Déclaration de M. Roger-Gérard Schwartzenberg, ministre de la recherche, sur le rapprochement de la science et de la société, notamment la recherche publique, l'information scientifique et le développement de la science citoyenne, Paris le 30 novembre 2000.

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Circonstance : Colloque international "Science et société" à la Sorbonne le 30 novembre 2000

Texte intégral

Comment rapprocher science et société, alors que celles-ci tendent aujourd'hui à s'éloigner l'une de l'autre ? Comment réduire cette distance, cet écart, qui tend à s'établir dans la plupart des pays européens ? Tel est l'objet du colloque international organisé à la Sorbonne ces 30 novembre et 1er décembre par le ministère de la Recherche dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.
Progressivement, l'on est passé du scientisme, de la confiance absolue dans la science, génératrice de progrès pour l'humanité, à une attitude ambivalente.
Certes, on continue d'apprécier les améliorations apportées à la vie quotidienne par les applications pratiques de la recherche. Mais, on appréhende aussi des risques, avec sa capacité nouvelle à modifier la matière, le monde vivant et même la nature humaine. D'où des interrogations, des doutes et des craintes, qui concernent surtout la santé, la sécurité alimentaire et l'environnement.
Ici et là, l'image du savant bienfaiteur de l'humanité, tel Louis Pasteur, commence à s'estomper. Avec presque un certain retour du mythe du Dr Frankenstein, du Prométhée moderne, qui défierait inconsidérément les lois de la nature. Parallèlement, une culture de l'irrationnel se développe, qui donne la priorité à l'émotion sur la raison, parfois en suscitant des peurs fantasmatiques.
Pour sortir de cette situation ambigüe, pour rapprocher science et société, il faut :
désanctuariser la science, pour rendre la science publique,
repolitiser la science, pour développer une science citoyenne,
détechnocratiser la science, pour avoir une science légitimement gouvernée.
Désanctuariser la science : pour une science publique
Pour rapprocher la science et la société, il faut rendre la science publique.
La science ne peut vivre isolée de la société. Repliée dans une tour d'ivoire ou dans une forteresse du savoir académique. Elle ne peut plus cultiver l'hermétisme et communiquer seulement avec un petit cercle d'initiés. Elle ne peut plus continuer de séparer le savoir et le faire-savoir.
Il faut améliorer la connaissance de la science par les citoyens. Le public doit pouvoir connaître les résultats de la recherche et se faire une opinion sur l'état des ses avancées.
Dans ce but, il faut renforcer le système d'évaluation de la recherche et sa publicité. Il faut développer la communication scientifique, afin que les chercheurs défendent publiquement leurs projets de recherche.
Surtout, il faut développer la culture scientifique et technique par tous les moyens disponibles : journaux et revues, émissions scientifiques sur les radios et les télévisions, films, expositions des musées scientifiques, festivals, journées portes ouvertes dans les universités et les organismes de recherche, "semaine de la Science", etc.
C'est l'objet même de la "Fête de la science", que le Ministère de la Recherche vient d'organiser du 16 au 22 octobre : créer un sentiment de proximité et de familiarité avec la science. Une science qui doit être proche de tous. Partout, dans toutes les régions et dans 700 communes, ont été organisées des rencontres entres les chercheurs et le public, des expositions, des ateliers scientifiques, des animations, des spectacles, des visites, des colloques, des cafés des sciences.
Tous les organismes de recherche, les universités, les écoles d'ingénieurs, les associations scientifiques ont participé à cette "Fête de la science", à cette opération qu'on aurait pu aussi dénommer "science partout, science pour tous".
La science doit aller à la rencontre du public et "descendre dans la rue". Elle doit être une science désanctuarisée. Elle doit être une science publique, une science vivante et conviviale. Bref, une science partagée par la société.
Repolitiser la science : pour une science citoyenne
Il importe que les citoyens se réapproprient les choix scientifiques et technologiques.
Nous devons développer une science citoyenne. Une science au contact direct des citoyens et de leurs interrogations.
Il faut rapprocher science et société. Il faut "repolitiser la science", c'est-à-dire lui faire retrouver sa place dans la Cité, dans le débat civique et politique. Comme il importe en démocratie.
La démocratie ne peut s'arrêter aux portes de la science et de la technologie. Les citoyens ne veulent plus qu'on évacue du débat politique ce qui relève des sciences et des techniques. Ils veulent avoir leur mot à dire. Bref, ils veulent davantage de démocratie.
Que vaudrait une démocratie qui débattrait de l'accessoire et ferait silence sur l'essentiel ? Aujourd'hui, les politiques sont perçus comme concentrant leur attention et leurs discours sur des questions qui paraissent mineures à nos concitoyens, comme l'a montré la très faible participation au référendum sur la quinquennat.
En revanche, l'attention de nos concitoyens se porte très légitimement vers des questions essentielles comme les applications de la génomique et de la post-génomique, les thérapies géniques et cellulaires, les recherches sur les cellules souches embryonnaires, l'ESB et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, les OGM, l'effet de serre ou le devenir des déchets radioactifs.
Mieux se soigner, mieux s'alimenter, mieux vivre en sécurité : ce sont les enjeux et les défis auxquels la recherche est confrontée et auxquels il faut faire participer nos concitoyens. Sans cela, le débat démocratique serait incomplet ou "décalé" par rapport aux véritables préoccupations de chacun.
Pour que la science redevienne citoyenne, il faut établir le tryptique information-débat-décision. Ce qui est en jeu, c'est le droit de savoir et de débattre, pour disposer du pouvoir de décider.
Nos concitoyens doivent être pleinement et loyalement informés des avancées, mais aussi des incertitudes de la recherche scientifique, pleinement et loyalement informés de ses enjeux.
63 % des personnes sondées par la SOFRES en novembre 2000 ne s'estiment "pas suffisamment informées sur les découvertes scientifiques". Ce pourcentage monte même à 74 % chez les 18-24 ans.
D'où vient ce déficit d'information ? Des médias, surtout audiovisuels. "Diriez-vous qu'il y a suffisamment ou pas suffisamment d'information scientifiques ?". Pour la presse écrite, la réponse est presque équilibrée : "suffisamment" : 44 %, "pas suffisamment" 42 %. En revanche, pour la télévision et la radio, la réponse "pas suffisamment" l'emporte très nettement avec respectivement 62 % et 58 %.
Enfin, les sondés estiment que les médias en général rendent plutôt mal compte des découvertes scientifiques (47 %), des applications pratiques des innovations scientifiques (51 %) et des sujets sur lesquels les chercheurs travaillent (60 %).
Ce désir de connaissance, cette volonté d'être informé et de disposer du droit de savoir se heurte donc à une fonction d'information scientifique mal assurée par les médias, surtout audiovisuels.
Je souhaite que les dirigeants des grands médias audiovisuels s'interrogent face à ces réponses et exercent mieux leurs responsabilités, en cessant de réduire la science à la portion congrue dans leurs programmes. Je souhaite aussi que le CSA, notamment à travers les cahiers des charges des sociétés audiovisuelles, engage celles-ci à assurer effectivement l'information scientifique des téléspectateurs et auditeurs, surtout quand ils financent les chaînes de service public par la redevance.
Nos concitoyens doivent pouvoir débattre des choix scientifiques avec les chercheurs et avec les responsables politiques.
En réalité, la science est largement absente du débat public et des programmes politiques. Jaurès ou Mendès France parlaient de la science. Aujourd'hui, les responsables politiques n'en parlent plus guère.
Les enjeux scientifiques doivent faire leur entrée -ou plutôt leur retour- dans les programmes des partis politiques. Ceux-ci doivent sortir de leur mutisme sur ces sujets, sinon les crises à chaud, comme celle de la "vache folle" risquent de se multiplier. Dans l'urgence.
S'il y a aujourd'hui crise de la représentation et perte de confiance dans les institutions politiques, c'est notamment parce que le Parlement, qui devrait être le lieu naturel des grands débats de société, est parfois devenu le lieu de débats convenus et traditionnels, qui paraissent hors du temps présent.
Il appartient donc au Parlement de débattre davantage des choix scientifiques et technologiques, en organisant périodiquement des débats d'orientation qui leur soient spécifiquement consacrés.
Pour favoriser le développement du débat, l'on pourrait aussi s'inspirer des nouvelles formes de dialogue en usage au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Scandinavie : c'est-à-dire les "conférences de citoyens" ou les "conférences de consensus".
Ces nouvelles procédures de consultation et de discussion peuvent contribuer utilement au débat et à la prise de parole des citoyens. Une fois en possession de tous les éléments d'information, des citoyens ordinaires peuvent mener un dialogue de qualité avec les experts, poser à ceux-ci des questions judicieuses, émettre des jugements équilibrés et parvenir à un consensus raisonnable.
Une expérience de ce type a eu lieu en France à propos des OGM, à l'initiative de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui, d'ailleurs, produit des travaux de grande qualité.
Etre informés, pouvoir débattre et, enfin, participer à la décision. Soit par une révision constitutionnelle visant à élargir le champ du référendum. Soit par une nouvelle attitude des candidats et des partis politiques, qui inscriraient les choix scientifiques et technologiques dans les programmes qu'ils soumettent aux électeurs pour les législatives et les présidentielles, comme cela vient de se faire pour la campagne présidentielle américaine.
A cet égard, si l'on veut que les électeurs puissent ressaisir le pouvoir de décider sur ces enjeux, la campagne présidentielle et législative de 2002 devra faire une place nettement accrue aux grands choix scientifiques.
C'est le devoir des partis politiques, qui, sur ces sujets, paraissent aujourd'hui inopérants. "Pour empêcher la mise en uvre d'un choix scientifique qui vous paraît avoir des conséquences dangereuses pour l'homme ou la nature (par exemple dans le domaine de l'énergie, de l'alimentation ou de la santé), à quoi seriez vous prêt ? " ; signer une pétition (56 %), boycotter un produit (54 %), participer à une manifestation (42 %), réclamer un référendum (39 %), adhérer à une association (30 %) et, enfin, militer dans un parti politique : 5 % seulement.
Il est grand temps que les formations politiques réintègrent les enjeux scientifiques dans leur discours et leur projet.
La politique est l'affaire de chacun. Elle doit donc englober aussi la science, qui concerne chacun.
Notre démocratie est politique, sociale et économique. Elle doit devenir aussi une démocratie scientifique.
D'ailleurs, si la politique, si la sphère publique ne réinvestit pas la science, celle-ci sera dominée par le marché et régulée par ses seules lois.
La science a longtemps dépendu de l'Etat, mais elle repose de plus en plus sur des firmes privées. La recherche du profit à tout prix, coûte que coûte, renforce le risque d'une science non maîtrisée, obéissant à une autre logique que celle de l'intérêt général ou du bien public.
La logique productiviste, la loi du marché et du profit génèrent des risques : l'épizootie de la "vache folle " ou l'utilisation d'OGM sans s'interroger suffisamment au préalable sur leurs effets sur la sécurité alimentaire et l'environnement. De même, elle ignore les maladies " orphelines ", qui ne garantissent pas assez de clients potentiels à l'industrie pharmaceutique privée.
Là aussi, face à l'argent-roi, le réveil citoyen s'impose.
Détechnocratiser la science : pour une science gouvernée
Enfin, pour rapprocher science et société, il faut détechnocratiser la science pour établir une science légitimement gouvernée.
Il importe, en effet, de mieux définir les rapports entre experts et décideurs publics. Entre science et gouvernance.
Quelle doit-être la place de la science dans les choix publics dans la décision publique ?. Quel doit être le rôle de l'expertise dans le processus de décision ?
Aujourd'hui, les autorités publiques cherchent de plus en plus à fonder leurs décisions sur des avis scientifiques.
En soi, ce réflexe est positif. Il s'agit de décider en raison. En pleine connaissance de cause. En disposant d'informations scientifiques et technologiques précises et sûres. En bénéficiant d'avis éclairés.
Comment ces avis scientifiques peuvent-ils éclairer au mieux les choix publics ? L'expertise requiert à la fois compétence, indépendance et transparence.
Compétence, cela va de soi. Indépendance, car les experts doivent être libres et non assujettis aux autorités qui sollicitent leur avis, afin que ceux-ci soient objectifs et impartiaux. Transparence, enfin : ces avis doivent être rendus publics, pour garantir le droit de savoir, le droit à l'information des citoyens.
L'expertise est nécessaire, vu la complexité des données et des problèmes auxquels sont confrontés les gouvernants, qui ne peuvent être omniscients. Mais la consultation ne doit pas de substituer à la décision.
Dans un article des Echos du 8 novembre 2000, intitulé "Lettre ouverte d'un scientifique aux politique", Jean-Jacques Duby écrivait : "Ne nous demandez pas de prendre des décisions à votre place La mission des scientifiques est de dire l'état des connaissances. Vous pouvez éventuellement leur demander leur avis sur les conséquences des décisions que vous envisagez, mais c'est à vous, politiques, et à vous seuls, de décider.
Sinon vous demandez aux scientifiques de faire une chose pour laquelle ils n'ont pas été formés, à laquelle leur métier ne les a pas préparés, pour laquelle ils n'ont pas de légitimité."
Je partage pleinement cette analyse. La polysynodie scientifique, qui tend à se développer, parfois avec excès, avec la multiplication des conseils et comité de toutes sortes, ne doit pas signifier une fuite des gouvernants devant leurs responsabilités.
Faut-il rappeler quelques vérités d'évidence ? Les gouvernants doivent gouverner. Et, comme le rappelait Pierre Mendès France, "gouverner, c'est choisir". Les gouvernants ne doivent pas s'en remettre à autrui des grands choix à effectuer. Ils peuvent consulter, mais ils doivent décider. Ils doivent être décideurs.
Quand les décideurs publics ne décident plus eux-mêmes, les citoyens, dont ils sont les élus, ne comptent plus. Ils n'ont plus prise sur des problèmes qui les concernent pourtant au premier chef.
La science et la technologie modernes modifient -et parfois bouleversent- le quotidien de chacun et son avenir. Elles sont porteuses de changements profonds et parfois radicaux.
Ce changement doit être voulu et décidé. Il doit être choisi, consenti et non pas subi.
Les experts peuvent informer et éclairer les décideurs. Mais ils ne doivent pas décider à leur place.
Placés loin du terrain, privés de contacts directs avec les citoyens et non investis par ceux-ci, les experts, comme les technocrates, n'ont ni vocation ni légitimité à décider.
Il importe donc que les responsables politiques, issus du suffrage universel, ne se dessaisissent pas de leur pouvoir de décision et qu'ils ne délèguent pas aux experts les choix du futur.
Les experts peuvent éclairer l'avenir, mais ils ne peuvent pas le décider.
Bref, les experts ne doivent pas se voir déléguer la décision. Leur avis, doit être consultatif et les pouvoirs publics doivent se réserver la décision.
Le schéma doit être : consultation préalable de scientifiques, puis décision autonome du politique.
En démocratie, les choix ne peuvent donc être délégués aux experts. Et surtout pas les choix éthiques, qu sont essentiellement des choix politiques. Car que doit être la politique, sinon l'application de la morale à la conduite des sociétés ?
La science du XXIème siècle
Mesdames, Messieurs,
La science du XXIème siècle sera ce que nous la ferons. Ensemble. Ensemble, il nous appartient de choisir entre deux modèles de science.
Soit laisser les choses aller en suivant leur pente actuelle. Et nous aurons demain une science démédiatisée, décitoyennisée et déligitimée.
Soit réagir ensemble. Et nous pouvons bâtir pour le siècle qui vient une science publique, citoyenne et légitime.
Le choix appartient à tous. Il appartient aux ministres de la Recherche que nous sommes. Et il appartient aux citoyens que nous représentons et dont nous sommes les mandataires élus.
Si nous voulons rendre la science de nouveau proche de nos concitoyens, si vous voulons rétablir leur confiance dans l'aventure du savoir, si nous voulons restaurer leur foi dans le progrès scientifique et technologique à l'orée de 2001, il n'est que temps de réagir.
Le XXIème siècle est à nos portes. Il commence dans 31 jours. 31 jours pour tracer un nouveau chemin pour la science en Europe et dans le monde.
Ensemble, relevons ce défi. Ensemble, préparons l'avenir. Ensemble, dessinons une science nouvelle pour un siècle nouveau.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 5 décembre 2000)