Tribune de M. Christian Poncelet, président du Sénat, dans "Professions et entreprises" de septembre-octobre 2000, sur l'exacerbation de la modernité et la notion de progrès matériel, scientifique, politique, social et spirituel, intitulé "Au risque du progrès".

Prononcé le 1er septembre 2000

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Média : Professions et entreprises

Texte intégral

La modernité semble s'être imposée dans le discours politique contemporain. A tel point qu'elle semble tenir lieu d'unique viatique à l'action de nos gouvernants. L'archaïsme est devenu le pire des anathèmes et la seule évocation de la modernité suffit à tout justifier. Les 35 heures ? Moderne. La parité ? Moderne. Le quinquennat ? Moderne. Il n'est pas jusqu'à la durée du mandat des sénateurs qui ne soit subitement devenue l'insupportable symbole d'une période révolue, qu'il convient de changer au plus vite. Au demeurant, l'essentiel n'est plus de savoir ce qu'il convient de changer et pourquoi. Mais de changer pour changer. En bref, de faire moderne.
On peut certes voir dans cette exacerbation frénétique de la modernité une façon de renouveler l'éternel combat entre les tenants de l'Ordre et ceux du Mouvement, entre les anciens et les modernes. Mais au-delà, ce triomphe confus de la modernité conduit nécessairement à s'interroger sur le concept sous-jacent de progrès. Car à quoi cela sert-il d'être moderne, sinon pour progresser ?
Pour répondre à cette question il convient d'établir une distinction entre le progrès matériel, scientifique, technique, mais aussi politique et social, qui est tributaire de ce que la génération précédente aura su accumuler. En revanche le progrès spirituel n'est que très peu cumulatif, mais accessible de façon identique à toutes les générations. Cette distinction étant posée, trois observations peuvent être formulées.
Tout d'abord, c'est un fait, le lent déclin d'une recherche du progrès spirituel a été, au cours des deux siècles précédents, dans notre pays, inversement proportionnel à la diffusion du progrès matériel. Autre enseignement, le progrès matériel est allé de pair avec l'accroissement de la sphère publique. Tout part en effet des Lumières, à un moment où la construction de l'Etat coïncide avec le développement du progrès politique, puis du progrès social. Se croyant maître de son destin, de son environnement, de son histoire, l'Homme a eu alors la conviction que demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui et que l'Etat sera le principal instrument de cette émancipation.
Il est vrai que l'idée que le progrès va de pair avec le développement de l'Etat demeure prégnante dans notre pays. Il est en effet plus facile de créer et de distribuer de nouveaux droits que de créer et de distribuer de nouvelles richesses.
En second lieu, et de façon paradoxale, il me semble qu'au moment même où la modernité connaît son heure de gloire, le concept de progrès matériel décline tandis que celui de progrès spirituel connaît un indiscutable renouveau.
En effet, la perspective d'un progrès global, c'est à dire dans toutes ses dimensions matérielles, a disparu avec la chute du Mur de Berlin qui a sonné le glas de la dernière utopie authentiquement progressiste. La certitude d'un avenir radieux s'est évanouie.
Le progrès scientifique quant à lui est devenu source d'inquiétudes. Il suffit pour s'en convaincre de penser aux organismes génétiquement modifiés, aux perspectives de clonage humain ou encore à l'élargissement du trou dans la couche d'ozone. Qu'il me soit permis à cet égard de rendre hommage au premier penseur authentiquement écologiste, Bertrand de Jouvenel, pour avoir identifié, de façon visionnaire, les dangers qu'il y avait pour l'Homme à vouloir dominer la Nature plutôt que de vivre en harmonie avec elle. Quoiqu'il en soit, l'idée d'un mouvement constant et irréversible de l'Humanité toute entière vers plus de bien être, semble peu à peu s'estomper. Le doute s'est installé quant à la certitude d'un futur meilleur.
Enfin, le progrès social me semble aujourd'hui porter en lui même les germes de sa destruction. En exaltant les différences communautaires, régionales, économiques, sexuelles, raciales, entre les hommes. On sape le fondement universaliste inscrit au coeur du message des Lumières et de l'idée républicaine. Cette évolution conduit du reste à se poser la question de savoir qui doit être le véritable destinataire du progrès ? L'Etat, la région, la communauté, ou bien encore l'individu ?
Il me semble donc que nous sommes en train de vivre une période clef de l'histoire, où s'opère un divorce entre, d'une part, la modernité, ravalée au simple rang de slogan électoral, et, d'autre part, le progrès conçu comme finalité de l'action de l'Homme en société. Il s'agit là d'un formidable chambardement intellectuel, à l'issue duquel on s'apercevra peut être que ceux-là même qui se sont exténués à courir après la modernité, ont été les principaux fossoyeurs du progrès.
Mais alors que sera la postmodernité ?
C'est là, me semble-t-il que le détour par l'étranger s'impose et que le récent message de Guy Sorman, dans son récent et remarquable ouvrage sur le " Génie de l'Inde ", prend tout son sens et son actualité. Ce message ou plutôt ces messages, qui ont le mérite de nous extirper de notre nombrilisme atavique, quel sont-ils ?
D'une part, il existe au moins deux voies du progrès. Une voie européenne et plus particulièrement française, dans laquelle le moderne est édifié sur les ruines de la tradition. En effet, dans notre pays, les progressistes ont toujours considéré qu'il fallait éliminer cultes, langues et coutumes pour faire place au nouveau. Nous entretenons le culte de la réforme, mais nous sommes en réalité incapables de nous réformer. Les réformes ne se font chez nous que par convulsions brutales entre longues périodes de blocage. De cela il découle que les gouvernements les plus populaires sont souvent ceux qui arrivent à donner l'impression de tout changer, tout en changeant le moins possible.
En revanche, dans les civilisations orientales, et particulièrement au Japon et en Inde, le nouveau ne se substitue pas à l'ancien. Il s'y ajoute. Même chez les américains, la science s'accommode de la foi plus aisément qu'en France. Peut être parce que chez nous laïcité combattante et progrès sont souvent allés de pair et que l'on tend à croire que lorsque les religions cèdent du terrain, celui-ci est occupé par de la raison pure ; alors qu'il peut l'être aussi bien par tout substitut de religion, tels les sectarismes.
Le second message de l'Inde à l'Europe, celui là même dont rêvait Romain Rolland, est celui de la faiblesse de la raison. En Orient, semble-t-il, cette faiblesse est l'évidence acceptée, alors qu'ici on la réprime et on la tourne en dérision. Là-bas on admet que deux vérités contradictoires puissent être vraies l'une et l'autre. Des saints de l'Inde sont, paraît-il vénérés pour leur incohérence, parce qu'ils ont réussi à vivre dans la contradiction.
De l'Orient ambivalent ou de l'Occident cohérent qui a tort, qui a raison ? Peut être vaut-il mieux se demander, à l'instar de Guy Sorman, qui se connaît le mieux et méditer le précepte d'Ashis Nandy, intellectuel indien, selon lequel " on ne peut pas vivre par la Raison seule et cela n'est pas souhaitable ".
(Source http://www.senat.fr, le 27 novembre 2000)

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