Texte intégral
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers amis,
En ouvrant ce colloque, je veux dabord saluer lInstitut François Mitterrand et ceux qui laniment pour leur travail quotidien, intelligent et fidèle. Je veux aussi saluer la Fondation Nationale des Sciences politiques, celles et ceux qui vont participer à nos réunions ; cette maison est celle de la démocratie et de lhistoire qui se fait : vous êtes donc ici chez vous. Il y a un titre à nos rencontres, des intitulés aux tables rondes qui vont les rythmer et, dans chaque domaine de la politique du début des années 1980 que vous avez choisie pour lanalyser, des interventions ont été préparées par des spécialistes, des chercheurs et des savants. Votre initiative me paraît très heureuse car elle doit permettre de jeter le regard le plus objectif possible sur une période et des sur acteurs récents, alors quon ne le fait pas assez.
Parler de cette période, sans idolâtrie ni sectarisme, cest évidemment parler aussi de François Mitterrand dont le rôle fut tout à fait déterminant. Difficile de dresser un portrait du Mitterrand officiel sans évoquer lautre, celui qui respirait à pleins poumons une vie loin des palais, des décrets et des congrès, une vie dans laquelle il y avait surtout des arbres, des livres et des amitiés. Pour lavoir bien connu dans cette partie de son existence et avoir contribué, fut-ce modestement, à laction publique de ce temps, je puis peut-être ajouter aujourdhui mon sentiment, mon témoignage, à ceux qui ont déjà été présentés ailleurs ou seront présentés ici avec talent.
Mitterrand était lhomme de toutes les synthèses. A la manière des stèles funéraires dun tombeau antique, ses vies forment une sorte dempilement ordonné de destins. De même quon parle de « périodes » pour les grands peintres, sa vie fut ponctuée de variations dans les attitudes et les mots ; elle nen demeure pas moins cohérente, unifiée par une fidélité aux hommes et aux idées. Son parcours est donc à la fois limpide et dérangeant. Incompréhensible pour ceux qui le dévalent en direction opposée. Difficile à percevoir pour ceux qui ne comprennent pas que, à partir dune bourgeoisie de mérites et de talents, puisse surgir lavocat des plus démunis. De fait, cest un chemin assez peu fréquenté qui a conduit ce fils dune province où on oscillait entre Maurras et Mauriac à devenir le successeur des pères fondateurs du socialisme français. Lignorer, ce serait méconnaître loriginalité, ladjectif est faible, de sa personnalité.
Vous êtes, pour la plupart, des historiens. Vous nêtes donc pas réunis ici sous la bannière du syndicat des apothicaires. Des mérites et des travers du Président Mitterrand, on pourrait dresser le compte et les peser durant un tour de cadran. Je ne le ferai pas. Il est vrai que François Mitterrand jen témoigne - possédait un certain nombre de défauts et même quelques qualités. Pour certains, il fût un être remarquable. Pour ses ennemis, un personnage quil convenait de détester. Est-ce si étonnant pour un homme qui marqua un demi-siècle de vie publique, qui savait être rude et, blessé, rendre coup pour coup ? A linstar de De Gaulle, quoi de plus banal quil continue de déchaîner passions, adorations et détestations ?
A cet égard, je me méfie de lattitude fréquente qui consiste à tresser des louanges envers lhomme pour condamner le politique. On connaît cette pirouette qui absout le lecteur de Chardonne pour condamner lauteur du programme commun. Bref, des livres oui, deux septennats non ! Je conteste ce dédoublement. Je note dailleurs quà droite, certains qui lavaient ardemment attaqué, lui ont rendu un bel hommage par un soir démotion, même si on en revient récemment, semble-t-il, à davantage de véhémence. Il nest pas jusquà Gauche où certains procès ne commencent à sépuiser mais, je le constate, très progressivement -. Je gage que la rivière finira par retourner dans son lit.
Vous allez donc, au cours de ces journées, mener une discussion éclairée, vous livrer à une analyse systématique des actions, des gestes et des mots de celui qui donna souvent le « la » des années 1980. Ayant participé à cette période, puis-je faire état de quelques impressions sur Mitterrand et son action, qui seront souvent infra-scientifiques ?
Quittons, si vous le voulez bien, quelques minutes, cette Assemblée. Dans le silence, on entend les enfants dune famille nombreuse, unie, qui chahutent et qui rient, qui séclaboussent de leau dune rivière de Charente. Vient le collège et lapprentissage des humanités. Puis les cris indistincts dune jeunesse française qui, au milieu damis qui ne sont pas toujours ceux de la raison, dort chez les maristes et grandit au quartier latin. La fac de droit, sciences-po, le barreau. Munich, la guerre, la défaite. Au Stalag, le prisonnier fait lapprentissage de la survie et de la solidarité. On ne demande ni ses papiers ni son casier à celui qui, pour lappel, vous soutient devant les miradors. Mitterrand noubliera jamais ceux sur lesquels il a compté et ils savent quils pourront compter sur lui. Lhomme qui fuit sur les routes dAllemagne est fait ainsi : lamitié est son pays. De façon imprescriptible. Deux fois repris, la troisième sera la bonne. Le bourdonnement dun moteur. Cest un avion anglais qui, feux éteints, décolle vers Londres ou vers Alger. La dernière livraison des cahiers de lInstitut Mitterrand nous apprend, à linstigation précise de Jean Kahn qui sy connaît, que là où jadis on croyait au monomoteur de liaison il faut désormais voir un bombardier léger.
