Article de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, dans "La Revue de la CFDT",de décembre 2000, sur la fraternité, notamment dans l'histoire du syndicalisme et l'organisation de la CFDT.

Prononcé le 1er décembre 2000

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Texte intégral

La CFDT cherche à construire une société et une Europe sociale plus juste favorisant l'émancipation collective et individuelle. Quelle place tient la fraternité dans ce projet et dans l'histoire de l'organisation ?
A l'aube du troisième millénaire, l'an 2000 s'est inscrit sous les auspices de la fraternité. Ce troisième terme de la devise de notre République écrite sur les frontons des mairies a retrouvé une nouvelle aura. Dès 1848, Félix Pyat avait fort bien annoncé qu'elle était: "le plus illimité des principes républicains [], le contrepoids de l'égoïsme. Celui-ci dit: "chacun pour soi." La fraternité dit: "chacun pour tous.""
À bien des égards, la fraternité est cet antidote qui nous préserve des déviations potentielles des deux autres termes de la trilogie républicaine: elle est le contrepoids à la fois d'une liberté individuelle mise au pinacle, source de désagrégation sociale et d'une référence égalitaire qui peut nourrir de redoutables mirages d'unification sociale. En ce sens, elle nous rappelle en permanence au concret et au réalisme face aux pièges des mots, y compris lorsqu'ils incarnent des valeurs. []
À ce titre, la fraternité charpente la recherche de relations sociales renouvelées et d'une cohésion sociale. Ce n'est donc pas un hasard si elle réapparaît dans le dernier quart de siècle, au moment où une mutation profonde a fait resurgir, avec le chômage de masse, le spectre de la pauvreté et de l'exclusion dans des sociétés pourtant riches.
De par son histoire, la CFDT avait de bonnes raisons d'en faire une de ses références. Ne réunissait-elle pas en une même expérience deux des sources idéologiques essentielles de la fraternité: la chrétienne et celle du mouvement ouvrier. Conjuguées, enrichies l'une par l'autre, elles auraient pu s'affirmer, à l'occasion de la déconfessionnalisation de 1964, en une fraternité laïcisée, valeur du syndicalisme CFDT. Il n'en est rien, puisqu'elle disparaît précisément à ce moment-là du vocabulaire de la CFDT, ne survivant guère que dans le rituel "salut fraternel" aux délégations étrangères.
Du nécessaire couplage solidarité-fraternité
Cette mise à l'écart durable par la CFDT de l'usage de ce mot peut s'expliquer par un double rejet. Elle est un moyen de prendre ses distances avec son passé chrétien et en même temps une façon de marquer un écart avec la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier - de "la fraternité ou la mort" -, encore incarnée à cette époque par la CGT et le PCF.
Contraint de se construire de manière autonome et dans le conflit avec ses "frères de classe", le syndicalisme CFDT d'alors se dit plus facilement solidaire que fraternel. Comment se dire "fraternel" quand domine une vive compétition sur le terrain? Alors même que les uns et les autres cherchent à s'appuyer sur une solidarité sociale de condition, ce serait céder à un mirage unitaire sentimental et factice. []
En se réinterrogeant aujourd'hui sur la fraternité, la CFDT tire le bilan d'une période où la référence dominante à la valeur de solidarité a montré ses limites. Les germes s'en sont dissous avec la montée de l'individualisme et la diversification du salariat. La croyance en une solidarité naturelle des salariés entre eux s'est effondrée: le mythe de la fraternité spontanée des travailleurs aux niveaux national et mondial a implosé.
Les visions de l'intérêt des salariés se sont affirmées plus que jamais contradictoires: la division présente du syndicalisme français en témoigne, même si elle a des aspects caricaturaux et archaïsants. Lorsqu'en 1995, la CFDT adopte "le parti pris de la solidarité", elle s'oblige à la construire. Par là même, elle se contraint à se réapproprier la fraternité, ferment actif et conscient d'une solidarité effective, permettant de tisser des liens d'égalité réelle entre les individus et les groupes. Vouloir redéfinir dans nos sociétés un contrat social collectivement et consciemment porté par les acteurs - qu'il s'agisse des personnes ou des collectifs organisés - suppose de repenser l'articulation entre solidarité et fraternité. Dans ce couplage, la référence à la fraternité introduit, sous diverses formes, la notion d'intérêt collectif construit volontairement.
