Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'avenir des identités culturelles face au phénomène de la mondialisation, Paris le 7 novembre 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque "Mondialisation et identités" à l'Unesco, Paris le 7 novembre 2000

Texte intégral

Je n'ai pas préparé un exposé formel et académique parce que je pense qu'il serait tombé un peu à plat après une journée dont on me dit qu'elle a été très vivante, journée d'échange intense sur ce sujet. Donc je vais plutôt faire devant vous un certain nombre de réflexions pour vous dire comment je réagis à cette question, à cette interrogation qui est la votre aujourd'hui, à partir de l'expérience qui est la mienne.
Dans un premier temps, je pense qu'on pourrait peut-être s'interroger sur le fait qu'on découvre brusquement la mondialisation aujourd'hui alors que c'est un phénomène extrêmement ancien, en réalité. Et on pourrait remonter à des siècles et des siècles, on verrait ce phénomène de mondialisation se développer progressivement à travers les voyages, les découvertes, l'échange des techniques, et si on prenait simplement le mouvement qui a porté l'Europe à la découverte des autres continents, on remonterait quand même quelques siècles en arrière. Si on en parle maintenant plus qu'à tout autre moment, c'est parce que nous vivons une accélération folle, une accélération exponentielle. Alors que les étapes de la découverte progressive de la mondialisation - c'était déjà le cas au XVème, XVIème et XVIIème siècle, voire avant, on pourrait prendre les croisades comme exemple, étaient étalées sur une telle durée que chaque génération pouvait avoir le sentiment d'une relative stabilité.
Là, on a affaire à des phénomènes très rapides et qui se sont encore intensifiés dans la période la plus récente, puisque, à partir du moment ou l'Union soviétique a disparu, au fond, le monde a cessé d'être compartimenté. Personne n'a décidé de le globaliser, personne n'a décidé la mondialisation. Il n'y a pas un quartier général où les choses se décident, il y a simplement des forces qui sont à l'oeuvre, des forces de toute nature : économique, politique, culturelle, les mentalités, les conceptions, les croyances, les percées technologiques... Et nous avons vécu ces dernières années une combinaison presque explosive de décompartimentation. Il n'y a plus aucune zone du monde, quasiment plus - il y a le cas de la Chine, bien sûr, qui était un monde en soi déjà, tout à fait à l'écart du reste du monde - il n'y a plus de barrière qui soient en mesure d'empêcher la diffusion dans le monde entier des forces dominantes en matière économique et d'organisation de la société, en matière culturelle.
Donc vous avez la combinaison de ce que j'appelle l'hyperpuissance américaine qui apparaît à un moment donné, terme dont je rappelle à nouveau qu'il est un terme neutre ; c'est un terme descriptif, parce qu'on ne peut plus, avec les Etats-Unis d'aujourd'hui, employer ce vieux terme simplement de superpuissance qui était très connoté militairement "Guerre Froide", alors qu'on a affaire à un phénomène tout à fait différent, et cela intervient à un moment où il n'y a plus de barrière et où les technologies de l'information et de la communication connaissent une révolution tellement grande elles-mêmes que tout se passe en temps réel.
Donc on arrive à une situation qui est sans précédent. Il n'y a aucune autre époque historique où même une puissance dominante a exercé une telle influence. L'influence de l'Empire romain s'arrête à ses limites, et même à l'intérieur de l'Empire romain d'ailleurs, il y a une variété extraordinaire de choses, de modes de vie, de cultures, de langues mêmes, qui peuvent coexister parce que les moyens d'influence sont beaucoup plus fort.
Ce qui fait la particularité des moments que nous vivons et l'intérêt des ces réflexions, c'est cette combinaison explosive. En plus nous sommes à une époque où les Européens passent quatre heures par jour devant leur télévision, les Américains un petit peu plus, les autres un petit peu moins mais vont vite nous rattraper, et si ce n'est pas la télévision, c'est un écran, et tous ces écrans véhiculent quelque chose qui ne vient pas de la planète Mars.
Au total, on ne peut pas faire preuve de gentil relativisme historique en disant "tout cela existe depuis très longtemps, c'est un épisode parmi d'autres, les cultures et les civilisations cohabitent et il n'y a pas de problème d'identité, les identités sont vivaces ! Oui, il y a un problème particulier. C'est mon premier point, on ne peut pas nier cette question. D'ailleurs vous ne le niez pas, puisque vous travaillez dessus.