Bientôt il y aura des titres, des honneurs, des responsabilités et puis, avec la quarantaine, au moment où dautres se modèrent, renoncent et préparent leurs arrières, la rupture avec la facilité dune carrière déjà tracée. Le pouvoir qui se donne, ce pouvoir-là corrompt et asservit. Celui qui se conquiert, seul, mérite dêtre considéré. Lépoque est dure, les attaques rudes. Beaucoup de défis sont à relever. Dans le désert, beaucoup de mirages et peu doasis. Un jour candidat à lElysée, le lendemain traquenard ou faux pas à Charlety. Puis Epinay, les luttes, un parti à reconstruire, une Union à bâtir, un espoir à incarner. Cité Malesherbes, Place du Palais-Bourbon, rue de Solférino, des échecs, des contradictions, des oppositions. Quête
personnelle ? Engagement collectif ? Certainement les deux. Un mauvais loden, une casquette rabattue, une écharpe rouge, une modestie de gourmet frugal, une simplicité non travaillée, une force tranquille : au bout de ce chemin, pour lui et pour la Gauche, une défaite expiatoire et deux immenses victoires. Bref si je puis dire - quatorze ans de pouvoir pour sept ans d'ascension et vingt-cinq ans dopposition. Quelle anabase !
Pour autant, les succès nempêchent pas de douter de soi, de sentir le temps qui sécoule, la vie qui sen va et la mort qui vient. Il faut alors maîtriser le secret dune maladie et apprivoiser sa propre fin. Nous voilà à Vézelay, à Cluny, sur la grève de Belle-Île, au long des quais des bouquinistes ou près dune bergerie à Latché. Lorsque lhistorien se penche sur ces moments, il y entend, comme je lai moi-même souvent entendu, parler philosophie, religion, littérature, autant que politique. Lhomme qui marche avec une canne a toujours fait métier dintelligence et de culture. Dans cette France , tranquille, de civilité et de liberté, quil a contribué à forger, sa pensée nous ramène alors vers ses familles de cur ou de conviction, rue de Bièvre ou dans la Nièvre, vers une main mélangée à Verdun avec celle dHelmut Kohl, vers Georges Dayan, Pierre Bérégovoy, Gaston Defferre, vers Jarnac ou vers la chambre de lavenue Frédéric Le Play. Les plaisirs et les ombres, les lumières et les larmes, son parcours. « On pourra dire une messe ». En cinq mots, ite missa est.
Alors 1981-1984 ? 1981, jétais tout jeune Ministre du Budget, 1983 Ministre de la Recherche et de lIndustrie. Je peux porter témoignage de Mitterrand voulant réconcilier majorité sociale et majorité politique, gauche et gouvernement, pouvoir et changement. Mitterrand porté par un mouvement qui le dépassait sans doute, mais quil savait si bien animer et stimuler. Il est difficile de rappeler ce que fut la fête heureuse des premiers temps : une sorte de mondial avant la lettre, mais, ne loublions pas, pour une partie de la France seulement. On veut rembobiner le magnétoscope cérébral, les neurones ne reviennent jamais exactement au bon endroit. Sintercalent les cohabitations rageuses ou apaisées. Se mélange ce quon sait et ce quon a su. Dans ce bouleversement, des images fortes restent toutefois dans mon esprit, et je crois dans celui de beaucoup, qui font partie de cette « geste ». Les écrans du 10 mai laissant apparaître progressivement les traits de François Mitterrand ; la Bastille qui dansait ; lémotion en gravissant la montagne Sainte Geneviève entouré damis et danonymes ; la descente des Champs Elysées, avec Pierre Mauroy, dans la vieille SM de Georges Pompidou, laccolade à Pierre Mendès-France, la passation des pouvoirs avec un Valery Giscard dEstaing qui abandonne son fauteuil sous lil des caméras, la réception des corps constitués conduits par Jacques Chaban-Delmas, Alain Poher et Roger Frey, le premier conseil des ministres où nous nous regardions, comme étrangers, intimidés ; la traditionnelle photo sur le perron, deux marches derrière le Président. Cartables neufs, costumes convenables, la gauche navait pas gouverné depuis tant dannées ! Sauf Mitterrand, Defferre et Savary, nous étions en effet avec des responsabilités diverses une génération nouvelle de dirigeants, nous nous pinçions pour nous prouver que nous nétions pas des squatters. Autant dinstants qui appartiennent à lhistoire. Et qui nous semblaient alors un peu irréels.
