Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, à France Inter le 10 mai 2001 sur l'évolution de la Gauche et la carrière politique de François Mitterrand.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli 10 mai 2001 : le droit d'inventaire s'exerçant quotidiennement pour cause d'anniversaire, que reste-t-il des "années Mitterrand" ? Est-ce F. Mitterrand qui a changé la gauche en la faisant accéder au pouvoir, ou est-ce la mondialisation qui a conduit F. Mitterrand, une fois au pouvoir, à changer la gauche ? 20 ans après, le social-libéralisme est-il de gauche ? "Il n'était pas socialiste quand je l'ai connu" : a dit P. Mauroy. Est-ce que F. Mitterrand était un homme de gauche ou était-ce un homme de pouvoir ?
- "C'est un homme qui a eu un parcours politique. Sans doute est-il venu culturellement, familialement, de la droite - sûrement même -, et il a fait son chemin vers la gauche. Comme il le disait lui-même, c'est plus rare de faire ce chemin dans ce sens-là que dans l'autre ! On voit une partie de la gauche se précipiter plus vers la droite l'âge venant."
Par conviction ou par nécessité ?
- "C'est un homme qui a assez vite, en entrant dans la vie politique, fait son cheminement vers la gauche par conviction. Il a trouvé son chemin vers le pouvoir de ce côté-là, parce que c'est celui de ses convictions. Après, il a transformé la gauche, il s'est transformé lui-même pour accéder au pouvoir. Ce qui me frappe quand on parle du 10 mai 1981, c'est qu'on oublie le contexte politique de l'époque : c'était une Vème République qui n'arrivait pas à faire l'expérience de l'alternance et qui vivait depuis 23 ans sous le pouvoir de la droite, avec tous les excès dont on ne souvient plus maintenant mais qui étaient politiquement et démocratiquement considérables. C'était aussi une porte à forcer, une porte qui exigeait une sorte de volonté politique et des appareils politiques - le Parti socialiste - un stratégie politique - le rassemblement de la gauche -, tout cela a fait que des convictions ont rencontré une stratégie et un homme pour faire l'alternance de 1981."
Mais on finit toujours par dire "un homme" quand on parle de Mitterrand, comme si son identité et son caractère personnel primaient sur le reste. Quand on lit la presse ces jours-ci, l'ambassadeur de Russie en France, N. Afanafiev, dit qu'avant tout, Mitterrand était mitterrandiste.
- "C'est vrai que c'est un homme qui avait une personnalité écrasante. Je l'ai fréquenté quotidiennement pendant dix ans puisque j'ai travaillé à ses côtés, à la fois dans l'opposition avant 1981 et ensuite sous le premier septennat à l'Elysée. C'est un homme qui avait effectivement une force de caractère et une culture exceptionnelles. Ce n'était pas une personnalité anodine : tous ceux qui l'ont rencontré ou fréquenté ont été marqués par le poids de cette personnalité.. Parce que je suis un militant politique, je ne veux pas relativiser les choses : on a eu la chance de rencontrer ce personnage et de l'avoir à notre tête, et en même temps, il y avait une organisation politique, le Parti socialiste, qui s'est reconstruite autour de lui à partir de 1971 et qui a beaucoup pesé dans la bataille. Il y avait une génération de gens qui, autour de Mitterrand, ont été très importants. Disons un mot de cette équipe qui était autour de Mitterrand avant 1981 : qui était-ce ? C'était L. Jospin, qui a été numéro 2 puis numéro 1 du parti ; c'était des gens comme P. Joxe, L. Fabius, P. Quilès... L'équipe de direction du Parti socialiste au moment de 1981 était une équipe fameuse, une sacrée dream team. Cela a compté. Et il y avait au-delà une stratégie politique - le rassemblement de la gauche -, une stratégie politique qui a été marquée à partir de 1971 par les combats pour s'imposer. Tout cela a marqué tout autant que l'homme. Il ne faut pas l'oublier."
L'union de la gauche, quelle construction politique quand même ! Quel coup fait au Parti communiste ! Quand il dit qu'il prend le PC au gouvernement pour ne pas l'avoir dans les roues !
- "La stratégie politique n'est pas le petit bout de la lorgnette, je comprends bien que cela a un sens journalistique dans l'observation des choses. Mais c'est d'abord une stratégie de rassemblement de forces politiques, économiques, sociales - le rassemblement des forces populaires disait-on à l'époque. On dirait maintenant des choses différentes, même si c'est toujours la même problématique qui s'impose à nous. C'était donc quelque chose de plus profond qu'un simple utilitarisme : c'était l'idée que la gauche, pour gagner, avait besoin de se rassembler profondément et de provoquer une dynamique autour de ce rassemblement. Et cela a parfaitement marché."
N'est-ce pas F. Mitterrand qui a "mondialisé la France" ? En 1983, il rentre des Etats-Unis, et c'est lui qui va franchement réhabiliter le projet entrepreneurial en France.
- "Les socialistes français vivaient dans certains mythes, qui peut-être étaient entretenus artificiellement à cause de cette Vème République qui n'arrivait pas à passer le stade de la maturité par l'alternance. C'est donc un pouvoir de droite qui s'éternisait - et une opposition de gauche qui s'éternisait aussi. Quand on s'éternise dans l'opposition, peut-être vit-on sur des mythes qui ont peu de rapports avec la réalité. Les socialistes sont devenus sociaux-démocrates, au sens européen du terme. Ils ont fait leur congrès de Bade Godesberg, c'est-à-dire leur révolution culturelle au pouvoir, sans le dire et sans le faire d'une manière spectaculaire. Le tournant est évidemment 1983, le tournant de la rigueur, quand Mitterrand décide de ne pas sortir du serpent monétaire européen et décide de faire ce tournant de la rigueur en disant qu'on ne pouvait pas continuer à prendre des risques avec la situation économique et financière de la France, on ne peut pas prendre en particulier le risque de tomber sous la tutelle du FMI - ce qui serait l'horreur des horreurs pour l'indépendance nationale. On a donc fait un tournant de la rigueur, en acceptant à la fois le serpent monétaire européen et l'économie de marché. Là, les socialistes français deviennent socio-démocrates presque sans s'en rendre compte."
