Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "L'Agence France Presse" le 3 avril 2012, sur la crise au Mali avec le coup d'Etat de la junte militaire, la rebellion des Touaregs au Nord Mali et la menace d'instauration d'un Etat islamiste.

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Cette crise est ancienne et ne date pas de la crise libyenne.
Il est exact que la situation en Libye, et la circulation des personnes et des armes, ont ravivé ce conflit et favorisé l’offensive de la rébellion en janvier. Mais elles ne l’expliquent pas.
Nous avons dès le départ condamné tant la rébellion touareg que le coup d’État. Il faut marquer que les coups d’État ne peuvent plus aujourd’hui renverser les régimes démocratiquement installés et se substituer à des processus électoraux en cours.
Sur le plan militaire, il y a une volonté des chefs d’État de la région de marquer le coup. Ils n’ont pas accepté cette prise de pouvoir par la junte. En même temps, ils s’inquiètent de l’avancée de la rébellion. Ils ont évoqué la possibilité d’un déploiement d’une force de la CEDEAO. Le problème, c’est que cela devrait prendre du temps et le temps est évidemment précieux face à la percée des Touareg. Pour nous, comme pour nos partenaires américains, il n’est pas question de déployer des troupes au sol. Nous n’avons rien à y faire. En revanche, nous sommes prêts à apporter un soutien logistique à la CEDEAO.
Aucun des pays ne demande un déploiement français. Ce qu’ils demandent, c’est un soutien logistique, du transport, mais certainement pas de troupes au sol.
L’idée qui se dégage est d’organiser un dialogue aussi inclusif que possible dans un délai très court de façon à faire émerger une personnalité à qui pourrait être transféré le pouvoir dans le plein respect de la Constitution et demander à cette autorité de faire avancer le processus électoral. Les discussions sont encore en cours, mais n’avaient pas abouti hier. Nous soutenons les efforts du médiateur désigné par la CEDEAO, le président Compaoré.
Il faut bien distinguer les choses. Il y a apparemment deux tendances opposées au sein des Touareg. D’une part le MNLA, qui se fixe pour objectif l’indépendance de l’Azawad, ce qui n’est pas acceptable pour nous qui sommes très attachés à l’unité et l’intégrité territoriale du Mali. Cette revendication pourrait conduire, dans le cadre d’un dialogue national, à une forme d’autonomie assortie d’une politique ambitieuse de développement. Le Nord n’a pas assez bénéficié pour l’instant d’efforts de développement aussi importants que le Sud du pays.
Et puis, il y a une autre fraction, Ansaar Eddine, qui est étroitement liée à AQMI. Ses objectifs ne sont pas précisément connus, mais pourraient être l’instauration d’un régime islamiste sur l’ensemble du Mali. Il faut une réponse régionale au péril islamiste, qui va de la Libye jusqu’au Nigeria. Seule une coopération impliquant l’Algérie, la Mauritanie, les pays de la CEDEAO, avec le soutien de la France et de l’Union européenne, pourrait permettre de progresser.
C’est dans cet esprit que nous avons souhaité que le Conseil de sécurité s’exprime. Un projet de déclaration présidentielle est en cours d’examen pour condamner une nouvelle fois le coup d’État, demander à la rébellion de s’arrêter, d’arrêter les combats et d’engager un processus de dialogue. La France souhaite attirer l’attention sur le péril islamiste et la nécessité pour la communauté internationale de se mobiliser contre le terrorisme.
Q - Que se passera-t-il pour les ressortissants français si Bamako tombe ?
R - L’évacuation n’est pas à l’ordre du jour. On ignore si la rébellion projette ou pas de se diriger plus au Sud. La situation sur le terrain est confuse, notamment dans la région de Mopti, et peut évoluer à tout moment. Certains rebelles pourraient se contenter du contrôle sur les territoires du Nord. D’autres, avec AQMI, pourraient envisager de s’emparer de l’ensemble du territoire malien pour en faire une république islamiste. Je rappelle que le chef d’Ansaar Eddine Iyad Ag Ghaly est très lié à AQMI et que depuis plusieurs semaines, ce mouvement a pris de plus en plus d’importance.
Q - Cela dénote-t-il pour vous une nouvelle stratégie d’AQMI ? Et au-delà de ce cela, est-ce qu’il y a un risque de déstabilisation aussi du Niger, via AQMI, de la Mauritanie, de l’Algérie ?
R - Je ne perds jamais une occasion de dire à nos amis algériens à quel point il est important qu’ils jouent le rôle le plus actif possible dans la coordination de la réponse régionale à AQMI. L’objectif d’AQMI est très clair, c’est de déstabiliser les régimes en place par le terrorisme, en s’appuyant sur de nombreux trafics, notamment le trafic de drogue. Cette région est devenue une plaque tournante de la drogue.
Q - Le drapeau d’AQMI flotte pour la première fois sur une grande ville du Sahel. Est-ce un phénomène nouveau, une nouvelle stratégie d’AQMI ?
R - Sans doute, c’est la raison qui explique la très forte inquiétude des pays de la région, qui étaient prêts à parler avec le MNLA, pour certains d’entre eux en tout cas, et qui en revanche, considèrent AQMI comme une menace vitale.
Nous avons 5.000 Français au Mali, dont l’essentiel à Bamako. Nous avons pris les précautions maximales à leur égard. Nous avons demandé à tous ceux dont la présence n’était pas indispensable de rentrer en France, ne serait-ce que provisoirement.
Nous avons décidé de fermer le lycée français par anticipation sur les vacances de Pâques qui devaient arriver à la fin de la semaine prochaine.
Q - Vous n’affrétez pas des avions pour venir les chercher ?
R - Non, les vols civils continuent normalement. Il n’y a pas d’évacuation générale.
Q - À quoi servent des sanctions contre une junte qui ne contrôle pas la situation sur le terrain ?
R - Si l’électricité est coupée à Bamako, si l’eau est coupée à Bamako, si le pays est complètement isolé, la junte comprendra qu’elle n’a pas d’autre solution que de redonner le pouvoir aux civils. Mais nous ne devons pas créer une situation humanitaire de crise, d’où le maintien de notre aide au profit des populations.
Les chefs d’État de la CEDEAO l’ont bien dit hier à Dakar : l’objectif, c’est de montrer que l’ère des coups d’État en Afrique est terminée.
Q - Et les otages ? J’imagine que cela complique la situation ?
R - La situation de nos otages est évidemment une priorité pour le gouvernement. Mais pour leur sécurité, vous comprendrez que je ne m’exprime pas sur cette question.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 avril 2012