Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Al-Ittihad" du 9 mars1999, sur les relations entre la France et les Emirats, la situation en Irak et l'état des négociations sur le Kosovo.

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Média : Al Ittihad - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Quelle est la position française sur les manoeuvres iraniennes effectuées dernièrement par Téhéran dans nos trois îles occupées ?
R - La position française encourage la solution pacifique de ce problème, soit à travers des négociations bilatérales, soit en ayant recours à la CIJ, et nous sommes déplorons laggravation récente des tensions.
Q - Comment pouvez-vous caractériser les relations franco-émiriennes ?
R - Ce qui me frappe cest leur ancienneté et leur solidité. Depuis lindépendance des Emirats en 1971, nos deux pays ont constamment pratiqué un dialogue politique étroit. La proximité de nos conceptions fondées sur la souveraineté, lindépendance nationale et lattachement à la paix et à la stabilité ont nourri et approfondi notre dialogue.
Les échanges de visites ministérielles, les contacts au plus haut niveau comme dernièrement la visite du président de la République, M. Jacques Chirac, à Abou Dabi, ont donné à cette relation une densité et une dimension tout à fait particulière. Notre coopération a aujourdhui la forme dun partenariat politique stratégique et industriel. La signature en 1995 dun accord de défense a illustré la nature spécifique de ces liens.
Notre coopération militaire est considérable. Larmée émirienne, et notamment larmée de lair, nous a toujours fait confiance comme en a témoigné le choix récent fait en faveur de la France pour la modernisation et le renouvellement de la flotte des Mirage émiriens.
Cest une véritable alliance qui sest forgée et que nous entendons approfondir en intensifiant notre concertation politique, en développant notre participation au développement économique de la Fédération et en contribuant à la modernisation de sa défense.
Q - Quel est le bilan des relations économiques entre la France et les Emirats arabes unis
?
Nous avons une coopération économique très importante dans le domaine civil. Les Emirats sont notre quatrième client dans la région, nous sommes le huitième fournisseur des Emirats avec une part de marché qui évolue entre 4 et 5%. Nos exportations ont atteint 7,2 Mds F en 1998 ce qui traduit une augmentation de 18 %.
Environ 180 entreprises françaises sont implantées aux Emirats. Elles sont très présentes dans le secteur des hydrocarbures mais aussi dans le secteur aéronautique, de la génération électrique, du dessalement de leau, des télécommunications.
Ce que nous souhaitons aujourdhui cest daller bien au-delà dune relation dacheteur et de vendeur et travailler à la mise en place dun véritable partenariat. Nous réfléchissons à la conception en commun dun certain nombre de projets et de programmes et voulons que cette conception ait lieu dans les Emirats. Cest vrai dans le domaine civil comme dans le domaine militaire.
Cest dans cet esprit que nous voulons participer au processus de diversification économique des Emirats et intensifier notre présence. Nous souhaitons en particulier être plus actifs en concourant à lindustrialisation et à léquipement de la Fédération en participant notamment aux grands projets liés à la privatisation et à lextension des secteurs de la production de la distribution de leau et de lélectricité.
Q - Quel est votre jugement sur les agressions anglo-américaines dans les zones dexclusion aérienne iraquiennes ?
R - La France est vivement préoccupée par la persistance et laggravation des tensions en Iraq. Nous déplorons les nombreuses victimes civiles des bombardements, qui ont également causé des dégâts importants sur des sites non militaires, comme loléoduc Kirkouk-Ceyhan, sérieusement endommagé, lundi 1er mars. En particulier, nous avons déploré le drame de Bassorah, le 2 janvier, qui a causé la mort dune vingtaine de civils.
Il est clair que les opérations militaires répétées alimentent une tension défavorable à la poursuite des objectifs du Conseil de sécurité, à savoir le rétablissement dune relation globale entre lIraq et les Nations unies. Elles remettent en cause la sécurité des populations civiles et la stabilité de la région. Pour la France, il ny a pas de solution militaire au problème actuel.
Q - Quelle est votre vision de lavenir des relations entre lIraq et les Nations unies ?
R - Face à limpasse évidente depuis lopération « Renard du Désert », la France a présenté des idées à ses partenaires pour sortir de la situation de blocage. Notre principal objectif est de garantir durablement la stabilité régionale et la sécurité des pays du Golfe. A nos yeux, lessentiel est donc de restaurer un contrôle continu des capacités militaires du régime de Bagdad, tout en améliorant la situation du peuple iraquien, qui est la principale victime de lembargo.