C'est drôle que vous disiez cela, parce que j'allais vous dire que mécaniquement à ce moment-là, la gauche change de visage, et même d'image - on commence à parler de la gauche-caviar...
- "C'est autre chose. Ce sont des dérives..."
Ce n'est pas indifférent. C'est aussi parce que quelque chose a changé dans l'apparence de la gauche, dans les signaux qu'elle envoie.
- "A partir du moment où on exerce le pouvoir, il y a toujours des marges qui se complaisent dans le pouvoir et peuvent s'exposer à ce type de caricatures et de critiques. Aujourd'hui aussi cela doit exister. J'essaie de combattre ces dérives à ma manière, en tout cas pour ce qui me concerne ou pour mon entourage. Mais ce sont des épiphénomènes. Cela ne compte pas par rapport au mouvement de l'Histoire."
Où en êtes-vous aujourd'hui ? Où est la gauche maintenant par rapport à cette évolution ? Encore une fois, la mondialisation a son importance dans ce phénomène.
- "La gauche est aujourd'hui à la fois fidèle à Mitterrand et tire en même temps les leçons de l'Histoire. Elle est fidèle à Mitterrand, j'en ai la conviction : ce n'est pas une question de nostalgie ou de dignité vis-à-vis de l'homme, même si cela compte pour moi. Etre fidèle à Mitterrand, c'est être fidèle à nous-mêmes. Tout ce que nous avons vécu en 1981 et après avec cet homme, c'est nous qui l'avons fait, nous la génération autour de Jospin, qui étions aux côtés de Mitterrand. Etre fidèle à Mitterrand, c'est donc être fidèle à nous-mêmes. Et en même temps, il faut en tirer des leçons : j'ai toujours été convaincu que le grand échec des deux septennats de Mitterrand, que je pose comme notre échec collectif, était l'échec économique et social, c'est-à-dire la montée inexorable du chômage, qui était pour nous un drame politique autant qu'économique et social pour la France, parce que nous n'arrivions pas à endiguer ce flot montant. Maintenant, nous en tirons les leçons. Dans l'inventaire qu'il a tiré des années Mitterrand, Jospin a fait le bon inventaire. Il a dit que l'échec majeur était cette montée du chômage. Et il est intéressant de voir que la cohérence de l'action Jospin après Mitterrand est que la réussite majeure de Jospin sera - tout le monde le voit maintenant - la réussite sur le front de l'emploi. Cela veut dire que dans la suite de Mitterrand, on a tiré les bonnes leçons. C'est une manière d'être cohérents avec nous-mêmes."
Le défi de Jospin est de savoir dire où est la gauche aujourd'hui. Quand on dit "social-libéralisme", cela vous énerve-t-il ?
- "Oui, parce que je le conteste totalement ! Je ne suis pas un libéral, donc je ne suis pas un social-libéral ! Autant je crois à l'économie de marché parce qu'elle s'impose à nous et que c'est une réalité, autant je combats la société de marché et j'essaie d'inventer des modes de régulation de ces marchés. Au niveau européen, dans le domaine agricole, je peux vous dire que l'on se bat au quotidien pour cela. J'essaie de construire des modèles de protection pour nos concitoyens. Non, je ne suis pas social-libéral ! Le Gouvernement est certes social-démocrate, mais pas social-libéral !"
On enferme toujours les époques ou les individus dans des images mais est-ce que les bobos, les bourgeois-bohèmes dont les magazines font maintenant leur chou gras, sont les héritiers de la génération Mitterrand ?
- "Certains sûrement, d'autres pas. Je ne crois pas que l'on soit enfermé dans des catégories politiques si on est dans telle ou telle catégorie sociale ou socio-culturelle. Il y a des bobos qui sont des gens progressistes et des bobos qui sont des gens profondément libéraux."
Avez-vous entendu J. Vergès faire un procès terrible à François Mitterrand sur l'Algérie ce matin ?
- "Mitterrand est un homme qui toute sa vie - et au-delà sa vie maintenant, au-delà de la mort - a toujours provoqué d'incroyables polémiques. Cela continue, jour après jour. Un jour on va inventer que Mitterrand a violé une petite fille, et cela va continuer comme cela, des gens vont vendre des livres à scandales ou attirer les micros et les caméras... Je suis ahuri mais en même temps, vacciné contre cela. Les Français aussi le sont, ce type de polémique est ahurissant. Mais avec Vergès, on est habitué : c'est un personnage qui vit de polémiques. Le 10 mai 1981 est une date qui a marqué, comme d'autres n'ont pas marqué. J'entendais A. Juppé dire qu'il était dans la rue le 7 mai 1995. Je suis sûr qu'on ne fêtera pas les 20 ans du 7 mai 1995, parce que c'est une date qui n'aura pas marqué dans l'Histoire de la politique française ni dans l'Histoire de France. Au moment où on s'interroge sans idéalisme particulier sur ce qui a changé le 10 mai 1981, je comprends que certains soient attachés par des polémiques pour en rabattre l'objet ou l'ambition mais cela ne compte pas, c'est dérisoire."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 10 mai 2001)