Le risque ensuite, c'est que l'on tombe dans une sorte de catastrophisme immédiat, comme si les différentes identités qui sont en quelque sorte en compétition dans le monde tel qu'il est, ne pouvaient survivre qu'avec des systèmes orthopédiques de protection. Il faut faire attention : ce n'est pas parce qu'il y a cette extraordinaire influence occidentale dominante - et à l'intérieur de cette extraordinaire influence occidentale, cette extraordinaire influence américaine, qui n'est pas non plus le résultat d'une décision politique mais le résultat d'une vitalité, cela ne veut pas dire automatiquement que les autres cultures et les autres identités vont disparaître ou être dévorée. En tout cas la question se pose, mais je ne pense pas qu'il faille conclure trop vite sur un mode catastrophique.
Il faut interroger de vrais spécialistes, par exemple de vrais linguistes, pour savoir ce qui va se produire dans le melting-pot à venir. Le malheureux anglais est bien mal en point vu l'usage généralisé de l'américain d'aéroport en quelque sorte, mais il faut interroger des spécialistes de cet américain qui devient la langue de communication mondiale. Est-ce que cela va en faire une langue prédatrice qui va progressivement étouffer toute une série d'autres langues, dans des pays où dans un premier temps tout le monde va apprendre l'américain parce que c'est trop archaïque, absurde, provincial et chauvin de ne pas parler l'américain. Donc tout le monde va l'apprendre, puis on va l'apprendre aux enfants parce qu'ils apprennent plus facilement quand ils sont petits que quand ils sont grands et puis la génération suivante se demandera pourquoi il faut continuer à apprendre une autre langue qui était la langue du grand-père et qu'on ne parle plus qu'à la maison. Il y a déjà des zones du monde où les choses évoluent comme ça. Est-ce que c'est totalement vrai ? Je n'en sais rien.
Il faudrait faire réagir des vrais linguistes qui connaissent l'affrontement des langues, la question de la vitalité des langues, indépendamment des décisions que peuvent prendre les pouvoirs publics. Parce qu'une grande partie de ce processus échappe aux pouvoirs publics.
Donc cette question qui se pose sur la langue est fondamentale parce que c'est quand même le logiciel identitaire, la langue. La question se pose à propos des modes de vie. On le sait en France spécialement à travers la symbolique des Mc Donald's, mais il n'y a pas que ça.
Donc je voudrais dire par là que le diagnostic sur le fait que cette étape de la mondialisation est sans précédent est évident mais l'analyse exacte des conséquences n'est pas tout à fait faite avec toute la finesse nécessaire. Parce qu'il y a aussi une façon de se réapproprier les éléments de la mondialisation.
La dialectique "uniformisation ou non, maintien de la diversité" n'a pas encore de réponse claire. Je prends un exemple récent qui concerne Halloween. Halloween est une fête d'origine celte, d'il y a mille ans, entre temps, c'était surtout une fête d'Irlandais aux Etats-Unis, puis c'est devenu une fête américaine mais qui ne s'est propagée en dehors de sa zone culturelle d'origine que très récemment. Mais elle s'est propagée en Europe latine y compris en France à une vitesse extraordinaire. Je crois qu'il n'y a pas d'exemple récent de quelque chose qui influence les comportements populaires et aussi frappant que celui-ci dans les toutes dernières années. On n'a jamais souhaité cette fête en France, il y avait une fête religieuse, qui était la fête de tous les saints, avant la fête des morts, mais avec la disparition des pratiques religieuses, l'amnésie culturelle et religieuse d'une grande partie de la population, les gens ne savent même plus quelle a été la signification de ces fêtes. Il y a une sorte de vide qui est comblé par Halloween. Alors, la lecture immédiate, c'est de dire que c'est une nouvelle expression de l'influence américaine, que l'Amérique exerce comme ça, sans le faire exprès, en quelque sorte, malgré elle. La deuxième explication est d'ordre commercial, comme à propos de ces histoires un peu sottes sur le troisième millénaire ; c'était aussi une explication commerciale, à l'origine. Mais on peut se demander si les peuples n'ont pas la capacité de se réapproprier cela. Il y a quelques jours je parlais de ça avec un de mes fils et ses amis, parce que je leur disais "vous êtes sous influence américaine" parce qu'ils avaient fait des masques pour fêter Halloween. Alors ils se sont révoltés à l'idée d'être sous influence de qui que ce soit d'ailleurs, parce qu'ils sont à un âge où ils trouvent insupportable d'être sous l'influence de qui que ce soit, même des Etats-Unis et ils m'ont expliqué que c'était tout à fait faux, que ce n'était pas du tout américain, que je n'avais rien compris, que c'était celte et que c'était les adolescents français qui s'étaient emparés de nouveau de cette fête parce qu'ils ont besoin de fêtes comme autrefois il y avait carnaval. Alors on discute, et peut-être ont-ils raison au fond. C'est un élément d'optimiste, la réappropriation, la transformation. Cette fête prend un sens différent et je leur dis : "Mais vous avez le sentiment quand même que c'est un type de fête qui vous est imposé d'ailleurs, qui est étranger à votre culture", et ils me disent "Non parce que depuis que nous sommes enfants, dans toutes les séries télévisées qu'on regarde, il y a Halloween". Donc c'est un jeu de miroirs successifs.