Depuis le début de son histoire, le syndicalisme entretient un lien étroit avec la fraternité de travail, de métier dans l'atelier et l'entreprise, cette camaraderie du tutoiement et de tous les rites qui font du lieu de travail un lieu de sociabilité. Même s'il ne faut pas idéaliser - pensons aux rivalités et aux chasses gardées -, évoquer la fraternité de travail, c'est se situer aux antipodes de l'individualisme, c'est rappeler les bases d'un sentiment collectif et d'une aventure commune. C'est donner un point d'appui à une ambition et à une pratique de la transformation sociale. Loin d'être une valeur molle, la fraternité implique la réaffirmation d'un idéal de régulation des conflits - aussi fructueux qu'inévitables - en surmontant les contradictions qui affectent la coexistence de la liberté et de l'égalité. []
L'action collective, sous ses différentes formes, avec des intensités variables, recèle une puissance d'émotion et de sentiment fraternel qui marque les souvenirs. Les ambiances des mouvements sociaux - petits ou grands - qu'il s'agisse de grèves, de rassemblements, de congrès, ont souvent à voir au-delà des liens de la fraternité de combat avec le temps et l'espace de la fête. J'évoque ces instants de fraternisation où les langues se délient, les mains se tendent, les fausses pudeurs se brisent, ces moments où l'on jouit des résultats obtenus. Même si ces périodes fortes comportent toujours le risque de basculer dans le fusionnel de la foule, dans une fraternité étriquée, parce que refermée sur elle-même, voire dévoyée, quel syndicaliste n'en a pas été durablement marqué?
Lorsque nos résolutions de congrès évoquent l'ambition et la pratique de la transformation sociale, elles postulent l'espoir de la construction d'une société, certes plus solidaire, mais aussi plus fraternelle. Dans ce "plus fraternelle" se loge un profond désir de reconnaissance et de dignité, étroitement imbriqué à la condition ouvrière et salariale face à l'exploitation et à la domination dans le travail et la production. Ce qui veut dire que la valeur du travail est remodelée par l'action syndicale pour devenir "un instrument de fraternité et non de domination et de puissance" (A. Lachieze-Rey).
L'esprit de fraternité pour une émancipation individuelle et collective
Émancipation et promotion individuelles et collectives, voilà des expressions clés de la pratique syndicale CFDT: il s'agit de donner à tous le désir et la possibilité d'assumer des responsabilités de maître d'uvre. C'était bien le sens du projet de Fernand Pelloutier, "une société d'hommes fiers et libres", conscients des objectifs poursuivis. Or, cette exigence me paraît au cur d'une société inspirée de la fraternité. Le syndicalisme est un moyen d'échapper aux conditionnements sociaux: il ne sépare pas l'émancipation collective du salariat de l'accomplissement personnel des individus qui le composent. Droits et devoirs individuels sont indissociables des droits et devoirs collectifs.
Il y a un lien étroit entre fin et moyens. On ne transforme pas une société, on ne s'émancipe pas collectivement en consacrant l'essentiel de son énergie à demander à l'État, aux patrons, ou aux élus politiques, sans jamais prendre sa part dans la gestion des problèmes, sans créer des outils collectifs pour s'éduquer, s'exprimer, transmettre, avoir des relations. La fraternité est à construire dans une société civile complexe et multiforme. Elle suppose des corps intermédiaires, collectifs représentatifs, organisés démocratiquement, capables de débattre, d'argumenter, d'expérimenter, de contractualiser entre eux ou avec l'État.
D'où une triple question. Celle qui interroge l'État sur la recomposition d'une vie démocratique renforçant la place des acteurs collectifs de la société. Celle, posée aux employeurs, de reconnaître l'organisation des salariés dans leurs syndicats. Celle, adressée à toute la société, de la reconstruction de temps de vie collective: famille, quartiers et cités, syndicats, associations, partis politiques, où puissent s'élaborer effectivement des pratiques participatives.