Dinstants, mais aussi de sentiments. Deux ou trois fois par siècle, la Gauche était jusque là priée de nettoyer en quelque sorte les écuries puis, sa valise remballée, elle rejoignait les bancs de lopposition éternelle à laquelle elle était vouée. Aux conservateurs, les travaux ennuyeux et faciles. A la Gauche, les chantiers davenir, lespace dun été. « France de gauche, vote à droite », les meilleurs politologues nous avaient répété ce théorème du conservatisme toujours triomphant. Le Cartel, 1936, la Libération, Mendès-France : 1981 interrompt cette longue histoire des brèves victoires, des embrasements populaires vite étouffés. La possibilité de lalternative, la stratégie de lalternance deviennent alors et alors seulement des réalités. Grâce à Mitterrand et cest décisif - les choses pour la gauche vont pouvoir enfin durer. Parce que lalternance est inscrite dans les faits, parce quun parti solide sest hissé à la tête dune Gauche devenue incontournable dans le paysage institutionnel français ; parce quun horizon qui ne commençe pas en 1981 et ne finit pas en 1984 est tracé ; parce quune majorité plurielle avant lheure et, parfois, conflictuelle rassemble des partenaires de Gouvernement solidaires, même si certains, à intervalles réguliers, jouent au
« dehors-dedans » et, faute de consentir la clarification demandée, finissent par la
« participation sans soutien » puis par partir; parce quun long travail à chaque élection, scrutin après scrutin, a prouvé que les socialistes et leurs alliés pouvaient revendiquer plus de la moitié des suffrages; parce que, cela sétant produit une fois, les hautes eaux de notre influence furent désormais mesurables et que, demain, la chance resurgirait sans attendre 30 ans : ce fut une victoire davenir.
Grâce à cette victoire, il y eut en 1981-1984 des avancées décisives, vous y reviendrez au cours de ces journées, lextension des libertés, labolition de la peine capitale, la fin des tribunaux dexception, la décentralisation, linformation affranchie des lignes directes des ministres et de la hache des CRS qui avaient défoncé quelques mois auparavant la porte de
« radio riposte ». Il y eut le fil rouge de la construction européenne pour franchir le cap du millénaire et unifier le continent, cest-à-dire les véritables débuts de lEurope du 21ème siècle, qui doit beaucoup à la constance de Mitterrand. Davantage de loisirs aussi, davantage
même si ce fut trop peu - de justice sociale et de dignité dans le travail grâce à la retraite à 60 ans et à la 5ème semaine de congés payés. Il y eut la priorité à léducation et à la formation. La musique en fête, la culture à lhonneur et la fureur de lire comme drapeau. Une politique étrangère sappuyant sur Dehli, Dakar, Mexico et Le Caire, parlant à la Knesset et au Bundestag, entendue au Kremlin et à la Maison Blanche. Linflation aux oubliettes, la place aux industries du futur et la volonté dinvestir, dentreprendre, dinnover de la part de ceux qui étaient censés pourtant ne rien entendre à léconomie. Capitaux, brevets, marchés, beaucoup avait été anémié ; du retard sétait accumulé ; il fallut nationaliser. On le fit par nécessité, mais aussi, reconnaissons-le, par idéologie. Comme, quelques années plus tard, on privatisa, à nouveau par idéologie et pour doper les recettes ordinaires de lEtat. Par une ruse de lhistoire, partie de « lappropriation collective des moyens de production », la Gauche en accomplissant ce transfert facilita en réalité laggiornamento et la renaissance dun appareil industriel français mal en point. Autant de combats quil fallut alors engager. Aujourdhui, des choix à approfondir. Une ambition de reconquête industrielle et de démocratie sociale. La réconciliation des Français avec leurs entreprises. Partout, il fallait agir. A Rivoli, rue de Grenelle, chacun se retroussa les manches. Moi comme les autres.
Il y eut aussi des erreurs, des affrontements. Il aurait fallu mieux deviner les déchirements anciens que raviverait telle décision, loi imprudente ici, propos excessif là. Insuffisante prise en compte de lattachement des Français à la diversité de lécole et des maîtres au sacerdoce laïc qui est leur métier. Il aurait fallu, à un certain moment, mieux distinguer le changement et le tournis. Il aurait fallu, en permanence, mieux expliquer, mieux hiérarchiser, mieux associer. Il aurait fallu mieux comprendre que lopposition, pour certains de ceux qui la composaient, vivait sa défaite comme un nouvel exil et prenait ceux qui par leur seule présence incarnaient lalternance pour des usurpateurs ; que la majorité de ce fait ne devait pas être trop confiante, dominatrice ou aussi sûre delle-même.
Il y eut aussi, comment dire, des apprentissages. Relance en France, crise dans le monde, archétype du contrecycle. Et puis, 1 % pour la culture, 0,7 % pour laide au développement, tant pour cent pour la recherche, une loi programme pour la défense, davantage pour léducation, davantage pour le logement, davantage pour les prestations sociales, avec dans le même temps des déficits qui ne pouvaient pas sans cesse augmenter, des prélèvements obligatoires déjà lourds et une gauche que les marchés internationaux suspectaient : comment tenir les quatre coins ? Trente années despoir et dattentes avaient conduit à 110 propositions et à beaucoup plus de revendications. Toujours généreuses, souvent sympathiques, parfois contradictoires. Autant de contraintes quon nous fixait quand nous ne nous les fixions pas nous-mêmes. Jappelle cela le temps de la « surdétermination politique », caractéristique de nos années 80 et à laquelle conduisaient la masse de nos engagements et des attentes qui convergeaient vers nous.