On a affaire à des générations qui ont vu certains types d'images. On sait que 80 % des images sont d'origine américaine, en tout cas les grandes séries populaires dans le monde, Chine mise à part, le sont. Je ne conclus pas, je ne pense pas que l'on soit déjà dans une situation où la civilisation chinoise, japonaise, arabe, russes et autres je prends des grandes cultures soient sur le point d'être totalement submergées.
Il peut y avoir une situation intermédiaire dans laquelle il y a une sorte d'influence superficielle considérable, touchant certains modes de vie, touchant très fort une petite partie de la population qui est la partie disons globalisée des individus qui forment 1 % de la société partout, qui vivent en avion, avec des portables et qui vivent de la même façon en lisant les mêmes journaux, mais je ne sais pas encore si cela touche en profondeur. Je pense que c'est suffisamment sérieux pour qu'on s'en inquiète, pour qu'on y réfléchisse sans se désespérer.
Mais il est vrai que l'addition des quatre heures de télévision quotidienne dont je parlais, plus des heures d'écran, vont amener nos sociétés à vivre de façon plus solitaire qu'avant. Il y a ce paradoxe de la société de communication dans laquelle les gens qui n'ont jamais aussi peu communiqué avec leur voisin de pallier, communiquent avec des gens qui sont à des milliers de kilomètres mais pas du tout avec des gens du même immeuble.
On va avoir une lutte de ces influences. J'estime que ce n'est pas joué. La mondialisation peut éclater de nouveau en quelque sorte, après une sorte d'influence mondiale, superficielle, découlant des industries culturelles américaines de masse, qui ont une vitalité et une compétitivité incomparable, par rapport aux autres. Il y a une façon de se transformer, de même que l'on a vu à certaines époques le catholicisme être réapproprié par des populations très différentes, réinventé, on sait bien que les cultes se sont mélangés, on sait bien que les emplacements des édifices religieux obéissaient à une logique qui est antérieur à la religion dominante. Cela peut se passer comme ça aussi. Je balance entre les deux, je ne suis pas sûr. Mais comme je le disais il y a un instant, cela me parait devoir être pris très ou suffisamment au sérieux.
Alors, à ce moment là on arrive à la question des réactions et à la question des moyens. D'abord, il faut se garder d'une illusion, que tout ça va être organisé par les pouvoirs publics. Je crois que l'évolution du monde, fondamentalement, n'est totalement gouvernée par personne. Il y a des puissances dans ce monde, il y a des puissances colossales, dans les domaine de l'influence politique, les Américains vont élire l'homme qui sera plus puissant que les autres. Mais je crois que même les dirigeants les plus puissants réunis tous ensemble, même dans des sommets, ne maîtrisent pas l'ensemble de ces évolutions.
Il y a trop de choses qui découlent des milliards de décisions des individus dans les sociétés d'aujourd'hui, il y a trop de percées scientifiques et technologiques non programmées, imprévisibles, de vraies découvertes, de véritables inventions, qui créent des situations auxquelles personne n'a pensé avant. Il y a trop de facteurs aléatoires, sur tous les plans, pour que les choses soient entièrement gouvernées et dirigées.
