Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur l'héritage de Frédéric Joliot-Curie, notamment la conception de la science dans la société, Paris le 10 octobre 2000.

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Circonstance : Centenaire de la naissance de Frédéric Joliot-Curie au Collège de France le 10 octobre 2000

Texte intégral

Je suis très heureux de pouvoir être parmi vous aujourd'hui pour ce colloque consacré à l'héritage que nous a laissé Frédéric Joliot-Curie.
Il fait partie des scientifiques les plus importants du XXe siècle. Cela tient à ses découvertes majeures, mais aussi à sa conception de la Science et du scientifique.
Frédéric Joliot-Curie a en effet refusé les frontières traditionnelles entre disciplines - physique et chimie, chimie et biologie - comme les frontières invisibles entre recherche fondamentale et recherche dite appliquée. De plus, il a été un témoin engagé de son temps, promoteur de la place d'un scientifique exerçant pleinement son rôle citoyen et ses responsabilités morales.
Chacune des notions que je viens d'évoquer fait écho aux questions que nous nous posons aujourd'hui lorsque nous réfléchissons au rôle de la Science dans la société.
Et avant de revenir sur les apports de Frédéric Joliot à notre façon de concevoir aujourd'hui la politique de la Science, je voudrais m'arrêter un instant sur Irène, qui lui fut toujours associée, et dont je ne peux oublier qu'elle fut le premier ministre de la recherche, nommée sous-secrétaire d'Etat à la recherche scientifique dans le premier gouvernement Blum dès sa formation après la victoire du front populaire en 1936.
Prolongeant l'action d'Hubert Curien, que je vois assis devant moi et que je salue, nous organiserons prochainement une semaine de Fête de la Science où nous aurons l'occasion d'avoir un débat sur la place des femmes dans la Science. Je suis heureux de rendre hommage dès aujourd'hui aux deux femmes scientifiques les plus célèbres au monde que sont Marie et Irène Curie. Poursuivant l'uvre de Pierre et Marie Curie, les Joliot-Curie nous ont ici encore ouvert la voie de la parité dans l'excellence.
Je ne reviendrai pas sur les découvertes de Frédéric Joliot, si nombreuses et impressionnantes, qui lui valurent de partager avec Irène le Nobel de Chimie 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle. Plusieurs historiens des Sciences suggèrent qu'elles auraient pu lui valoir non pas un mais plusieurs prix Nobel :
- Avec Irène, il aurait dû partager le prix Nobel de physique attribué à Chadwick pour la découverte du neutron.
- Il aurait pu obtenir un autre Nobel pour la découverte de la réaction en chaîne. De fait, avec le brevet dit n°3 déposé en 1939, il fut en fait l'un des pères de la bombe atomique et de l'utilisation de l'énergie nucléaire, avec Szilard et Fermi à New York, les seuls, avec lui, à aborder la fission par l'étude des neutrons.
Un praticien de génie
Je souhaite en revanche insister sur le scientifique d'un type nouveau qu'il fut, et sur l'encouragement que nous donne son uvre à dépasser les frontières.
N'ayant pas suivi le parcours des humanités classiques, il fut d'abord un praticien de génie. Il s'inscrit en cela dans une certaine tradition française de savants tels que Louis Pasteur ou Claude Bernard. Ce sens pratique se retrouvera dans la signature de ses brevets pour 26 pays dans le monde; cela se voit également dans les contacts nombreux et étroits qu'il tisse avec les industriels dans les années 30, mais qui se renforcent pendant la guerre même et dans les responsabilités qu'il assume à la Libération.
Convaincu qu'il faut surmonter les antagonismes disciplinaires, il est parfaitement conscient, par exemple, des applications possibles de ses découvertes dans le domaine médical. Il insiste beaucoup sur le rôle de la biologie, comme il le fera avec Irène dans la construction de son centre à Orsay, après guerre. Ce n'est pas un hasard si, en 1943, dans la foulée d'une conférence sur les marqueurs, après avoir été accueilli par l'Académie des Sciences, il fut reçu à l'Académie de Médecine. Ce n'est pas un hasard si les biologistes et généticiens furent dominants au sein du comité de direction du CNRS lorsque Frédéric Joliot fut directeur général du CNRS (1944-1946).
Cet exemple nous inspire. Comme vous le savez, le premier ministre Lionel Jospin a inscrit les sciences de la vie et la biologie parmi les priorités de la recherche et du gouvernement lors du premier CIRST de Juillet 1998. J'ai indiqué dès mon arrivée que j'entendais conserver cette priorité et lui donner un nouvel élan. J'ai en particulier insisté sur l'importance de l'analyse de " l'après-génome " et indiqué tout l'intérêt que je porte aux aspects intégrés de la biologie. La nomination récente de Geneviève Berger à la direction du CNRS est une des mesures concrètes, parmi bien d'autres et en particulier les efforts très substantiels développés dans le budget 2001 en faveur des Sciences de la Vie, qui matérialisent cette priorité. Dans ce vaste mouvement en faveur des Sciences de la Vie, la démarche de recherche fondamentale est intimement liée aux possibilités de valorisation qu'elle offre, et nous avons pris un ensemble de mesures cohérentes pour assurer un transfert rapide des résultats de la recherche vers le mieux être de la population.
