Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "BFM" le 20 avril 2012, sur la question d'une intervention militaire en Syrie en raison du non respect du cessez-le-feu et de l'application du plan Annan par le régime syrien, le programme nucléaire militaire iranien et la Birmanie.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : BFM

Texte intégral

La position de la France est connue. Nous ne participons à des opérations militaires que dans le cadre d’un mandat des Nations unies. La France n’est pas un spectateur aux Nations unies, elle n’attend pas que les Nations unies décident ; elle joue un rôle, elle construit les solutions. C’est ce que nous ne cessons de faire maintenant depuis de nombreuses semaines.
Hier soir, avec nos principaux partenaires, nous avons bien défini la ligne.
D’abord, il faut donner toutes ses chances au plan Annan parce que c’est la dernière chance pour la paix. Le cessez-le-feu n’est pas respecté, mais si nous parvenons à déployer sur le terrain une force robuste d’observation, de cinq cents personnes par exemple, alors les choses peuvent basculer dans la bonne direction et c’est ce que nous essayons de faire. Un projet de résolution est en cours de préparation, à l’initiative de la France, au Conseil de sécurité.
Et puis, si dans un délai rapide, ce plan ne fonctionne pas, alors, comme nous l’avons dit hier, il faudra envisager d’autres solutions au Conseil de sécurité. Mais si nous y allons aujourd’hui, comme cela, brutalement, les Russes bloqueront. Il faut, je crois, regarder les choses un peu dans le détail.
Q - Tout de même, Alain Juppé, si effectivement l’ONU décidait une intervention militaire, peut-on dire aujourd’hui que la position de la France serait d’intervenir militairement dans le cadre de l’ONU pour protéger les civils en Syrie ?
R - Je viens de vous répondre, la France est disponible, bien sûr, s’il y a une résolution du Conseil de sécurité. Mais le problème n’est pas là ; le problème est de savoir s’il peut y avoir une résolution du Conseil de sécurité.
Q - Et s’il y en a une, la France interviendra-t-elle militairement ?
R - Je viens de vous répondre plusieurs fois.
Q - Tout de même, on sent qu’il y a une pression de la part des Américains qui, maintenant, demandent presque ouvertement qu’il y ait un embargo sur les armes, car le régime de Damas continue à recevoir des armes, notamment, dit-on, de la Russie. Il y a une interdiction de voyages pour les dirigeants syriens et puis surtout, peut-être, la mise en avant de l’article du chapitre VII des Nations unies qui prévoit une intervention, par tous les moyens nécessaires, pour faire respecter les résolutions de l’ONU. La France serait-elle d’accord pour aller jusque-là ?
R - Nous avons défini cette position hier ensemble ! Je ne vois pas pourquoi on met en avant tel pays plutôt que d’autres. Nous y avons travaillé ensemble et, ensemble, nous avons dit que la première étape était le plan Annan et, donc, le déploiement d’observateurs sur le terrain qui aient les moyens, les équipements, les hélicoptères nécessaires, qui fassent respecter la liberté de manifestation. C’est extrêmement important. Le jour où cette liberté sera effectivement garantie, le régime s’écroulera.
Et puis, si dans un délai bref - de quelques jours ou de quelques semaines - ceci ne fonctionne pas, alors, comme nous l’avons dit hier, nous passerons à une autre étape, c’est-à-dire à une résolution prévoyant des sanctions et une intervention d’une autre nature, comme cela a été évoquée par Mme Clinton. Nous sommes exactement sur cette ligne.
Q - Donc, pas de divergence avec les Américains ?
R - Aucune.
Q - Et donc, peut-être, un embargo sur les armes ?
R - Dans ce cadre-là.
Q - Justement, la semaine prochaine, vous proposez une nouvelle résolution de l’ONU qui prévoirait d’envoyer plus d’observateurs avec des moyens. On parle de trois à quatre cents observateurs, des hélicoptères, des moyens de communication. Cette résolution va-t-elle être votée par les Russes ?
R - Je pense que oui. C’est la France qui la propose en ce moment, je viens de vous le dire. Ce n’est pas la semaine prochaine, c’est aujourd’hui même que nous y travaillons et j’espère pouvoir le faire avec les Américains et les Britanniques. Les Russes ont toujours été partisans du déploiement d’une force d’observation et la position russe est en train d’évoluer. J’ai eu l’occasion d’en parler avec mon collègue Sergueï Lavrov la semaine dernière à Washington, il a reconnu que la principale responsabilité de ce qui se passe aujourd’hui en Syrie repose sur les épaules de Bachar Al-Assad.
C’est lent, c’est très frustrant. J’ai bien conscience que les morts s’additionnent, que c’est une tragédie épouvantable, que la communauté internationale, jusqu’à présent n’a pas été à la hauteur de ses responsabilités, notamment les Nations unies, mais, au moins, je crois qu’il y a un point sur lequel tout le monde peut se mettre d’accord, c’est que la France a été en permanence en initiative pour essayer de débloquer la situation.
Q - Ce matin les Russes disent que le cessez-le-feu tient dans son ensemble. Est-ce l’analyse de la France ? Le cessez-le-feu tient-il ?
R - Non, ce n’est pas l’analyse que nous avons faite hier, je le répète. Essayons de nous mettre dans un cadre plus global. Certes, la France est à l’initiative mais c’est une vision collective.
Hier, il y avait les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Turquie, plusieurs pays arabes et nous avons constaté que le cessez-le-feu n’était pas respecté et que Bachar Al-Assad ne respectait pas ses engagements.