Même si la mondialisation n'est qu'une menace, même si elle n'était qu'une menace, même si les identités étaient vraiment menacées à court terme de façon tragique, je pense que ça ne se jouerait pas uniquement dans des décisions gouvernementales, dans des sommets, dans des colloques, mais que ça se jouerait dans la réalité de la vitalité des sociétés et des cultures qui sont en contact les unes avec les autres, et que personne n'en est complètement maître. Pas plus maintenant que dans des époques historiques précédentes.
Cela ne veut pas dire que les pouvoirs publics, les autorités diverses, et tout particulièrement l'UNESCO - le lieu de ce colloque est logique par rapport à ça - vont y assister de façon passive, au contraire, mais il faut bien réfléchir aux modalités d'intervention. Et là, je suis d'accord sur le fait que nous avons un problème très particulier avec cette espèce de surproduction, de surpuissance américaine. Il y a deux choses aux Etats-Unis, il y a une vraie culture américaine, forte, très passionnante, intéressante, captivante ; le cinéma américain enchante le monde depuis un siècle, ce qui ne veut pas dire que les autres cinémas sont mauvais, mais il y a quand même une capacité, une énergie époustouflante dans ce système américain.
Et il y a un autre phénomène qui est la capacité à envahir le monde avec des produits, qui sont des produits culturels de masse, qui ont été rentabilisé grâce à l'énorme marché américain, et qui ont une capacité de dumping culturel partout ailleurs, c'est un problème différent.
Autant je trouve absurde de nier la réalité de la capacité et de la créativité culturelle de l'Amérique en tant que telle, autant je trouve également absurde d'être tout à fait paralysés, devant l'envahissement des produits. Et là, il y a une vraie responsabilité ; nous devons avoir des positions claires et nettes, notamment dans les négociations commerciales internationales. Parce que c'est une question qu'on ne peut pas traiter comme les questions agricoles ou autre, et là je suis sans complexe sur les positions françaises très carrées. Je pense qu'il faut préserver, quand on est dans un rapport de force aussi déséquilibré, la capacité de chaque culture à continuer à exister et à créer. Il faut voir quels sont les moyens de protection, d'encouragement, d'incitation, les interdictions, les lois, les règlements, les subventions. Il faut examiner tout cela, mais je n'ai pas de complexes là-dessus, j'essaie de bien distinguer entre la créativité américaine proprement dite, et puis l'envahissement du reste du monde.
On peut admirer follement le cinéma américain, la littérature américaine, l'architecture américaine, la création de modes de vie (le rock et tout ce qu'on veut), et vouloir se battre farouchement contre la disparition des autres centres de création culturelle dans le monde. Là-dessus, je n'hésite pas, même si au début philosophiquement, les conséquences de la mondialisation ne sont pas écrites d'avance. Il y a une vitalité des sociétés, je le sais, mais je ne suis pas tout à fait prêt à prendre le risque.
En plus il y a une zone qui me parait spécialement vulnérable, c'est l'Europe occidentale, beaucoup plus que l'Amérique latine, l'Asie ou l'Afrique ou d'autres régions, parce qu'en Europe occidentale il y a un proximité apparente et considérable par rapport à cette industrie culturelle américaine, par rapport aux séries par exemple. Cela incarne l'idée de la modernisation, les réflexes contre ça ont l'air archaïque, un peu ridicule, donc ça peut être finalement la zone du monde qui aurait le plus grand mal à préserver sa culture propre, sa civilisation particulière.
Je réfléchis avec vous, étape après étape, parce que le sujet est compliqué et je pense que les interrogations que j'exprime et qui parfois donnent l'impression de se contredire, ne serait-ce que parce que c'est une sorte de raisonnement à haute voix, par étape, je suis convaincu que vous les ressentez, et que personne n'est complètement d'un point de vue ou du point de vue opposé face à ce problème. On cherche en fait le bon équilibre.
Donc on en arrive à la question de la régulation et je ne pense pas qu'on puisse préserver toutes les chances des différentes identités dans ce monde globalisé, et globalisé très vite et très rudement. Je ne crois pas qu'on puisse y arriver si on arrive pas à perfectionner les mécanismes de régulation. Alors c'est un discours très français, que nous essayons de transformer en discours européen mais qui se heurte à beaucoup d'obstacles en réalité parce que dans le monde tel qu'il est, il y a beaucoup de forces anti-régulation. Beaucoup de forces, notamment économiques qui ne souhaitent pas que la régulation soit perfectionnée, qui ne souhaitent pas que le monde soit plus multipolaire, qui ne souhaitent pas que le monde soit plus divers. Il y a malgré tout des militants de l'uniformité, de l'unipolarité, etc. Et là, les rapports de force entre tous ceux qui tentent de réguler - toutes les autorités publiques - et les autres ne sont pas évidents.
