Déclaration de Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, sur la diversité culturelle et l'accord commercial avec les Etats-Unis, Paris le 10 juin 2013.

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Circonstance : Débat sur la diversité culturelle à Paris le 10 juin 2013

Texte intégral


Permettez-moi tout d’abord de remercier Muriel Mayette de nous avoir permis de nous rassembler en son théâtre, ainsi que les membres de la Coalition française pour la diversité culturelle de m’avoir invitée à conclure cette après-midi de discussions.
Vous venez de débattre de ce que signifie et représente la diversité culturelle aujourd’hui, des menaces que certains veulent faire peser sur elle et des enjeux qui s’annoncent demain.
Se poser la question de ce qu’est la diversité culturelle 2.0 et d’un éventuel retour à zéro, nous amène nécessairement à nous interroger sur ce que sa version 1.0 ou son acte 1 a pu être et ce qu’elle nous a apporté.
La notion de « diversité culturelle » portait en elle un idéal. Cet idéal, nos prédécesseurs, dont je salue l’un des illustres représentants ici aujourd’hui, cher Jacques Toubon, l’ont brandi il y a tout juste vingt ans, dans un contexte de menaces très vif lors des Accords du GATT. Il s’agissait alors, pour mieux la protéger, d’affirmer que la culture n’était pas et ne devait pas devenir une marchandise !
Par nature, et depuis ses origines, le modèle des industries récréatives américaines a toujours été en effet en mesure, de supplanter économiquement nos entreprises nationales en Europe et dans le reste du Monde. Et elles l’auraient fait notamment il y a vingt ans, si certains, comme vous cher Jacques, cher Costa Gavras et cher Pascal, ne s’étaient pas érigés contre ce projet implacable de négociation et de commercialisation de la culture. Je tiens donc à rendre hommage à votre lucidité, à votre clairvoyance, à votre combativité, et aux résultats que vous avez obtenus !
En vingt ans, que s’est-il passé ?
Cet idéal ainsi préservé en 1993 et renforcé à la faveur de la convention de l’Unesco de 2005 sur la diversité culturelle, est aujourd’hui, vingt ans après, une formidable réalité ! mais permettez-moi d’ajouter…toutes les fois où chacun a bien voulu veiller à la défendre et à la revendiquer !
Ainsi en France, cet idéal s’est concrétisé et incarné grâce à différents outils, différentes politiques.
Dans un mouvement déjà initié précédemment, l’action culturelle ces vingt dernières années s’est davantage déconcentrée sur notre territoire – vers les DRACs, mais elle s’est aussi décentralisée, avec un dynamisme volontariste. Dans le secteur cinématographique, les Régions ont par exemple signé avec l’Etat des contrats de moyens additionnels en faveur de la production, favorisant ainsi les tournages sur place et partant, l’emploi.
A la faveur des nouveaux supports de diffusion, je pense par exemple, à l’essor de la télévision payante, l’Etat, avec ses partenaires privés et publics, a recherché systématiquement à adapter ses outils d’aide au financement de la création.
En conséquence, la production d’œuvres, pièces de théâtres, œuvres littéraires, films, expositions, etc., s’est multipliée ; le nombre des lieux de diffusion, festivals, musées, théâtres, salles de cinéma, etc. a augmenté fortement ! Voyons comment, le dernier Festival de Cannes a souligné la vitalité du cinéma français et de notre politique de soutien.
Enfin, l’éducation artistique et culturelle, dans un élan collectif accentué à partir de la fin des années 80, a visé à poursuivre la transmission de cet idéal à nos enfants. Vous savez l’importance que j’accorde à l’éducation artistique et culturelle que je considère être également, sur cette question de l’exception culturelle, absolument essentielle pour poursuivre dans les années à venir la transmission de cet idéal.
Car tous ces outils et lieux de diffusion que je viens de décrire et ces pratiques que nous encourageons depuis tant d’années, ont su créer chez nos concitoyens un habitus, un amour pour l’offre culturelle. C’est la raison pour laquelle, le public est notamment curieux de toutes ces cinématographies parmi lesquelles, celles en provenance des Etats-Unis ; Harvey Weinstein le relevait d’ailleurs très bien dans son allocution au Festival de Cannes.
Et que constatons-nous ?
