Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Non, Lewis Caroll n’est pas l’auteur d« Alain au Pays des merveilles » et pourtant, par bien des aspects, celui que nous appellerons à partir d’aujourd’hui « le lauréat » fait penser au chat du Chester, le plus malicieux des personnages de cet auteur très britannique. Lové dans l’arbre des médias, son regard, son sourire et son flegme demeurent dans l’air longtemps après qu’il a disparu. Il en va de même des idées dont Alain Duhamel peuple ses écrits. Est-ce parce que vous avez un ton, cher Alain ? En tout cas, depuis plusieurs septennats, vous avez bien souvent donné le La.
Car, s’il y a un raisonnement qui vous est propre, existe aussi un style duhamélien. N’y cherchons pas l’échevelé, ce n’est pas le genre du lauréat. Une expression limpide au service d’une pensée forte, paroles précises, phrases ciselées, ce qui n’exclut pas l’improvisation quand il le faut, telle est votre démarche pour mettre en valeur une démonstration responsable. Rien de froid ou de distant dans ce cheminement, plutôt une sérénité qui préfère l’humanité à la sensiblerie et l’universel au singulier. Cette lisibilité et ce parler net font votre audience et votre crédit. Sur les écrans de télévision comme sur les bancs de l’université, de Valenciennes à Montauban, Alain Duhamel est partout lu, entendu, compris, apprécié, dans la filiation de maîtres revendiqués et aimés, Tocqueville bien sûr, Aron naturellement. Constitution, économie, politique étrangère, idéologie, beaucoup s’éclaire par la vertu d’un analyste, titulaire de la chaire quotidienne des idées politiques, et dont la vraie passion s’appelle la raison : il en est de plus dangereuses.
Comment une telle activité, avec une telle qualité ? Si l’on en croit la légende, une réponse est que vous quittez les dîners passé le cap des carottes râpées, ce qui vous permet de vous lever avant l’aurore, de n’avoir pas sacrifié votre vie privée et d’avoir gardé une bonne santé physique et intellectuelle. Le chef surmonté d’un vieux casque, vous vous déplacez dans Paris sur un solex emblématique, ce qui vous conduit devant les micros à point nommé et le teint frais. Je note à cet égard que, malgré de nombreuses tentatives, aucun rival n’est encore parvenu à vous écraser ni à enrayer la mécanique qu’est votre agenda digne d’un Shiva du stylographe. La rumeur prétend aussi que pendant longtemps il n’y eut pas un message publicitaire, pas une chronique bricolage ou un bulletin météo sur les ondes d’Europe 1 que vous n’ayez entièrement réécrit de votre main. Doit-on compléter ce portrait facétieux d’un politologue en artiste, en soulignant que votre équilibre viendrait, en partie, du tennis que vous pratiquez dans une tenue blanche qui tient plus des mousquetaires que d’André Agassi, à quoi s’ajoute votre amour de l’opéra, de Venise et de Walter Scott, et votre goût discret pour les bonnes tables précédées d’un verre de vieux porto. Je veux relever enfin qu’au-delà de vos deux surs et de vos deux frères, l’un médecin, comme votre père, et l’autre homme de télévision, qui vous porte une admiration solide, il est notoire que tous les Duhamel de France vous sont apparentés, ce qui vous permet à chaque scrutin de faire pencher mécaniquement la balance électorale dans le sens que vous avez retenu, en mobilisant derrière votre choix les dizaines de milliers de ressortissants que compte cette tribu exceptionnelle.
Face à toutes ces légendes, il y a la réalité, qui fait que si vous gouvernez les rubriques, les services, les émissions qui vous sont confiées, c’est par votre travail et par votre talent. Votre vie est bien pleine parce qu’elle est bien faite. On vous guette parce que, premier de la classe des médias, on attend que vous chutiez. La vérité est que vous ne tombez pas. Rien de ce qui est politique ne vous est étranger, mais parce que pour vous, écrire ce n’est pas nécessairement chercher la cible d’un complot ou la victime d’un bon mot, vous ne commettez pas de faute contre l’information, l’éthique et l’honnêteté. Géographe des idéologies, physicien de la tectonique des partis politiques, vous indiquez régulièrement, au sens étymologique, le bon sens. Il y a, en outre, en vous une inventivité et un humour qui me font personnellement penser que, malgré les apparences et votre mèche si sage, vous êtes comme le clavier de certains pianos forte, un passionné tempéré.
Votre rythme ayant cependant depuis quelque temps un peu baissé, nous vous avons craint fatigué. Il fallait chercher ailleurs. Le journaliste tenait la main à l’essayiste. Prenant du recul pour voir encore plus loin, vous pratiquez la maîtrise d’une écriture et la maturité d’une pensée qui, depuis votre Histoire du Parti Communiste publiée avec Jacques Fauvet, n’ont pas cessé de s’approfondir. Il y eût voici deux ans un remarquable Mitterrand. Il y a aujourd’hui Une Ambition Française. Derrière ce titre aux résonances hexagonales, c’est votre engagement ancien pour l’Europe, votre refus des oppositions stériles et des postures caricaturales que vous nous invitez à partager. Cette ambition française, c’est l’ambition de la France de faire advenir l’Europe par-delà les clivages nationaux, de retrouver, par l’Europe et pour l’Europe, un rôle moteur dans le monde, de dépasser le face à face entre nation et fédération pour construire l’avenir et il faut y insister avec force garantir la paix. Laissant parler votre subjectivité, vous avez ainsi fait le choix d’une position claire et optimiste dans un débat souvent confus, d’une conviction enthousiaste là où d’autres se cachent derrière une prétendue neutralité qui n’est qu'un scepticisme de confort. Politique, votre livre si actuel lest donc à deux titres. Il l’est par ses analyses fouillées ; il l’est parce qu’il constitue en lui-même un acte politique qui contribue pédagogiquement à l’émergence d’une conscience européenne. Vous êtes donc descendu dans l’arène. C’est en particulier à cet engagement que votre livre doit la prestigieuse distinction qui lui est remise aujourd’hui.
Cher Alain Duhamel, parce que vous pratiquez avec excellence ce métier depuis plus de 30 ans, il en résulte quelque chose de profond et de spécifique quant à la relation que vous incarnez entre la presse et la politique, l’information et la démocratie. Sans compromission, sans complaisance, vous êtes à l’interface entre ces deux mondes. Fidèle à vos amis -je puis en témoigner-, fidèle à vos idées, le temps a construit votre rôle social, celui du héraut de la raison dialectique et du conteur qui décrit la vie publique. Election présidentielle, débats politiques, face à face, heure de vérité et cartes sur table, pour combien de jeunes gens les plus grands événements de la République ont été et ne resteront compris qu’à travers les mots que vous avez choisis pour les traduire sans les trahir. Parce que vous parlez et écrivez sur la politique avec perspicacité et sans démagogie, vous participez à une revalorisation du civique et du citoyen dans le comportement collectif. C’est un combat qui va à l’encontre des idées reçues. Voilà pourquoi aussi vous méritez ce prix, traduction, pour un livre remarquable, de l’estime et de l’affection que, tous ici rassemblés, nous avons pour Alain Duhamel, profondément démocrate et particulièrement européen.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 06 avril 1999)