Parallèlement, l'esprit de fraternité implique - aux antipodes de la manipulation grégaire - la responsabilité individuelle consciemment assumée. [] La CFDT y voit non seulement une dimension de préservation concrète des libertés individuelles, mais aussi l'exercice légitime d'un espace de choix, au sein de garanties collectives communes. Cependant il y a plus, former et éduquer est l'antidote de toutes les nouvelles aliénations, car "les améliorations matérielles ne sont pas un but, mais une condition de conquêtes plus élevées: la culture et la capacité" (E. Dolléans).
Pour la CFDT, la référence à une laïcité ouverte et mise en pratique est liée à l'esprit de fraternité. Accueillant des hommes et des femmes de tous les horizons, la CFDT n'a pas la prétention d'imposer une conception préétablie du monde et de la vie. L'apprentissage d'une démarche de tolérance dans le débat, l'exercice de l'esprit critique et l'indépendance de jugement sont partie intégrante d'une éthique de la responsabilité. "Elle postule une exigence: pour aller au-delà de la simple reconnaissance d'autrui, pour rechercher, au travers de la confrontation des idées et des arguments, des solutions intégrantes et solidaires" ("L'enjeu de la démocratie", congrès de Lille).
Esprit de fraternité, dynamique de dépassement des différences
Je voudrais souligner ici combien le "parti pris de la solidarité", auquel la CFDT tient tant, a besoin du regard de la fraternité pour devenir une solidarité ouverte en actes. On ne remarque peut-être pas assez que la solidarité d'organisation et de combat peut être un phénomène ambigu. Le corporatisme, réflexe élémentaire de regroupement, refermé sur lui-même, débouche sur une fraternité close. L'effet de miroir de la culture médiatique vient aujourd'hui souvent renforcer cette clôture. C'est pourquoi la fraternité que veut construire une confédération syndicale suppose au contraire des solidarités accessibles à tout le salariat et donc fédératrices de projets, en une dynamique de dépassement des différences de sexe, de profession, d'origine, de nationalité, de religion ou simplement d'opinions. Ainsi est-elle pleinement laïque.
Il me semble que la solidarité en actes suppose une communauté de visée. Elle est moins destinée à mettre hors d'état de nuire l'adversaire qu'à rassembler autour de propositions et de moyens, traduisant la conscience d'une communauté d'intérêts supérieurs à dimension universelle. En ce sens, elle se distingue d'un groupe de pression centré sur la défense immédiate d'intérêts matériels plus ou moins égoïstes de ses adhérents. Ainsi, un syndicalisme confédéré se donne pour objet de s'adresser à tous les salariés. Lorsque les confédérations créent des dispositifs mutualisés (retraites complémentaires, assurance-chômage), elles les ouvrent potentiellement, au-delà de leurs propres adhérents, à l'ensemble du salariat, ceux qui ont du travail et ceux qui en demandent.
Le syndicalisme confédéré, tel que le conçoit la CFDT, parce qu'il se veut producteur de solidarités conscientes toujours plus larges, cherche en permanence à dépasser l'enfermement dans le cocon restreint de l'entreprise ou du métier. Il le fait par des propositions revendicatives, définies au travers du débat interne et des arbitrages entre options divergentes: ainsi, une de ses tâches est en permanence de surmonter les divisions, sans cesse renaissantes, pour réunifier le salariat autour d'un contrat social volontairement partagé. Songeons, par exemple, aux propositions CFDT en matière de réforme des retraites qui concernent à la fois les salariés du privé et ceux du secteur public.
Les exigences de la fraternité enrichissent donc les ambitions de la solidarité. Cette tension débouche logiquement sur le refus des exclusions fondées sur le sexe, la religion ou l'origine, mais aussi créées par la mise à l'écart du salariat. [] Ainsi, en matière de réduction négociée de la durée du travail, la démarche CFDT s'attache à faire des salariés des acteurs de l'amélioration de leur propre condition comme de la création de postes de travail permettant à des précaires ou à des chômeurs de reprendre pied dans la société au lieu de s'engluer dans l'assistance et la désaffiliation sociale.