Que, même si tout n’est pas parfait parce que beaucoup reste à faire pour mieux démocratiser la culture, nos concitoyens ont encore la possibilité d’accéder en France à une offre culturelle abondante, à une offre diverse, à une offre de créateurs français, ouverte aux créateurs du monde entier dans la grande tradition historique d’accueil de notre pays et de sa dimension universaliste. Soyons fiers de cette politique : revendiquons-là !
L’Europe – cette Union européenne dont nous sommes partie intégrante – n’est pas non plus restée inactive en la matière…
En finançant, au côté d’autres partenaires comme le Centre national du cinéma et de l’image animée, l’action du réseau de salles de cinéma EuropaCinémas, le programme Média a ainsi favorisé la circulation d’œuvres cinématographiques européennes au sein des salles de cinéma de l’Union européenne. Un peu plus de vingt ans après sa création, ce réseau de salles annonce que le nombre de films européens ainsi diffusés n’a jamais été aussi élevé.
L’Europe a également encouragé et permis l‘essor de créations diverses entre pays européens, à travers la production muséographique notamment.
Le partage avec l’autre et la découverte de l’autre nous ont donc enrichis et ont été source de progrès social mais aussi de développement économique. Nos industries créatives et culturelles représentent ainsi aujourd’hui 3,7 % de notre PIB européen et plus de 6 millions des emplois européens.
Alors pourquoi vouloir vingt ans après, à travers la perspective de la signature de l’accord commercial avec les Etats-Unis - que nous souhaitons tous par ailleurs dans les domaines ne devant pas être exclus, « remettre sur le métier cet ouvrage », balayer cet idéal de diversité culturelle et prendre le risque de menacer de telles richesses immatérielles ainsi créées, sans parler des emplois que représentent tous ces secteurs d’activités ?
La France s’y refuse et je l’ai dit à notre Conseil des ministres de la culture européens ! et qu’on se le dise : ce combat n’est pas celui de la vieille Europe toute essoufflée contre le modernisme outre-atlantique tout inventif !
« Oui », l’émergence du numérique et de ses moyens de diffusion est venue bousculer nos usages. Des géants comme Amazon, Google, Apple, ou Facebook, pour n’en citer que quelques-uns (les « GAFA »), dominent le monde de la communication et de la diffusion sur internet, comme les géants d’Hollywood dominent le monde « du divertissement » / de « l’entertainment ». D’autres acteurs tout aussi redoutables comme Netflix sont déjà aux portes de l’Europe.
Le risque est donc plus grand qu’en 1993, tant les acteurs du numérique sont puissants. Mais « non », le numérique ne doit pas nous faire changer la façon de voir les choses, car ce sont toujours des œuvres que ces nouveaux modes de diffusion transmettent.
Des entreprises françaises et européennes ont émergé dans ce nouveau monde, mais leur modèle ne saurait à ce jour couvrir le monde, et la compétition avec des acteurs globaux, mondialisés, intégrés, en capacité, bien souvent, d’amortir la plupart de leurs coûts sur un marché national très vaste qui leur donne un avantage compétitif décisif à l’international, est particulièrement rude.
Je ne dis pas du tout cela par anti-américanisme. Nous aimons tous la culture américaine, le cinéma américain et bien entendu il ne s’agit pas d’ériger des barrières. Mais nous devons simplement porter un regard lucide sur les rapports de force, qui sont très déséquilibrés : les industries récréatives américaines ont une force de frappe inégalée, appuyée sur un vaste marché intérieur. Or, entrer dans une logique d’ouverture et de libéralisation ne se justifie que si les partenaires sont sur un pied d’égalité. Ce n’est clairement pas le cas aujourd’hui.
Alors, comment peut-on penser qu’en libéralisant les services culturels, dont font partie les services audiovisuels, nos actions et nos entreprises sauraient mieux aujourd’hui, qu’hier, se mesurer à des modèles économiques de masse ? En réalité, le risque est immense que ces entreprises américaines, à la faveur d’une fiscalité avantagée au regard de celle de nos entreprises, sauront en un rien de temps grignoter ces parts de marché qu’elles n’auraient pas encore conquises ! Pouvons-nous vraiment croire qu’elles se soucieront de valoriser ces créations non américaines, quand déjà à l’heure de l’argentique ou de tous ces modes de diffusion des années 80 et 90, elles ne le faisaient pas ? Pouvons-nous vraiment croire que libéraliser les canaux du numérique nous rendra nos entreprises plus fortes et plus puissantes ?