Aujourd'hui, si vous prenez par exemple le chiffre d'affaires des cinq plus grandes entreprises mondiales, vous additionnez leur chiffre d'affaires, cela correspond au produit national brut de 132 pays membres des Nations unies. Et si vous prenez les dix premières entreprises mondiales, cela correspond au PNB de 167 membres des Nations unies : ce sont des chiffres ahurissants. C'est-à-dire que vous pouvez rassembler toutes les autorités publiques du monde, ils vont faire colloque sur colloque sur le fait qu'il faut réguler mais où sont les manettes ? Alors que dans le même temps des décisions se prennent dans de très grandes entreprises, des méga-entreprises mondiales, qui n'ont pas de nationalité vraie, apparente, formelle, mais qui sont des entités en soi, un peu comme dans l'Europe du Moyen âge, l'Ordre des Templiers n'avait pas de nationalité particulière, c'était une énorme puissance transnationale.
Vous voyez le rapport de force entre ceux qui veulent encadrer, réguler et les autres. Et les décisions qui font que notre monde, en 2010, 2020, sera resté diversifié, avec des cultures, dialoguant pacifiquement, naturellement nous le souhaitons tous, mais en tout cas diverses. Le fait que ce soit divers ou pas ne dépend pas que de décisions qui se prennent dans des grands sommets à l'ONU ou des grands sommets européens, ou Europe/Etats-Unis ou Europe/Asie, ou autres. Cela dépend aussi de décisions qui sont en train d'être prises à l'intérieur de grandes entreprises de ce type et qui décident telle ou telle chose, dont le but est simplement d'augmenter leurs parts de marché, d'augmenter leur chiffre d'affaires ou leurs profits, ou de satisfaire des fonds de pension, etc. Mais la réalité pratique peut avoir des conséquences tout à fait considérables sur les modes de vie des gens, sur leur comportement, sur les transports, sur les modes de communication, sur la langue dans laquelle ils communiquent, et au bout du compte dans laquelle ils vivent.
Je fais partie d'un gouvernement très convaincu de la nécessité de la régulation et qui a fait beaucoup de propositions sur l'organisation du monde. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, c'est une grande et noble tradition française.
Il faut donc mener un combat qui ne soit pas artificiel, pas bureaucratique, qui ne soit pas purement défensif, mais qui soit en même temps confiant dans la vitalité des cultures et des individus et dans leur capacité à se réapproprier à leur façon tout ce qui arrive dans le progrès et le développement. Il faut le faire d'une façon lucide et réaliste.
Oui, je crois à ce qu'on peut faire au sein des Nations unies. Je crois à ce qu'on peut faire d'utile au sein de l'UNESCO et, là, je crois que l'UNESCO a une responsabilité particulière étant donné sa mission spéciale et que s'il y a un endroit où on peut élaborer les grands principes protecteurs de la diversité culturelle, c'est bien à l'UNESCO, et je préfère que ce soit à l'UNESCO qu'au sein de l'OMC parce que ce ne sera pas fait sur les mêmes bases. Je soutiens cela très fortement, de même qu'au sein de l'Union européenne nous sommes très vigilants à ce qui peut avoir des conséquences sur ces questions. On est encore dans cette discussion à l'heure actuelle par le biais des discussions sur la réforme des institutions donc de l'élargissement du vote à la majorité qualifiée. Or nous savons qu'aujourd'hui si on vote à la majorité qualifiée dans l'Europe à 15 d'aujourd'hui, mais ce sera encore plus vrai dans une Europe à 20 ou 30, on n'a pas une majorité qualifiée pour soutenir les propositions françaises de régulation. Cela nous ramène à l'actualité immédiate, et à tout ce qui se passe entre le Conseil européen de Biarritz et le Conseil européen de Nice. Je crois en cela et je m'y emploie autant que je peux. Ce gouvernement le fait beaucoup : on le fait sur le plan culturel mais c'est vrai sur tous les plans.