Nous suggérons un nouveau dispositif pour lIraq : il sagirait dinstaurer un régime strict de contrôle à long terme des arsenaux iraquiens et de mettre en place un dispositif de transparence des flux financiers et commerciaux de lIraq avec le reste du monde, afin de sassurer que Bagdad nutilise pas ses ressources à des fins de réarmement.
Dès lors que ce dispositif sera établi, les sanctions économiques devront logiquement être levées sur tous les biens civils, à lexception des armes et des biens à double usage. Seule la levée des sanctions permettra au peuple iraquien de retrouver des conditions de vie normales, ce qui est un gage de la stabilité future de lIraq et de la région.
Q - A vos yeux, lIraq représente-t-il toujours une menace pour ses voisins, comme laffirment les Etats-Unis ?
R - Les propositions que nous avons formulées visent à empêcher que lIraq ne redevienne une menace pour ses voisins. Le statu quo nous paraît lourd de dangers pour la stabilité de la région. Les menaces récemment formulées par lIraq contre ses voisins et notamment les pays membres du CCG reflètent une radicalisation des autorités de Bagdad, qui est préoccupante et condamnable. Sans reprise du dialogue entre lIraq et les Nations unies, sans retour des inspecteurs du désarmement sur le terrain, sans apaisement de la tension militaire, la sécurité à long terme des pays du Golfe ne saurait être garantie.
Cest pour cette raison que la France poursuivra ses efforts en vue de dégager, en liaison avec ses partenaires, une solution politique globale, qui permette denvisager la réinsertion progressive et maîtrisée de lIraq au sein de la communauté internationale.
Q - Quelle est lappréciation de la France sur la situation au Kossovo ?
R - La réunion de Rambouillet (6-23 février) a permis, grâce à lunité du Groupe de contact, à lefficacité de la co-présidence franco-britannique et aux efforts constants des trois négociateurs, de réaliser un progrès.
Sur la base des principes agréés par le Groupe de contact à Londres, le 29 janvier, le cadre dun « accord intérimaire pour la paix et lautonomie substantielle du Kossovo », a été finalisé. Il comprend un volet politique, qui prévoit une autonomie très large pour le Kossovo, dans le respect de lintégrité territoriale et de la souveraineté de la RFY, et un volet mise en oeuvre qui reste à finaliser.
Les négociations, indirectes et difficiles, ont permis de jeter les fondations dun accord entre les parties, qui ont entériné le principe et le contenu de lautonomie substantielle, sous réserve dun réexamen technique du texte.
Ce processus doit absolument être poursuivi. Sous la pression du Groupe de contact, les parties se sont engagées à participer en France à partir du 15 mars à une réunion portant sur tous les aspects de la mise en oeuvre de laccord, notamment les modalités dune présence civile et militaire internationale au Kossovo.
Ce processus est un acquis important mais il reste fragile. Notre objectif est la signature dun accord global par les deux parties. Il faut pour latteindre conjuguer nos efforts en exerçant des pressions nécessaires sur les deux parties.
Il y a bon espoir à ce stade que la partie kossovare signe laccord. Quant aux Serbes, ils sopposent toujours officiellement à la présence militaire. Mais nous gardons lespoir, mon homologue britannique et moi, ainsi que les autres membres du Groupe de contact, quils acceptent cette présence militaire internationale. Ils doivent avant tout comprendre quil ne sagit pas de mettre en place une force doccupation, mais une force de garantie de laccord de paix.
Je souligne que cet accord constitue un gage de paix et de stabilité pour la région et pour lensemble de la population du Kossovo.
Sagissant de la multiplication des incidents sur le terrain, jappelle à nouveau toutes les parties à
enrayer les risques dune reprise de la spirale des violences qui serait fatale pour tous les
habitants du Kossovo. Ceux qui menaceront la sécurité de la population et des membres de la
MVK, ou qui feront obstacle à la poursuite du processus lancé à Rambouillet, seront tenus pour
responsables de leurs actions.
Q - Avez-vous un commentaire sur « cette coïncidence qui fait que votre visite dans la région et celle du ministre de la Défense américain, M. William Cohen se croisent ?
R - Il ny a aucune relation entre les deux visites et celles-ci sont généralement décidées bien à lavance.
Q - Est-ce que cette coïncidence aurait un rapport avec ce que nous pouvons appeler la course à larmement franco-américaine dans la région ?
R - Non, il ny a pas une telle course entre nous et les Américains.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 1999)