De même, comme l'égalité juridique peut justifier des inégalités de fait, la fraternité, associée à l'exigence de justice, invite précisément à les corriger en pratiquant les discriminations positives justifiées qui assurent l'équité et la reconquête de l'autonomie personnelle.
La pratique démocratique relève d'une double démarche. D'abord, celle d'un effort volontaire pour substituer au règne de la force et de la violence, celui du dialogue et des procédures collectives de choix. Il ne s'agit donc ni d'occulter les conflits en une sorte de "fraternité molle", ni d'imposer une contrainte collective au nom des "fraternités des lendemains qui chantent". Au contraire, il s'agit de les assumer et de les contrôler dans un cadre démocratique. C'est vrai dans la société, où s'affrontent des logiques d'intérêts contradictoires, comme dans l'entreprise ou dans les relations globales entre représentants des salariés et des employeurs. Les tensions doivent se résoudre alors en compromis dynamiques entre acteurs collectifs autonomes. Ainsi s'ajustent les conditions du "vivre ensemble", traduites dans la loi et le contrat. De ce point de vue, le symbole traditionnel de la fraternité - des mains croisées - peut aussi bien être lu comme les liens de la solidarité que comme ceux du contrat qui la formalise. Le deuxième axe de la démarche démocratique est celui d'"une exigence de dépassement pour ceux qui la vivent. Les moyens et les procédures sont essentielles, car la fin ne justifie pas les moyens et les moyens employés montrent si la fin proclamée est effectivement la fin poursuivie".
Fraternité et contrat, expression du compromis négocié
La référence républicaine à la fraternité est là aussi pour nous rappeler qu'il faut savoir ne pas cultiver des antagonismes systématiques et discerner "jusqu'où ne pas aller trop loin" dans les conflits. Il y a toujours un moment délicat à apprécier où le risque existe de basculer de l'affrontement utile dans les affres d'une guerre permanente, où chaque partie est finalement perdante. []
"L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie: la fraternité n'en a pas" (Alphonse de Lamartine). Toute la tradition internationaliste du mouvement syndical pourrait se rallier à cette belle formule. Le préambule de nos statuts associe ainsi tout particulièrement la fraternité à l'action syndicale internationale. Toute l'histoire de la CFDT est scandée par des moments forts à cet égard: lutte en faveur des immigrés, liens particuliers avec le Maghreb et l'Algérie, avec Solidarnosc, salut aux travailleurs de tous les pays rassemblés le 1er mai pour la fête internationale du travail, [], recherche de régulations efficaces dans un univers en voie de mondialisation économique, culturelle et politique.
Il reste que notre priorité va, de longue date, à l'affirmation d'une Europe politique et sociale, où pèse la Confédération européenne des syndicats, dont les textes sont, depuis le dernier Congrès de Lille de la CFDT en 1998, devenus pour nous des références. Il n'est pas de marche vers la fraternité internationale sans abandon de souveraineté, de la part de la Nation "fraternité vivante" (Michelet), comme des organisations qui la composent.
La référence à l'esprit de fraternité invite à une éthique de l'écoute, de l'ouverture sur autrui et du dépassement des prisons des mentalités. Elle nous renvoie à une éthique de comportement transcrite dans les Déclarations des droits de l'homme et du citoyen. [] Ce qui implique qu'aucun groupe ne puisse prétendre être porteur d'une mission prophétique et finalement d'une vérité historique. La solidarité construite dans un esprit de fraternité implique un rassemblement d'hommes et de femmes, acteurs, nourris des prises de conscience et des projets élaborés par la raison, plus que par la passion. []
La CFDT, sans rejeter les joies de la fraternisation qu'elle sait partager, demeure attachée, à la lumière de sa propre histoire, à une fraternité humaine qui se construit patiemment dans la liberté et la justice.
(Source http://www.cfdt.fr, le 11 janvier 2000).