Il aurait fallu mieux comprendre que la réforme obéit à son propre rythme, percevoir les limites du volontarisme, ajuster pour ne pas céder à la fatalité des enchaînements. Pendant longtemps, - et ce fut le cas en 1981 - la Gauche avait eu une conception de la promesse en politique qui sapparentait à une sorte de grille de loto : il y avait des cases de promesses, il fallait les remplir. Lentement, depuis la fin 1981 jusquà 1984, puis, en réfléchissant rétrospectivement à cette période, nous avons compris que le but dun gouvernement au service réel du peuple nétait pas de cocher toutes les cases du catalogue des possibles, mais de rendre les gens plus heureux, daméliorer leur sort par des dispositions que nous avions annoncées, et par dautres qui nétaient pas initialement prévues, de sadapter sans dogmatisme et de préparer le futur.
Attention ! toute une série de projets virent à ce moment le jour et ce fût le socle de notre réussite. Cest sur ce capital de confiance, même si certaines mesures étaient discutables, que nous pûmes avancer avec la confiance des syndicats et de lopinion pour travailler à la modernisation du pays. Année après année, après ce tournant intellectuel qui nous fit juger, en réalité dès la fin 1981, quil fallait non pas renoncer à nos engagements au profit dautres mesures, mais prendre dautres mesures justement pour tenir nos engagements, le programme fut dans lensemble plutôt respecté. Le début, même sil comporta des excès, fut dune certaine façon la condition de la suite. La mise en perspective, fixer un point sur lhorizon et dire « cest là quensemble nous irons », était plus important que la répétition à linfini de discours, aussi chaleureux soient-ils, dont la limite de validité ne dépassait pas quelques mois.
Mesdames, Messieurs, chers amis, ces temps étaient militants, épiques, un peu désordonnés aussi. Le monde était multipolaire et incertain. Pourtant il y avait au cur de la pensée, du rêve de François Mitterrand, aussi pragmatique quil fut, un projet, « changer la vie » qui donne son titre à ce colloque, pour préparer un avenir meilleur, rassembler, dépasser les vieilles querelles, chercher à réconcilier les Français avec eux-mêmes et aller plus loin.
« Changer la vie » ? Je nai pas défaut de mémoire et de temps les éléments qui mauraient permis sans doute de retrouver des développements de François Mitterrand sur ce concept. Je soutiendrai volontiers quil est à la fois très révélateur de la volonté mitterrandienne, du bilan quon peut dresser de cette période, et que, dune certaine façon, Mitterrand lui-même sen serait défié et aurait invité lhistorien à partager son doute. Dans « changer la vie », il y a bien la volonté individuelle et collective farouche qui définit le projet politique mitterrandien ; il y a linsistance sur lobjectif le progrès sous toutes ses formes qui synthétise son ambition ; il y a la conviction que dans tout homme existe ce quil appelait souvent une pointe de diamant et que cest ce meilleur là quil faut faire jaillir par une action en profondeur sur les structures économiques et sociales. Et il est vrai que 1981-1984 et la suite aura permis, pour ne parler que des Français, à beaucoup daccéder à la culture et à léducation, à la retraite ce qui pour certains signifiait « simplement » plusieurs années de vie, à la sécurité du revenu, daccéder définitivement à lEurope, donc à la sécurité, de se débarrasser, fut-ce après un dernier spasme, de la querelle scolaire et à la France dêtre plus profondément apaisée. Mais, en même temps, on ne change jamais totalement de lextérieur une vie et Mitterrand aurait ajouté « heureusement ». Parce quil se méfiait des apprentis sorciers ; parce que lhomme et la femme sont de quelque part et que cette appartenance les marquera toujours ; parce que la politique peut et doit prétendre transformer certaines conditions de la vie, mais pas la vie elle-même ; parce que si on doit devenir ce que lon est, on ne devient que ce que lon est. Quant au bilan politique densemble, convenons que, malgré les transformations intervenues au cours de cette période, beaucoup finalement naura pas changé, dans les structures, dans les mentalités, dans les forces en place, dans les résultats. Oui, changer la vie est un étalon de jugement pertinent, mais le jugement ne peut pas être simple, encore moins simpliste, il doit être bivalent, donc typique de Mitterrand.
Jai employé un peu plus haut à dessein, le mot « rêve » pour qualifier ce parcours avec ce quil comporte de magnifique et de nécessairement décevant, parce que ce fut une dimension importante de la période. Un jour, bavardant avec une électrice âgée au sujet de ces années et au sujet de François Mitterrand, elle me confia ceci que je garde à lesprit : « Des critiques bien sûr, des erreurs certainement, mais il y eut aussi beaucoup de bonnes choses, et puis, François Mitterrand, il nous a fait rêver ! » Elle avait raison. Le rêve, le « changer la vie », fut une dimension essentielle. Ce nétait pas quune utopie. Il y avait, au soleil de 1981, des repères, des étapes, des réformes pour parvenir à une société meilleure.