Il ne faut pas se limiter au cessez-le-feu. Le plan Kofi Annan n’est pas simplement le cessez-le-feu, c’est le retour des troupes dans les casernes, c’est la liberté de manifestations et c’est, surtout, l’engagement d’un processus politique qui permettra d’aboutir à des élections libres. On ne va pas figer la situation au détriment de l’opposition syrienne.
Voilà le plan que nous essayons de mettre en œuvre et nous constatons qu’aujourd’hui Bachar Al-Assad ne tient pas ses engagements, d’où la nécessité absolue, dans un délai très bref, d’avoir cette force d’observation sur place avec les moyens de se déplacer librement et sans que cette force, bien entendu, ne soit à la merci du régime.
Q - Vous avez parlé de piège. N’y a-t-il pas justement un piège, celui de voir finalement le régime de Damas gagner du temps, jouer la montre comme l’on dit et continuer à bombarder ? Le plan Kofi Annan n’est-il pas lui-même un piège qui permettrait au régime d’être sauvé ?
R - Une fois de plus, je le répète, c’est la dernière chance avant la guerre civile et nous devons la saisir. Mais si ce plan ne fonctionne pas à 100 % aujourd’hui - c’est un accord que nous avons eu avec l’ensemble de nos partenaires -, il faut lui laisser sa chance encore pendant quelques jours.
Q - Ne craignez-vous pas une humiliation des casques bleus, comme cela s’est passé en Yougoslavie ?
R - Si nous devions passer notre temps à craindre absolument tout, nous ne ferions rien. Nous avons défini un programme d’action, nous nous y tenons. Nous allons le mettre en œuvre et nous l’adapterons rapidement. Vous avez raison de dire que le problème, c’est la rapidité. Nous avons progressé au cours des dernières semaines avec cette mission de Kofi Annan qui a commencé à faire bouger les choses et à faire bouger la Russie. Car, je le rappelle, la Russie soutient le plan Kofi Annan dans toute son ampleur, y compris sur le processus politique.
Alors, même si cela peut paraître difficile de dire cela quand on sait que les bombardements continuent, même s’ils ont un peu baissé d’intensité et qu’il y a toujours des morts, on avance quand même dans une direction qui offre une perspective. Si cette perspective ne se confirme pas, alors on passera à autre chose.
Q - Une question concernant l’Iran. Les pourparlers ont repris avec les Iraniens à propos du programme nucléaire. À votre avis, éloigne-t-on la perspective de frappe contre l’Iran ? Quel est votre sentiment aujourd’hui ?
R - Je serai prudent parce que les Iraniens ont l’habitude de faire des ouvertures et ensuite de ne pas poursuivre dans cette voie. Cela dit, cette réunion a au moins abouti à une conclusion, c’est que nous allons continuer à parler. Une réunion a été fixée à Bagdad alors que, vous vous en souvenez, l’année dernière, les choses s’étaient interrompues brutalement parce qu’il y avait eu une sorte de blocage iranien.
Là, il n’y a pas eu de blocage a priori, nous savons exactement ce que nous voulons. Nous voulons que l’Iran se conforme aux résolutions du Conseil de sécurité et abandonne l’enrichissement de l’uranium qui n’a d’autre vocation que de préparer une arme nucléaire, ce qui est inacceptable.
Q - On ne cède rien aux Iraniens ?
R - On ne cèdera pas. Il faut que les Iraniens fassent des gestes et s’ils font des gestes, alors dans le cadre d’une démarche étape par étape, on verra bien comment évoluer.
Q - Concernant la Birmanie, on le sait, dans le pays la situation est en train de s’améliorer, la conséquence est que l’Union européenne va lever ses sanctions. Aung San Suu Kyi va venir en Europe pour la première fois. L’avez-vous invitée ?
R - Oui, bien sûr. Vous savez que je me suis rendu en Birmanie il y a quelques mois, en janvier dernier. Je l’avais d’ailleurs décorée de la Légion d’Honneur. Ce qui m’avait beaucoup frappé, c’est que, pendant sa campagne électorale, son tract électoral faisait figurer sa photographie avec la Légion d’Honneur française.
Nous nous sommes longuement entretenus, je l’ai invitée à venir dès qu’elle pourrait se déplacer et je me réjouis qu’elle ait été élue.
Lundi prochain, nous allons non pas lever les sanctions, mais les suspendre pendant une durée d’un an. Nous voulons vérifier que le régime progresse dans la voie de la démocratie. Il y a des progrès qui ont été accomplis, mais l’objectif n’est pas encore tout à fait atteint. Voilà la démarche qui sera la nôtre entre ministres de l’Union européenne.
Q - La diplomatie française est très active ?
R - Je crois que cette réunion hier sur la Syrie a été saluée comme un succès. Nous avons également tenu, il y a deux jours, une réunion sur les sanctions qui a aussi été saluée par tous nos partenaires. Des sanctions ont été prises par les États-Unis, par la Ligue arabe, par l’Union européenne contre la Syrie. Elles étaient mal appliquées et c’est la France qui a réuni avant-hier tous les partenaires pour s’assurer que ces sanctions soient effectives.
Nous sommes actifs sur d’autres fronts. Au Mali, nous soutenons, à fond là aussi, les pays voisins, ce que l’on appelle la CEDEAO, pour rétablir l’ordre constitutionnel, pour engager un processus de dialogue avec les Touareg qui sont fréquentables et, au contraire, mobiliser la communauté internationale contre le péril terroriste d’AQMI. Là aussi, la France, je crois, est en initiative.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 avril 2012