Ne soyons pas naïfs ! Soyons à l’inverse, convaincus et offensifs !
Convaincue je le suis !
Forts de cet acte 1 de la diversité culturelle, il nous appartient, à l’heure du numérique, de dessiner un nouvel acte de l’exception culturelle.
Cette réflexion, je la proposerai très prochainement à mes collègues de la culture en Europe : de même que j'ai souhaité définir un acte II de l'exception culturelle en France en confiant à Pierre Lescure la mission à partir de laquelle j'entends refonder les outils de notre politique culturelle, de même j'engagerai avec mes collègues un travail commun pour que la politique culturelle européenne ne se rétrécisse pas au moment même où nous avons tant besoin d'une Europe politique et culturelle forte, et où s’effrite la solidarité économique entre les pays européens.
Mon ambition, avec les pays qui en formuleront le projet politique, est triple :
- que nous réunissions à une échelle européenne les conditions d’un meilleur partage de la valeur créée sur internet, en faveur des auteurs et de leurs ayants droit ;
- que nous puissions veiller à ce que la création continue de se diffuser tout en en préservant son ADN multi-culturel, en adaptant nos outils de soutien à cette création ;
- que nous développions une offre légale d’œuvres toujours plus large, tout en poursuivant ceux qui en font un commerce illicite.
Cette conviction est audacieuse ; elle est le gage de notre liberté.
Soyons donc offensifs !
C’est ce que j’ai fait en écrivant avec 15 de mes homologues européens au Président de la Commission Européenne pour qu’il exclue les services audiovisuels du mandat transatlantique afin que nous préservions l’exception culturelle !
C’est ce que beaucoup d’entre vous avec nous, avons dit tous ensemble à Cannes le 20 mai dernier lors de la conférence sur le renforcement de l’exception culturelle, qui fut, je crois, un moment de très grande mobilisation.
C’est ce que nos amis américains Harvey Weinstein et Steven Spielberg ont affirmé devant les caméras du monde entier !
C’est aussi le message que des parlementaires français puis leurs collègues européens ont adressé à la Commission européenne le 23 mai dernier, avec panache et avec une très forte majorité en faveur de la résolution proposée par Henri Weber - dont je salue ici l’action formidablement déterminée !
C’est aussi ce que feront les deux présidents de commissions de l’Assemblée Nationale Danièle Auroi et Patrick Bloche qui présenteront leur résolution mercredi 12 juin à tous les parlementaires.
Et c’est aussi ce que d’illustres cinéastes européens ont exprimé ce matin dans la presse après l’avoir fait avec plus de 6000 professionnels de la culture et qu’ils comptent poursuivre demain à Strasbourg notamment lors d’un entretien avec le Président de la Commission Européenne José-Manuel Barroso !
Eh bien, c’est que fera la France le 14 juin en revendiquant l’exclusion des services audiovisuels du projet de mandat transatlantique !
Rien n’a empêché les échanges transnationaux entre pays de l’Union et les Etats-Unis ces vingt dernières années ; le combat n’est donc pas contre l’Union Européenne ni les Etats-Unis mais en faveur de la diversité culturelle pour les pays d’Europe.
L’argument qui consiste à dire qu’on n’entre pas en négociation en mettant de côté certains domaines, est tout simplement fallacieux quand on sait qu’il n’y a aucune raison à renoncer à l’exception culturelle, quand on sait qu’en négociant l’exception culturelle dont les services audiovisuels, ou en tentant de dresser des listes exhaustives au sein d’un accord commercial, on ne peut que nécessairement la figer et à terme l’affaiblir !
La culture nécessite un cadre et des mécanismes spécifiques, sinon c’est le risque de l’homogénéisation qui guette. L’enjeu est donc celui de quelle vision du monde nous souhaitons véhiculer.
Peut-être ces industries culturelles, ainsi préservées, sauront-elles au fond, développer auprès de nos concitoyens ce sentiment d’appartenance en l’Europe qui fait tant défaut actuellement.
La France, solidaire derrière le Président de la République, a exprimé par ma voix et celle de la ministre du commerce extérieur Nicole Bricq, quelle était sa ligne rouge.
La France ne cèdera pas car il s’agit de conforter et promouvoir des industries, de poursuivre mais aussi construire un nouveau projet culturel.
Je vous remercie de votre attention.
Source http://www.culturecommunication.gouv.fr, le 12 juin 2013