Le recul nous manque sans doute encore pour voir toutes les lumières et les ombres, ce que François Mitterrand, entre 1981 et 1984, a apporté. Pour moi il fût un homme dEtat aimant passionnément son pays et lEurope, un homme de gauche et de gouvernement qui, toutes scories traitées, prendra place avec son vieux rival, De Gaulle, au premier rang de la deuxième moitié du siècle, un homme que beaucoup aimaient et admiraient et qui, pour sa mort et sa vie, mérite une analyse juste. Nous ne fûmes, nous, que des acteurs. Cette analyse juste, nous lattendons de vous, Mesdames et Messieurs les historiens.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr)
En ouvrant ce colloque, je veux dabord saluer lInstitut François Mitterrand et ceux qui laniment pour leur travail quotidien, intelligent et fidèle. Je veux aussi saluer la Fondation Nationale des Sciences politiques, celles et ceux qui vont participer à nos réunions ; cette maison est celle de la démocratie et de lhistoire qui se fait : vous êtes donc ici chez vous. Il y a un titre à nos rencontres, des intitulés aux tables rondes qui vont les rythmer et, dans chaque domaine de la politique du début des années 1980 que vous avez choisie pour lanalyser, des interventions ont été préparées par des spécialistes, des chercheurs et des savants. Votre initiative me paraît très heureuse car elle doit permettre de jeter le regard le plus objectif possible sur une période et des sur acteurs récents, alors quon ne le fait pas assez.
Parler de cette période, sans idolâtrie ni sectarisme, cest évidemment parler aussi de François Mitterrand dont le rôle fut tout à fait déterminant. Difficile de dresser un portrait du Mitterrand officiel sans évoquer lautre, celui qui respirait à pleins poumons une vie loin des palais, des décrets et des congrès, une vie dans laquelle il y avait surtout des arbres, des livres et des amitiés. Pour lavoir bien connu dans cette partie de son existence et avoir contribué, fut-ce modestement, à laction publique de ce temps, je puis peut-être ajouter aujourdhui mon sentiment, mon témoignage, à ceux qui ont déjà été présentés ailleurs ou seront présentés ici avec talent.
Mitterrand était lhomme de toutes les synthèses. A la manière des stèles funéraires dun tombeau antique, ses vies forment une sorte dempilement ordonné de destins. De même quon parle de « périodes » pour les grands peintres, sa vie fut ponctuée de variations dans les attitudes et les mots ; elle nen demeure pas moins cohérente, unifiée par une fidélité aux hommes et aux idées. Son parcours est donc à la fois limpide et dérangeant. Incompréhensible pour ceux qui le dévalent en direction opposée. Difficile à percevoir pour ceux qui ne comprennent pas que, à partir dune bourgeoisie de mérites et de talents, puisse surgir lavocat des plus démunis. De fait, cest un chemin assez peu fréquenté qui a conduit ce fils dune province où on oscillait entre Maurras et Mauriac à devenir le successeur des pères fondateurs du socialisme français. Lignorer, ce serait méconnaître loriginalité, ladjectif est faible, de sa personnalité.
Vous êtes, pour la plupart, des historiens. Vous nêtes donc pas réunis ici sous la bannière du syndicat des apothicaires. Des mérites et des travers du Président Mitterrand, on pourrait dresser le compte et les peser durant un tour de cadran. Je ne le ferai pas. Il est vrai que François Mitterrand jen témoigne - possédait un certain nombre de défauts et même quelques qualités. Pour certains, il fût un être remarquable. Pour ses ennemis, un personnage quil convenait de détester. Est-ce si étonnant pour un homme qui marqua un demi-siècle de vie publique, qui savait être rude et, blessé, rendre coup pour coup ? A linstar de De Gaulle, quoi de plus banal quil continue de déchaîner passions, adorations et détestations ?
A cet égard, je me méfie de lattitude fréquente qui consiste à tresser des louanges envers lhomme pour condamner le politique. On connaît cette pirouette qui absout le lecteur de Chardonne pour condamner lauteur du programme commun. Bref, des livres oui, deux septennats non ! Je conteste ce dédoublement. Je note dailleurs quà droite, certains qui lavaient ardemment attaqué, lui ont rendu un bel hommage par un soir démotion, même si on en revient récemment, semble-t-il, à davantage de véhémence. Il nest pas jusquà Gauche où certains procès ne commencent à sépuiser mais, je le constate, très progressivement -. Je gage que la rivière finira par retourner dans son lit.
Vous allez donc, au cours de ces journées, mener une discussion éclairée, vous livrer à une analyse systématique des actions, des gestes et des mots de celui qui donna souvent le « la » des années 1980. Ayant participé à cette période, puis-je faire état de quelques impressions sur Mitterrand et son action, qui seront souvent infra-scientifiques ?
Quittons, si vous le voulez bien, quelques minutes, cette Assemblée. Dans le silence, on entend les enfants dune famille nombreuse, unie, qui chahutent et qui rient, qui séclaboussent de leau dune rivière de Charente. Vient le collège et lapprentissage des humanités. Puis les cris indistincts dune jeunesse française qui, au milieu damis qui ne sont pas toujours ceux de la raison, dort chez les maristes et grandit au quartier latin. La fac de droit, sciences-po, le barreau. Munich, la guerre, la défaite. Au Stalag, le prisonnier fait lapprentissage de la survie et de la solidarité. On ne demande ni ses papiers ni son casier à celui qui, pour lappel, vous soutient devant les miradors. Mitterrand noubliera jamais ceux sur lesquels il a compté et ils savent quils pourront compter sur lui. Lhomme qui fuit sur les routes dAllemagne est fait ainsi : lamitié est son pays. De façon imprescriptible. Deux fois repris, la troisième sera la bonne. Le bourdonnement dun moteur. Cest un avion anglais qui, feux éteints, décolle vers Londres ou vers Alger. La dernière livraison des cahiers de lInstitut Mitterrand nous apprend, à linstigation précise de Jean Kahn qui sy connaît, que là où jadis on croyait au monomoteur de liaison il faut désormais voir un bombardier léger.
