Texte intégral
Madame,
Mes chers collègues,
Chers amis,
Si je vous ai conviés aujourd'hui dans ces magnifiques Salons de la Présidence du Sénat, ce n'est pas pour assister à une « énième » cérémonie officielle dont la République -et mon chef de cabinet- aiment à remplir mon emploi du temps !
Il ne s'agit pas, non plus, d'une réception protocolaire ou diplomatique, bien que notre héroïne du jour ait beaucoup cultivé l'amitié entre les peuples et défendu la place des femmes à travers le monde. Encore moins d'un exercice oratoire, bien que notre invitée d'honneur ait elle-même prononcé d'innombrables et éloquents discours.
Mes chers amis, nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer une personnalité exceptionnelle de notre histoire récente, qui a fêté il y quelques jours - excusez du peu...- son centième anniversaire!
En effet, c'est une femme dont la vie hors du commun est exemplaire pour toutes les femmes - mais aussi pour tous les hommes! - que nous célébrons aujourd'hui. Vous comprendrez que je ne pouvais pas laisser passer l'occasion de saluer votre dévouement et votre courage, Madame.
C'est donc avec un très grand plaisir, beaucoup de fierté et infiniment d'émotion que je vous ai conviés en toute amitié, à rendre tout l'hommage qu'elle mérite à notre ancienne collègue, Marcelle DEVAUD.
Permettez-moi d'abord, chère Madame, de qualifier en quelques mots votre extraordinaire parcours de vie, en citant par Victor Hugo dans l'un de ses propos : « Votre admirable oeuvre tout entière est un combat ; et ce qui est combat dans le présent est victoire dans l'avenir ».
Née à Constantine en Algérie, Marcelle Gougenheim y suit ses études, choisissant par la suite de « faire son droit » à Grenoble.
Elle épouse en 1925 Stanislas DEVAUD, professeur agrégé de philosophie qui est élu, en 1936, député de Constantine.
Le couple regagne la métropole en 1940 pour s'installer à Clermont-Ferrand puis, en 1943, à Paris où Stanislas DEVAUD est nommé enseignant au lycée Marcellin Berthelot de Saint-Maur.
Engagés l'un et l'autre, dans la Résistance, ils contribuent, avec l'aide du Secours national, à soustraire aux recherches policières des évadés, des résistants, des israélites ou des réfractaires au STO.
A la Libération, notre chère Marcelle DEVAUD, mère de six enfants, qui a toujours secondé son mari dans l'exercice de son mandat parlementaire, est elle-même sollicitée pour exercer une action politique par le « Parti républicain de la Liberté ». Ce parti, qualifié de « modéré et social » est alors présidé par Georges Pernot, auteur reconnu d'un code de la famille rédigé avant guerre.
Avant d'être l'une des premières femmes élues en 1946 au Conseil de la République, vous aurez voté, chère Madame, pour la première fois, aux élections municipales du 29 avril 1945.
Vous qualifierez, plusieurs années après, ce moment historique avec émotion et lucidité: « Ce jour-là nous sommes devenues des citoyennes à part entière ». Et vous vous souviendrez, consternée, des propos de l'historienne Françoise Thébaud : « Au début, beaucoup d'hommes craignaient que leurs épouses votent pour le brun, le blond, le châtain. Dans leur esprit, on leur demandait surtout un civisme démographique : elles devaient d'abord assumer leur rôle familial ».
Contemporaine de Simone de Beauvoir - qui aurait aussi fêté cette année ses 100 ans -, vous n'avez jamais été à proprement parler une « féministe ».Vous serez une « révolutionnaire silencieuse », ardente défenseure de la famille et des valeurs chrétiennes, tout aussi passionnée par la défense de la liberté que consciente des inégalités subies par les femmes et convaincue de l'injuste archaïsme de leur statut.
Ainsi en opposition à la très puissante « Union des femmes françaises », vous serez fondatrice et vice-Présidente du Comité de liaison des Associations féminines, le C.L.A.F.
Vous vous féliciterez de rejoindre, en 1946, au Conseil de la République, vingt-et-une autres femmes. Attentive aux autres, généreuse et entièrement dévouée à vos concitoyennes, vous n'aurez de cesse de cumuler, toute votre vie durant, ce double engagement associatif et politique et appartiendrez à de nombreuses associations et Clubs féminins.
Vous siégerez au groupe du Parti républicain de la Liberté, dont vous serez vice-présidente de 1946 à 1952. Vous serez tout à la fois membre de la Commission de l'Intérieur du Conseil de la République, et de la Commission du travail et de la Sécurité sociale.
Précurseure, vous vous spécialiserez alors dans les questions sociales, et interviendrez aussi bien sur la variation du SMIG, les budgets de l'éducation nationale et de la santé publique, les maladies professionnelles, que sur l'allocation de vieillesse pour les personnes non salariées.
Vous permettrez à la France de bénéficier, dès 1947, du seul régime de sécurité sociale spécifique aux étudiants, et contribuerez également à la création de la « Mutuelle Nationale des Etudiants de France », la MNEF.
La cause des femmes vous verra souvent vous opposer aux hommes de votre « bord » politique, pour faire adopter des propositions qui vous semblent justes et nécessaires.