Un scientifique-citoyen
Cela me conduit naturellement à évoquer le scientifique-citoyen. Dès l'origine, Joliot-Curie a associé son travail de chercheur, une réflexion sur l'organisation de la recherche et des interrogations sur la responsabilité politique et morale du savant.
Dès avant la guerre, Joliot fut l'un des initiateurs des grands laboratoires qui vont structurer la recherche après la Libération. Car le véritable tournant, le véritable départ de l'organisation de la recherche française, c'est la Libération, quand Joliot fut nommé (dès août 1944 par Wallon, puis maintenu par De Gaulle et Capitant) directeur général du CNRS.
Joliot est guidé par deux principes : il veut que la recherche occupe une place centrale dans la politique française, car il est convaincu que c'est là la clé de l'avenir ; il veut que les scientifiques prennent en charge cette politique et soit, en amont, les inspirateurs de la politique gouvernementale et, en aval, ceux qui la mettent en uvre.
Tout en insistant sur les passerelles, il souhaitait voir reconnue la spécificité de la recherche et appelait de ses vux un ministère spécifique ou un Commissariat rattaché directement à la présidence du conseil. Sur ce point il échouera, mais l'ordonnance fondamentale du 2 novembre 1945 sur l'organisation du CNRS suit pour l'essentiel ses propositions avec la création d'un " comité national " (sorte de " parlement de la science ") et d'un directoire qui est son émanation ; il obtient même un enseignement préparatoire à la recherche que le CNRS est chargé de promouvoir, ce qui créera quelques tensions avec l'Université.
Nous retrouvons aujourd'hui, et à l'échelle européenne de notre organisation de la recherche, ces mêmes préoccupations. Le rôle de la recherche au 21e siècle sera plus déterminant que jamais. La recherche est, d'abord, la matrice de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs. Ensuite, par ses applications concrètes, par la manière dont elle irrigue l'économie de ses résultats, la recherche est le moteur principal de la compétitivité, de la croissance et de l'emploi. Enfin, elle est aussi à la base du développement de technologies nouvelles, qui influencent profondément nos manières de vivre et de travailler : on le voit bien avec le passage à la société de l'information.
Un engagement politique
Je voudrais évoquer enfin l'engagement politique du savant Frédéric Joliot-Curie est peut-être l'aspect le plus connu dans son itinéraire.
On peut sans doute le qualifier d'humaniste et de pacifiste, ligne de continuité de ses engagements.
A la suite des émeutes du 6 février 1934 il rejoint avec Irène le Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes (CVIA) et la SFIO. C'est encore une forme d'engagement citoyen du scientifique que son travail au côté de Dautry au moment de la drôle de guerre, avec, en particulier, l'accord avec la Norvège pour le transfert en France des réserves d'eau lourde. Il participe donc au premier chef à la mobilisation scientifique en 39. Engagement encore quand, sans doute à la fin de 1942, il prend la présidence du Front national, mouvement de résistance initié par le PCF mais de large recrutement. Engagement toujours en 1950 quand il est l'un des initiateurs du mouvement de la Paix, du fameux appel de Stockholm et président du Conseil mondial de la Paix.
Cet engagement nous rappelle que nous devons sans cesse rapprocher science et société. Nos concitoyens doivent être pleinement informés des progrès et des enjeux de la recherche scientifique et technologique et doivent pouvoir en débattre avec les responsables politiques.
En réalité, il faut "repolitiser" la science, c'est-à-dire la réinsérer dans la Cité, dans le débat politique, qui doit concerner tous les grands enjeux de société. Comme il importe en démocratie.
Nos concitoyens aspirent à débattre et à participer à la décision sur les applications de la génomique, sur les recherches sur l'embryon humain et les cellules souches, sur les OGM ou sur l'avenir des déchets radioactifs.
Mieux se soigner, mieux s'alimenter, mieux vivre en sécurité : ce sont les enjeux et les défis auxquels est confrontée la recherche et auxquels il faut faire participer nos concitoyens. Sans cela, le débat démocratique sera incomplet.
Frédéric Joliot-Curie nous a invité par son uvre à nous interroger sur le rôle de la Science, entre urgence et conscience. Hier le savant faisait soudain face à la guerre et au risque d'anéantissement du monde. Aujourd'hui il reste confronter à la souffrance, ici et ailleurs : les trois grandes maladies que sont le SIDA, le paludisme et la tuberculose sont la cause de 5 millions de morts chaque année. Je vous propose donc de conclure avec Paul Valéry, un contemporain de Joliot, qui me semble bien résumer le message du scientifique lorsqu'il dit:
"Savoir, ce n'est jamais qu'un degré, -un degré pour être. Il n'est de véritable savoir que celui qui peut se changer en être et en substance d'être, - c'est à dire en acte".
(source http://www.recherche.gouv.fr, le 12 octobre 2000)