dans l'histoire. Zola est le premier qui redonne vraiment au peuple sa parole, et même son argot, dans l'uvre écrite.
Et ce sont les Rougon, les Macquart, les Lantier, Nana, Gervaise, dont il suffit de prononcer les noms pour qu'ils défilent devant nos yeux, authentiques, épais, tragiques, vivants, éternels dans leur singularité.
Ce qu'il voit dans le monde et dans le peuple, c'est d'abord de l'énergie et du mouvement. Pensons à la circulation de l'argent dans Au bonheur des dames, ou ce qu'il dit de Germinal "un soulèvement, un coup d'épaule donné à la société".
Zola est en effet le premier à avoir décrit l'univers industriel. Malgré tout l'intérêt qu'avaient porté un Balzac ou un Dickens au monde du travail, c'est Zola qui a fait entrer en littérature la mine et la locomotive, qui a saisi dans cet immense développement du machinisme la fascination et la menace pour l'homme contemporain. Zola voit une grande force à l'uvre dans le monde moderne, le déchaînement de la production.
Même si ses personnages nous marquent et en particulier ses personnages féminins, comme Gervaise ou Nana, Zola est d'abord le peintre des milieux sociaux, des grands ensembles de ce qu'il appelle " un âge social ". Son talent pour la fresque, comme pour le portrait, donne à son écriture l'allure d'une oeuvre cinématographique d'avant le cinéma. Son oeil-caméra crée un univers qui ne pouvait que passer sans difficulté de l'écran de la page à celui du 7ème art, sans rien perdre de sa vérité et de son actualité.
Au-delà de ses théories naturalistes, forcément datées, ses préoccupations sur la filiation, la maladie, la monstruosité rejoignent nos questions d'aujourd'hui devant les progrès et les errements de la biologie. Selon le mot d'un orfèvre en la matière, Jean Rostand, Zola a su "faire passer l'émotion biologique". Son inquiétude semble le conduire et nous guider toujours de la description minutieuse à la dérive fantastique, à l'exemple de l'engloutissement de la locomotive dans la neige, à la fin de La bête humaine.
Zola a trouvé le secret d'un alliage littéraire entre une documentation rigoureuse et l'envol vers la fable ou l'épopée. Cette union intime d'une connaissance objective de la réalité contemporaine et des rêves, des cauchemars, des folies qu'elle peut enfanter ou laisser imaginer, est le don le plus précieux et le plus durable que nous apporte l'uvre écrite.
Si j'insiste sur cette puissance créatrice de Zola où se mèlent le souci de dépeindre une réalité sociale et psychologique et le recours à un puissant imaginaire, c'est qu'il me semble qu'aujourd'hui nous avons grand besoin que se déploie un nouvel imaginaire collectif, mobilisateur et fédérateur, pour dépasser l'approche technico-économique qui nous est proposée par le système dominant. Et pour cela, le rôle des créateurs et de la littérature est essentiel.
Mesdames et Messieurs,
En ce jour d'hommage à Zola, il est permis de penser que le passage à l'an 2000 l'aurait fasciné. Il y aurait peut-être vu la somme de ses expériences les plus noires et la promesse du progrès. Zola, l'humaniste, croyait en l'homme, en sa capacité à se libérer. Zola est présent parmi nous aujourd'hui. Vivant et plus que jamais nécessaire.
Merci de nous avoir permis de le rappeler.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 6 octobre 2000)