Bientôt il y aura des titres, des honneurs, des responsabilités et puis, avec la quarantaine, au moment où dautres se modèrent, renoncent et préparent leurs arrières, la rupture avec la facilité dune carrière déjà tracée. Le pouvoir qui se donne, ce pouvoir-là corrompt et asservit. Celui qui se conquiert, seul, mérite dêtre considéré. Lépoque est dure, les attaques rudes. Beaucoup de défis sont à relever. Dans le désert, beaucoup de mirages et peu doasis. Un jour candidat à lElysée, le lendemain traquenard ou faux pas à Charlety. Puis Epinay, les luttes, un parti à reconstruire, une Union à bâtir, un espoir à incarner. Cité Malesherbes, Place du Palais-Bourbon, rue de Solférino, des échecs, des contradictions, des oppositions. Quête
personnelle ? Engagement collectif ? Certainement les deux. Un mauvais loden, une casquette rabattue, une écharpe rouge, une modestie de gourmet frugal, une simplicité non travaillée, une force tranquille : au bout de ce chemin, pour lui et pour la Gauche, une défaite expiatoire et deux immenses victoires. Bref si je puis dire - quatorze ans de pouvoir pour sept ans d'ascension et vingt-cinq ans dopposition. Quelle anabase !
Pour autant, les succès nempêchent pas de douter de soi, de sentir le temps qui sécoule, la vie qui sen va et la mort qui vient. Il faut alors maîtriser le secret dune maladie et apprivoiser sa propre fin. Nous voilà à Vézelay, à Cluny, sur la grève de Belle-Île, au long des quais des bouquinistes ou près dune bergerie à Latché. Lorsque lhistorien se penche sur ces moments, il y entend, comme je lai moi-même souvent entendu, parler philosophie, religion, littérature, autant que politique. Lhomme qui marche avec une canne a toujours fait métier dintelligence et de culture. Dans cette France , tranquille, de civilité et de liberté, quil a contribué à forger, sa pensée nous ramène alors vers ses familles de cur ou de conviction, rue de Bièvre ou dans la Nièvre, vers une main mélangée à Verdun avec celle dHelmut Kohl, vers Georges Dayan, Pierre Bérégovoy, Gaston Defferre, vers Jarnac ou vers la chambre de lavenue Frédéric Le Play. Les plaisirs et les ombres, les lumières et les larmes, son parcours. « On pourra dire une messe ». En cinq mots, ite missa est.
Alors 1981-1984 ? 1981, jétais tout jeune Ministre du Budget, 1983 Ministre de la Recherche et de lIndustrie. Je peux porter témoignage de Mitterrand voulant réconcilier majorité sociale et majorité politique, gauche et gouvernement, pouvoir et changement. Mitterrand porté par un mouvement qui le dépassait sans doute, mais quil savait si bien animer et stimuler. Il est difficile de rappeler ce que fut la fête heureuse des premiers temps : une sorte de mondial avant la lettre, mais, ne loublions pas, pour une partie de la France seulement. On veut rembobiner le magnétoscope cérébral, les neurones ne reviennent jamais exactement au bon endroit. Sintercalent les cohabitations rageuses ou apaisées. Se mélange ce quon sait et ce quon a su. Dans ce bouleversement, des images fortes restent toutefois dans mon esprit, et je crois dans celui de beaucoup, qui font partie de cette « geste ». Les écrans du 10 mai laissant apparaître progressivement les traits de François Mitterrand ; la Bastille qui dansait ; lémotion en gravissant la montagne Sainte Geneviève entouré damis et danonymes ; la descente des Champs Elysées, avec Pierre Mauroy, dans la vieille SM de Georges Pompidou, laccolade à Pierre Mendès-France, la passation des pouvoirs avec un Valery Giscard dEstaing qui abandonne son fauteuil sous lil des caméras, la réception des corps constitués conduits par Jacques Chaban-Delmas, Alain Poher et Roger Frey, le premier conseil des ministres où nous nous regardions, comme étrangers, intimidés ; la traditionnelle photo sur le perron, deux marches derrière le Président. Cartables neufs, costumes convenables, la gauche navait pas gouverné depuis tant dannées ! Sauf Mitterrand, Defferre et Savary, nous étions en effet avec des responsabilités diverses une génération nouvelle de dirigeants, nous nous pinçions pour nous prouver que nous nétions pas des squatters. Autant dinstants qui appartiennent à lhistoire. Et qui nous semblaient alors un peu irréels.