Votre pratique avérée de ce que l'on n'appelait pas encore le lobbying (dans sa notion la plus vertueuse), votre grande connaissance des textes et des rouages des institutions politiques, feront de vous une alliée incontournable de toutes les réformes législatives concernant les femmes : les allocations familiales, le régime matrimonial, ou encore la contraception sont autant de sujets sur lesquels votre intervention aura été déterminante.
Vous ferez aussi - nous ne l'oublions pas - imposer la notion « à travail égal, salaire égal » dans les clauses obligatoires des conventions collectives.
Lors des élections du 7 novembre 1948, vous serez non seulement réélue au Conseil de la République mais accéderez aussi à l'une des vice-présidences de cette assemblée, fonction que vous occuperez jusqu'à la fin de l'année 1951.
Votre rôle, en tant que Vice-Présidente du Conseil de la République sera particulièrement remarquable et vous vous exprimerez notamment sur les conventions collectives et les règlements des conflits du travail en 1951, ou l'institution d'un code du travail dans les territoires d'outre-mer en 1952.
Vous vous intéresserez aussi à l'évolution des relations internationales, et bien sûr à la prolongation de l'état d'urgence en Algérie en 1955.
Vous jouerez, enfin, un rôle majeur dans l'adoption de la célèbre « loi DEFFERRE » de 1956, loi-cadre sur l'évolution des territoires d'outre-mer présentée comme une simple loi de décentralisation administrative et politique et qui permettra l'institution du suffrage universel et d'un collège unique dans tous les territoires. Disposant de 8 délégations de vote, vous fîtes basculer - m'a t'on rapporté - un scrutin au sujet duquel le RPF n'avait pourtant pas donné de consignes de vote...
Les 2 et 3 juin 1958, vous voterez, chère Madame, la mise en place des nouvelles institutions et la révision constitutionnelle. Vous n'en serez pourtant pas récompensée puisque vous ne retrouverez pas votre siège le 8 juin 1958. En effet, la liste d'appel à un Gouvernement de Salut public, présidé par le Général de Gaulle, et présentée par les Républicains sociaux ne remportera que trois des vingt sièges à pourvoir alors que vous vous trouviez en quatrième position...
Nostalgique du Conseil de la République et de la qualité de son travail, chère Marcelle Devaud, vous vous présenterez néanmoins à l'Assemblée nationale et serez élue député UNR de la Seine dans la circonscription de Colombes-Gennevilliers, de 1958 à 1962.
Vous déciderez parallèlement de briguer un mandat local et serez élue Maire de Colombes en 1959, fonctions essentielles et attachantes mais ô combien prenantes et ardues. Vous serez un Maire précurseur et instaurerez, notamment, la collecte hermétique des ordures, préalable à la dératisation. Toujours encline à faciliter l'ouverture du monde aux plus jeunes, vous créerez une maison de jeunes, des classes de perfectionnement pour élèves retardés, des cours d'alphabétisation, des classes de neige, etc...
Après avoir quitté la Mairie de Colombes en 1962, la République ne pouvant se passer des services d'une femme de votre qualité, vous serez désignée membre du Conseil économique et social en 1963, année malheureusement marquée aussi par la disparition de votre époux.
Bien que moins aux prises avec le quotidien politique, vous n'aurez de cesse de toujours porter plus haut et plus fort l'honneur de toutes les femmes, tant au sein du Conseil économique et social où vous serez nommée jusqu'en 1979, qu'à l'ONU où vous siégerez près de dix ans à la Commission sur la condition de la femme.
Chère Marcelle DEVAUD, vous demeurerez, votre vie durant, une remarquable exception dans la vie politique française, vous heurtant souvent à la misogynie ambiante, mais remplissant néanmoins presque tous les mandats électifs en cinquante ans : maire de Colombes, conseillère municipale, députée, sénateur, vice-présidente du Conseil de la République !
Personnalité incontournable de la condition sociale et féminine, vous serez tout à la fois membre du Haut comité de la population et du Conseil supérieur de la sécurité sociale, Présidente de la Commission des maisons familiales de vacances, Présidente de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions, vice-présidente du groupe français de l'Union interparlementaire, ou encore Présidente du Comité consultatif de la MNEF...
Vous participerez par ailleurs à la création de nombreux organismes (tel que le comité du travail féminin) ou d'associations de femmes, dont le Lobby Européen des Femmes, ainsi que sa branche française, la « C.L.E.F. ».
Chers amis, je ne veux pas retarder plus longtemps le moment que chacun attend pour témoigner personnellement à notre chère Marcelle Devaud, son estime et son amitié. Un dernier mot néanmoins, pour associer à cet hommage, ses enfants, ses petits-enfants et bien entendu ses arrière petits -enfants qui, je le sais, occupent une place prépondérante auprès d'elle.
Permettez-moi de citer pour terminer ce propos de notre héroïne, en introduction à une biographie qui lui a été consacrée : « Il ne s'agit certes pas de substituer le pouvoir féminin au pouvoir masculin, mais harmonieusement, en introduisant les femmes à tous les niveaux de responsabilité, d'infuser une sève nouvelle dans les conceptions de vie et les processus d'action » (Marcelle Devaud).
Longue vie à vous, Chère Marcelle Devaud, et bon anniversaire !Source http://www.senat.fr, le 13 février 2008