Les questions d'environnement sont de plus en plus vitales au sens propres du terme. Il y a aussi toute la négociation qui découle de La Haye bien sûr. Nous sommes très présents, très volontaristes, très inventifs, très concrets en même temps sur tous ces sujets. Mais je suis obligé de redire ici qu'on ne maîtrise pas toutes les manettes. C'est une question et une réponse des sociétés en même temps. C'est une réponse des peuples et la façon dont les gens vont vivre, s'habiller, manger, parler, se cultiver, sortir de chez eux pour aller à la rencontre des autres dans des spectacles, ou rester chez eux devant des écrans, le type de chaînes qu'ils vont choisir sur les 350 ou 500 chaînes possibles.
Ce ne sont pas les gouvernements qui vont organiser tout cela. On est de plus en plus dans des sociétés qui correspondent aux économies de marché, c'est-à-dire des sociétés libérales, individualistes, souvent libertaires. On peut créer des cadres, des contextes. On peut essayer de convaincre, éclairer l'opinion sur des dangers, proposer des solutions, faire tout ce qu'on veut mais on ne peut pas décider - et c'est tant mieux -, parce que personne ne regrette les sociétés totalitaires. Mais on ne peut pas prendre de décisions à la place des milliards de décisions. En ce moment même, dans le monde entier, il y a des parents qui prennent des décisions sur l'école où ils mettent leurs enfants, la première langue qu'ils font apprendre à leurs enfants, et si on leur laisse le choix, la deuxième, peut-être un jour la troisième. Ils vont se câbler à ceci plutôt qu'à cela. Ils prennent de nombreuses décisions partout. Et là encore, n'exagérons pas les pouvoirs des gouvernements ! Ne diminuons en rien ! Et ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Mais ne croyons pas qu'il y a toute une série de décisions publiques volontaristes, claires et simples, à l'ancienne et qui vont répondre aux inquiétudes de ceux qui pensent que la mondialisation va agir comme une sorte de désherbant, ce n'est pas si simple.
Voilà quelques remarques que je voulais vous faire. Je pense donc à la fois que le sujet est vital, que l'inquiétude systématique n'est pas justifiée mais que la vigilance l'est, et donc j'approuve encore cette démarche - d'organiser cette réflexion, que nous devons faire confiance en les sociétés, les gens, les individus, dans leur soif de consommation culturelle, dans leur soif de diversité, je crois vraiment que ce n'est pas un slogan, je crois que c'est un besoin vital, et organiser notre politique, nos politiques, par rapport à cela. Il y a encore quelques années, la France se servait encore du concept de l'exception culturelle qui était demandée essentiellement par les créateurs, certains artistes, des cinéastes, etc. Quand je suis devenu ministre, je me suis rendu compte très vite que ce concept était rébarbatif. Un jour c'est la ministre mexicaine de l'époque, Rosario Greene Macias, qui m'a dit : "mais c'est un concept tragique, l'exception culturelle, je comprends ce que les Français veulent avec cela mais c'est un concept tellement défensif, tellement recroquevillé sur soi-même que vous n'allez jamais convaincre personne d'autre avec ce concept. Donc vous serez entre vous, comme cela, mais cela n'ira pas au-delà".
Or une des conséquences de la globalisation en matière diplomatique, c'est que quand on n'est plus dans le système bipolaire avec des alliances fixes, on est obligé d'avoir des politiques mobiles. Sans arrêt, il faut être capable de constituer d'immenses majorités sur un thème, des majorités d'idée, comme disait il y a très longtemps Edgar Faure, ou d'avoir des minorités de blocage. Il faut avoir une capacité à convaincre d'autres partenaires, on ne peut pas faire cela uniquement en faisant des déclarations pompeuses et prétentieuses à la française, il faut convaincre, discuter point par point, c'est très important, et que sur ce sujet en particulier, le terme "exception" ne convainquait personne. Cela faisait défensif, anti-américain, un peu archaïque, un peu ringard, et c'est comme cela qu'on est venu au terme de diversité, parce que ce terme de diversité parle énormément, il parle à toutes les cultures.