Dinstants, mais aussi de sentiments. Deux ou trois fois par siècle, la Gauche était jusque là priée de nettoyer en quelque sorte les écuries puis, sa valise remballée, elle rejoignait les bancs de lopposition éternelle à laquelle elle était vouée. Aux conservateurs, les travaux ennuyeux et faciles. A la Gauche, les chantiers davenir, lespace dun été. « France de gauche, vote à droite », les meilleurs politologues nous avaient répété ce théorème du conservatisme toujours triomphant. Le Cartel, 1936, la Libération, Mendès-France : 1981 interrompt cette longue histoire des brèves victoires, des embrasements populaires vite étouffés. La possibilité de lalternative, la stratégie de lalternance deviennent alors et alors seulement des réalités. Grâce à Mitterrand et cest décisif - les choses pour la gauche vont pouvoir enfin durer. Parce que lalternance est inscrite dans les faits, parce quun parti solide sest hissé à la tête dune Gauche devenue incontournable dans le paysage institutionnel français ; parce quun horizon qui ne commençe pas en 1981 et ne finit pas en 1984 est tracé ; parce quune majorité plurielle avant lheure et, parfois, conflictuelle rassemble des partenaires de Gouvernement solidaires, même si certains, à intervalles réguliers, jouent au
« dehors-dedans » et, faute de consentir la clarification demandée, finissent par la
« participation sans soutien » puis par partir; parce quun long travail à chaque élection, scrutin après scrutin, a prouvé que les socialistes et leurs alliés pouvaient revendiquer plus de la moitié des suffrages; parce que, cela sétant produit une fois, les hautes eaux de notre influence furent désormais mesurables et que, demain, la chance resurgirait sans attendre 30 ans : ce fut une victoire davenir.
Grâce à cette victoire, il y eut en 1981-1984 des avancées décisives, vous y reviendrez au cours de ces journées, lextension des libertés, labolition de la peine capitale, la fin des tribunaux dexception, la décentralisation, linformation affranchie des lignes directes des ministres et de la hache des CRS qui avaient défoncé quelques mois auparavant la porte de
« radio riposte ». Il y eut le fil rouge de la construction européenne pour franchir le cap du millénaire et unifier le continent, cest-à-dire les véritables débuts de lEurope du 21ème siècle, qui doit beaucoup à la constance de Mitterrand. Davantage de loisirs aussi, davantage
même si ce fut trop peu - de justice sociale et de dignité dans le travail grâce à la retraite à 60 ans et à la 5ème semaine de congés payés. Il y eut la priorité à léducation et à la formation. La musique en fête, la culture à lhonneur et la fureur de lire comme drapeau. Une politique étrangère sappuyant sur Dehli, Dakar, Mexico et Le Caire, parlant à la Knesset et au Bundestag, entendue au Kremlin et à la Maison Blanche. Linflation aux oubliettes, la place aux industries du futur et la volonté dinvestir, dentreprendre, dinnover de la part de ceux qui étaient censés pourtant ne rien entendre à léconomie. Capitaux, brevets, marchés, beaucoup avait été anémié ; du retard sétait accumulé ; il fallut nationaliser. On le fit par nécessité, mais aussi, reconnaissons-le, par idéologie. Comme, quelques années plus tard, on privatisa, à nouveau par idéologie et pour doper les recettes ordinaires de lEtat. Par une ruse de lhistoire, partie de « lappropriation collective des moyens de production », la Gauche en accomplissant ce transfert facilita en réalité laggiornamento et la renaissance dun appareil industriel français mal en point. Autant de combats quil fallut alors engager. Aujourdhui, des choix à approfondir. Une ambition de reconquête industrielle et de démocratie sociale. La réconciliation des Français avec leurs entreprises. Partout, il fallait agir. A Rivoli, rue de Grenelle, chacun se retroussa les manches. Moi comme les autres.
Il y eut aussi des erreurs, des affrontements. Il aurait fallu mieux deviner les déchirements anciens que raviverait telle décision, loi imprudente ici, propos excessif là. Insuffisante prise en compte de lattachement des Français à la diversité de lécole et des maîtres au sacerdoce laïc qui est leur métier. Il aurait fallu, à un certain moment, mieux distinguer le changement et le tournis. Il aurait fallu, en permanence, mieux expliquer, mieux hiérarchiser, mieux associer. Il aurait fallu mieux comprendre que lopposition, pour certains de ceux qui la composaient, vivait sa défaite comme un nouvel exil et prenait ceux qui par leur seule présence incarnaient lalternance pour des usurpateurs ; que la majorité de ce fait ne devait pas être trop confiante, dominatrice ou aussi sûre delle-même.
Il y eut aussi, comment dire, des apprentissages. Relance en France, crise dans le monde, archétype du contrecycle. Et puis, 1 % pour la culture, 0,7 % pour laide au développement, tant pour cent pour la recherche, une loi programme pour la défense, davantage pour léducation, davantage pour le logement, davantage pour les prestations sociales, avec dans le même temps des déficits qui ne pouvaient pas sans cesse augmenter, des prélèvements obligatoires déjà lourds et une gauche que les marchés internationaux suspectaient : comment tenir les quatre coins ? Trente années despoir et dattentes avaient conduit à 110 propositions et à beaucoup plus de revendications. Toujours généreuses, souvent sympathiques, parfois contradictoires. Autant de contraintes quon nous fixait quand nous ne nous les fixions pas nous-mêmes. Jappelle cela le temps de la « surdétermination politique », caractéristique de nos années 80 et à laquelle conduisaient la masse de nos engagements et des attentes qui convergeaient vers nous.