Ce ne sont pas que les Français qui veulent sauver le cinéma français, les fromages français et je ne sais quoi d'autre, ce qu'il faut faire d'ailleurs, il faut préserver à tout prix. Mais ce sont les Français qui parlent à d'autres et qui peuvent être entendus par des Indiens, par des Mexicains, par des Nigérians, par des Suédois, enfin par tous les peuples de la terre. C'est un exemple à la fois relié à ce grand débat général qui nous occupe, et puis en même temps un positionnement politique ou diplomatique parce que ça a des conséquences précises quand on est à l'UNESCO, quand on est au sein de l'OMC, quand on est au sein de l'Union européenne, quand on est dans les sommets de la Francophonie, puisque c'est malgré tout un des points précis sur lesquels les participants de la Francophonie ont réussi à se mettre d'accord, à partir du moment où on a retourné l'approche.
Je suggère par rapport à ce grand sujet qui ne va pas cesser de vous occuper au cours des années, et des dizaines d'années, parce qu'on ne reviendra évidemment pas en arrière dans un monde compartimenté, même s'il y avait des tentatives politiques de retour en arrière, ce serait techniquement impossible, technologiquement impossible et rien ne pourrait arrêter cette mise en relation de tous les individus des uns par rapport aux autres. Déjà en Chine, on doit être à 100 millions de Chinois sont branchés sur internet par exemple, et tout cela va évoluer à une très grande vitesse. Même la Chine, qui était la partie du monde la moins concernée par tout ça, jusqu'à maintenant.
Je suggère d'aborder cette grande question et cette phase avec ce mélange de réalisme, de clairvoyance, de vigilance, de confiance en soi, d'optimisme, avec une série de mesures qui canaliseront, encadreront les débordements excessifs de la surproduction des industries culturelles grand public déjà rentabilisées, donc arrivant à des prix trop bas. Je crois qu'il faut assumer des mesures précises, volontaristes, publiques. En même temps prendre toute une série de mesures d'incitation, qui consiste à donner à chaque langue, à chaque culture, à chaque identité, confiance en elle. Il y a des peuples déjà qui ont réussi ça. Par exemple, ce n'est pas parce le Japon est représenté, c'est malgré tout un exemple impressionnant d'un pays qui n'a pas été, je parle sous votre contrôle submergé par la mondialisation. C'est un pays qui il y a un peu plus de cent ans, a décidé d'avoir une politique d'ouverture, qui a décidé d'observer ce qui se passait à l'extérieur, de s'approprier tout ce qui marchait bien et tout ce qui marchait mieux, pour le transformer, et qui a décidé me semble-t-il au fond de lui-même de rester soi-même, profondément, sans rien changer à l'esprit de ce pays. Et le Japon a réussi cette combinaison, et il y a bien d'autres pays qui ont réussi. Donc je crois qu'on peut terminer sur une note plutôt confiante. Sauf que nous avons une difficulté particulière qui est la rapidité. Parce que si ce sont des choses qui se jouent sur 20 ou 30 ans, l'équilibre entre l'ouverture et l'identité, entre la modernité et la préservation de la mémoire, est plus facile à gérer. Là on a malgré tout affaire à une vague de fond qui est énorme, qui est concentrée sur peu de temps, tous les problèmes se présentent en même temps, les repères intellectuels sont un petit peu faussés, il y a une sorte d'impératif catégorique de la modernité qui donne l'impression qu'il faudrait sauter à pied joints dans tous les éléments de la culture ou de l'industrie dominante du moment. Il faut résister à cela, mais résister en partie, ne pas rejeter non plus, et garder un bon équilibre.
Je crois que la France n'est pas trop mal placée pour réussir cet équilibre, et que l'Union Européenne n'est pas trop mal placée pour être à la fois la matrice de ce type de conceptions, l'endroit où on génère de nouvelles règles et un des points d'appui du monde multipolaire dans lequel on crée des règles, dont tous les pays bénéficient. Je suis convaincu qu'on peut le faire dans un dialogue amical avec les Etats-Unis, parce que le problème qui nous est posé n'est celui de la politique, des dirigeants politiques américains, c'est celui de cette phénoménale énergie par rapport à laquelle il faut qu'on puisse s'organiser, et que si on pense à toutes les cultures du monde dont je vois - ne serait-ce que dans cette salle - la diversité - si on pense à toutes les cultures du monde et à toutes les identités qui veulent jouer leur rôle dans ce monde globalisé, au bout du compte, je suis optimiste, et j'ai confiance./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 09 novembre 2000).