Il aurait fallu mieux comprendre que la réforme obéit à son propre rythme, percevoir les limites du volontarisme, ajuster pour ne pas céder à la fatalité des enchaînements. Pendant longtemps, - et ce fut le cas en 1981 - la Gauche avait eu une conception de la promesse en politique qui sapparentait à une sorte de grille de loto : il y avait des cases de promesses, il fallait les remplir. Lentement, depuis la fin 1981 jusquà 1984, puis, en réfléchissant rétrospectivement à cette période, nous avons compris que le but dun gouvernement au service réel du peuple nétait pas de cocher toutes les cases du catalogue des possibles, mais de rendre les gens plus heureux, daméliorer leur sort par des dispositions que nous avions annoncées, et par dautres qui nétaient pas initialement prévues, de sadapter sans dogmatisme et de préparer le futur.
Attention ! toute une série de projets virent à ce moment le jour et ce fût le socle de notre réussite. Cest sur ce capital de confiance, même si certaines mesures étaient discutables, que nous pûmes avancer avec la confiance des syndicats et de lopinion pour travailler à la modernisation du pays. Année après année, après ce tournant intellectuel qui nous fit juger, en réalité dès la fin 1981, quil fallait non pas renoncer à nos engagements au profit dautres mesures, mais prendre dautres mesures justement pour tenir nos engagements, le programme fut dans lensemble plutôt respecté. Le début, même sil comporta des excès, fut dune certaine façon la condition de la suite. La mise en perspective, fixer un point sur lhorizon et dire « cest là quensemble nous irons », était plus important que la répétition à linfini de discours, aussi chaleureux soient-ils, dont la limite de validité ne dépassait pas quelques mois.
Mesdames, Messieurs, chers amis, ces temps étaient militants, épiques, un peu désordonnés aussi. Le monde était multipolaire et incertain. Pourtant il y avait au cur de la pensée, du rêve de François Mitterrand, aussi pragmatique quil fut, un projet, « changer la vie » qui donne son titre à ce colloque, pour préparer un avenir meilleur, rassembler, dépasser les vieilles querelles, chercher à réconcilier les Français avec eux-mêmes et aller plus loin.
« Changer la vie » ? Je nai pas défaut de mémoire et de temps les éléments qui mauraient permis sans doute de retrouver des développements de François Mitterrand sur ce concept. Je soutiendrai volontiers quil est à la fois très révélateur de la volonté mitterrandienne, du bilan quon peut dresser de cette période, et que, dune certaine façon, Mitterrand lui-même sen serait défié et aurait invité lhistorien à partager son doute. Dans « changer la vie », il y a bien la volonté individuelle et collective farouche qui définit le projet politique mitterrandien ; il y a linsistance sur lobjectif le progrès sous toutes ses formes qui synthétise son ambition ; il y a la conviction que dans tout homme existe ce quil appelait souvent une pointe de diamant et que cest ce meilleur là quil faut faire jaillir par une action en profondeur sur les structures économiques et sociales. Et il est vrai que 1981-1984 et la suite aura permis, pour ne parler que des Français, à beaucoup daccéder à la culture et à léducation, à la retraite ce qui pour certains signifiait « simplement » plusieurs années de vie, à la sécurité du revenu, daccéder définitivement à lEurope, donc à la sécurité, de se débarrasser, fut-ce après un dernier spasme, de la querelle scolaire et à la France dêtre plus profondément apaisée. Mais, en même temps, on ne change jamais totalement de lextérieur une vie et Mitterrand aurait ajouté « heureusement ». Parce quil se méfiait des apprentis sorciers ; parce que lhomme et la femme sont de quelque part et que cette appartenance les marquera toujours ; parce que la politique peut et doit prétendre transformer certaines conditions de la vie, mais pas la vie elle-même ; parce que si on doit devenir ce que lon est, on ne devient que ce que lon est. Quant au bilan politique densemble, convenons que, malgré les transformations intervenues au cours de cette période, beaucoup finalement naura pas changé, dans les structures, dans les mentalités, dans les forces en place, dans les résultats. Oui, changer la vie est un étalon de jugement pertinent, mais le jugement ne peut pas être simple, encore moins simpliste, il doit être bivalent, donc typique de Mitterrand.
Jai employé un peu plus haut à dessein, le mot « rêve » pour qualifier ce parcours avec ce quil comporte de magnifique et de nécessairement décevant, parce que ce fut une dimension importante de la période. Un jour, bavardant avec une électrice âgée au sujet de ces années et au sujet de François Mitterrand, elle me confia ceci que je garde à lesprit : « Des critiques bien sûr, des erreurs certainement, mais il y eut aussi beaucoup de bonnes choses, et puis, François Mitterrand, il nous a fait rêver ! » Elle avait raison. Le rêve, le « changer la vie », fut une dimension essentielle. Ce nétait pas quune utopie. Il y avait, au soleil de 1981, des repères, des étapes, des réformes pour parvenir à une société meilleure.
Le recul nous manque sans doute encore pour voir toutes les lumières et les ombres, ce que François Mitterrand, entre 1981 et 1984, a apporté. Pour moi il fût un homme dEtat aimant passionnément son pays et lEurope, un homme de gauche et de gouvernement qui, toutes scories traitées, prendra place avec son vieux rival, De Gaulle, au premier rang de la deuxième moitié du siècle, un homme que beaucoup aimaient et admiraient et qui, pour sa mort et sa vie, mérite une analyse juste. Nous ne fûmes, nous, que des acteurs. Cette analyse juste, nous lattendons de vous, Mesdames et Messieurs les historiens.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr)