Texte intégral
Je vous remercie de m'avoir invitée à votre rendez-vous estival, ce moment privilégié de réflexion collective à quelques jours de la rentrée universitaire.
J'en apprécie particulièrement le thème : « Bâtir une stratégie pour l'université de demain ». Il correspond en effet bien au moment et à la période qui s'ouvre. Je souhaite donc proposer à votre réflexion les pistes sur lesquelles nous travaillons pour répondre à une question aussi essentielle.
Après deux ans d'intense activité pendant lesquelles il a pu être donné le sentiment que les questions d'organisation étaient notre principale préoccupation, il est grand temps d'éclairer davantage les finalités de notre nouvelle architecture opérationnelle et territoriale, en clair les finalités de notre politique. L'immense travail qu'à la suite de la loi du 22 juillet 2013 vous avez entrepris, à la fois pour adapter vos statuts et vous regrouper à l'échelle territoriale n'a en effet pas de sens en lui-même.
Il n'acquiert de signification que s'il est mis au service d'objectifs stratégiques correspondant à une ambition nouvelle de notre Université et donc de nos établissements.
J'admire le travail accompli et vous en sais infiniment gré. Mais en même temps je sais, pour l'entendre souvent de la bouche même de ceux pour qui nous travaillons ainsi, les enseignants-chercheurs, les autres personnels, et tout autant les étudiants, qu'il n'est pas toujours compris parce que nous ne savons pas toujours en démontrer le sens, la portée quant à l'accomplissement de l'acte pédagogique et scientifique lui-même.
De là l'importance de la réflexion stratégique que vous engagez ou plutôt que vous voulez davantage expliciter à l'occasion de cette Université d'été.
La question vaut d'abord pour moi et le ministère dont j'ai la charge aux côtés de Benoît Hamon.
La loi du 22 juillet 2013 stipule en effet en son article 4 (2' alinéa) « une stratégie nationale de l'enseignement supérieur comportant une programmation pluriannuelle des moyens, est élaborée et révisée tous les cinq ans sous la responsabilité du ministre chargé de l'enseignement supérieur. Les priorités en sont arrêtées après une concertation avec les partenaires culturels, sociaux et économiques, les communautés scientifique et d'enseignement supérieur, les ministères concernés et les collectivités territoriales.
Avant d'être arrêtées définitivement elles sont transmises aux commissions permanentes compétentes de l'Assemblée Nationale et du Sénat ». Et la loi ajoute : « La stratégie nationale de l'enseignement supérieur repose sur le principe selon lequel les établissements (EPSCP) sont au centre du système d'enseignement supérieur ».
Ces dispositions sont passées un peu inaperçues dans le débat public. Pourtant c'est la première fois qu'une telle exigence de vision stratégique à moyen terme est ainsi posée à l'exécutif. Exigence logique dans un domaine à horizon forcément long, celui de la production mais aussi de la transmission du savoir. Cinq ans c'est une durée courante pour toute recherche approfondie, c'est à peine plus que la durée moyenne d'une thèse, c'est le temps nécessaire pour obtenir un master Exigence logique mais défi redoutable pour le politique si souvent happé par les contraintes du court-terme.
Ce défi je veux le relever avec vous. C'est ainsi que j'ai confié dès le lendemain de l'adoption de la loi une mission à vos deux collègues Sophie Béjean et Bertrand Monthubert pour qu'ils préparent les éléments de base permettant de construire cette stratégie nationale. Je tiens à les remercier publiquement pour la qualité du travail qu'ils ont engagé, avec le concours d'un groupe de travail particulièrement actif et imaginatif. Un rapport intermédiaire m'a été remis en juillet dernier dont vous avez pu prendre connaissance.
Quand je dis « je veux relever ce défi avec vous », c'est bien que j'attends vos commentaires sur ce premier rapport et notamment sur les priorités stratégiques qu'il propose, voire sur les modalités de mise en oeuvre qu'il esquisse.
Je souhaite vos réactions et commentaires sans attendre le rapport final prévu à l'automne et la concertation formelle qui s'ouvrira. Pourquoi ? Tout simplement parce que comme le rappelle la loi citée tout à l'heure « la stratégie nationale repose sur le principe que les EPSCP sont au centre du système d'enseignement supérieur ».
Mais relever le défi avec vous, ce n'est pas simplement vous associer étroitement à l'élaboration de la STRANES. C'est aussi considérer que ce défi est également le vôtre, celui de vos établissements, celui des regroupements auxquels ils ont décidé d'appartenir. C'est dire que la question posée par votre rencontre vaut aussi pour chaque université ou établissement ou regroupement au nom d'une double cohérence. Votre programme de travail pour ces deux journées en porte d'ailleurs la marque.
Cohérence entre une stratégie nationale et celle des établissements publics qui en sont les opérateurs privilégiés (le « contrat » en est la traduction) mais aussi cohérence voire continuité d'une politique conduite par les équipes d'établissements elles-mêmes.
Bref, bâtir une stratégie pour l'université de demain, c'est bâtir une intelligence collective à plusieurs niveaux, national, de site, local, comme une intelligence collective entre ces différents niveaux.
Mais revenons d'abord sur la stratégie nationale.
Je ne reprendrai pas ici les nombreuses propositions de la mission Béjean-Monthubert. Mais je voudrais souligner devant vous quelques enjeux principaux que le débat public récent a lui-même mis en exergue.
J'avais en effet interrogé la commission notamment sur trois grandes questions stratégiques, celles de l'ouverture de l'enseignement supérieur au plus grand nombre, de la réussite pour tous et celle de l'ouverture sur le monde. Comme chaque année au moment des inscriptions le débat a resurgi sur les modalités d'accès aux formations supérieures et notamment sur la sélection, toujours réclamée par certains.
De même comme chaque année, la publication du classement de Shanghai a relancé le débat sur notre positionnement international, ses forces et ses faiblesses. J'ai eu ces derniers jours l'occasion de m'exprimer abondamment sur ce sujet. Mais je tiens à redire ici devant vous que l'on ne saurait bâtir une stratégie dans la seule perspective d'une amélioration d'un classement quel qu'il soit.
Bâtir une stratégie pertinente ne peut se faire qu'à partir d'un énoncé clair d'objectifs adaptés à notre situation nationale. La reconnaissance internationale viendra d'abord du constat de cette pertinence.
L'exercice que nous engageons doit être l'occasion d'exprimer très clairement nos choix sur ces questions essentielles.
Alors soyons clairs : l'université de demain c'est évidemment celle adaptée à la « société apprenante » (« Learning society ») pour reprendre l'expression de l'économiste J. Stiglitz. Cela fait des années que l'on parle de la « société de la connaissance » mais plus encore que l'on constate, partout dans le monde, que le ressort principal du développement vient de la maîtrise des technologies et de la capacité à les concevoir comme à les mettre en oeuvre. De là l'importance primordiale, en amont de toute politique économique et sociale efficace, d'un socle éducatif solide et en évolution qualitative permanente. La « société apprenante » c'est cette société nouvelle dans laquelle nous sommes déjà, où vivre implique d'apprendre toujours et partout, sous toutes les formes possibles et tout au long de la vie. Se préparer ou s'adapter à la société apprenante implique donc le contraire du malthusianisme dans l'accès à l'enseignement supérieur prôné par les partisans de la sélection. Ceux-là vont à rebours de l'histoire. Pas seulement au regard des générations montantes et de leurs aspirations légitimes à maitriser du mieux possible leur avenir mais aussi au regard d'une préoccupation intergénérationnelle, incluant les générations déjà au travail voire les retraités. Les inégalités dont pâtissent les sociétés contemporaines ne sont pas seulement celles liées aux patrimoines matériels, immobiliers ou financiers. Il y a longtemps déjà, P. Bourdieu avait démontré l'impact du capital culturel et de ses différenciations. Les inégalités les plus lourdes de conséquences aujourd'hui sont sans doute, du moins dans les pays les plus développés, les « inégalités d'opportunité » comme le dit encore J. Stiglitz.
Or, quel système peut le mieux combattre de telles inégalités sinon le système de formation, et, plus que jamais, le système de formation supérieure ? Il suffit de voir les taux d'accès au marché du travail en fonction du diplôme pour s'en convaincre. Pour reprendre de manière un peu métaphorique le travail d'un autre économiste ayant brillamment animé le débat public sur le sujet (T. Piketty), c'est aussi parce qu'il y a un taux de « rendement » élevé du capital culturel, plus élevé que le taux de croissance, que les inégalités s'accroissent.
L'effort massif fait depuis trente ans pour faire accéder un pourcentage toujours plus élevé d'une génération au niveau du baccalauréat puis désormais à un diplôme d'enseignement supérieur, a certes correspondu à un déplacement vers le haut des exigences cognitives sur le marché du travail mais il ne fait pas de doute qu'il a tout de même, en France au moins, contribué à freiner cet accroissement des inégalités.
Remettre « l'ascenseur social » en route, comme cela est réclamé par nos concitoyens, implique donc un changement définitif de regard sur l'enseignement supérieur en général, et l'université en particulier. Cela implique de renoncer une fois pour toutes à une université réservée à une seule élite, même méritocratique.
C'est penser une université ouverte à tous, de toute génération, non seulement pour ne pas désespérer une jeunesse légitimement impatiente mais aussi pour assumer enfin une véritable formation tout au long de la vie qui ne soit pas simplement conçue comme supplément d'âme pour troisième âge ou réparation momentanée d'un accident de la vie au travail. Notre ambition en ce domaine revêt à mes yeux la même importance que celle du transfert en matière de recherche. Le transfert de technologie est devenu un des moments essentiels de la société de la connaissance. La formation tout au long de la vie doit devenir un moment essentiel de la société apprenante.
Soyons clairs : nous n'y sommes pas encore. Mais voilà le plus bel objectif stratégique que nous pouvons nous donner, que nous pouvons partager. Porter 50 % d'une génération au niveau de la licence est une façon d'y parvenir mais cela doit absolument être complété par une ouverture intergénérationnelle, par une université prenant pied résolument sur le terrain de la formation continue et de l'alternance. C'est cela aussi l'enjeu de ce que nous voulons faire avec nos partenaires économiques, notamment au sein du Comité Sup'Emploi. C'est aussi cela que porte notre ambition concernant les docteurs et leur plus grande reconnaissance sur le marché du travail.
A la médiocrité de la vision sociale des partisans de la sélection sous toutes ses formes (y compris financière par l'élévation des droits d'inscription) opposons l'ambition d'un système d'enseignement public plus ouvert que jamais quantitativement et qualitativement ! Nous aurons d'autres occasions d'évoquer l'immense travail qu'implique ce chantier majeur. Mais je veux souligner à quel point c'est le sens du combat que je mène, y compris sur le plan budgétaire. Mais je ne peux le faire sans vous, sans que vos stratégies propres, celles de vos regroupements comme celles de vos établissements, ne convergent vers une telle cible stratégique, ne soient portées par une telle conviction.
La lisibilité et la visibilité que donnent déjà et donneront encore davantage vos regroupements sous toutes leurs formes possibles sont des atouts précieux pour construire ce nouveau visage de l'université, notamment par les nombreuses barrières qu'ils vont contribuer à abattre. Ils doivent permettre de penser à une échelle territoriale plus large, plus accessible non seulement aux étudiants potentiels mais aussi à l'ensemble du corps économique et social, une offre de formation correspondant à cette nouvelle ambition.
De même que depuis quelques décennies nous avons su inventer peu à peu les passerelles entre la recherche fondamentale apanage séculaire de l'université et les besoins quotidiens de nos entreprises et de la vie au travail, de même nous devons inventer cette université nouvelle, porteuse d'un lien nouveau entre l'enseignement de haut niveau et les besoins individuels et collectifs d'une société apprenante.
Les regroupements sont une belle avancée dans ce combat. Mais chaque politique de chacun de nos établissements doit également y contribuer.
Bâtir une stratégie pour l'université de demain vaut en effet aussi par chacun d'entre vous. A la fois pour participer et contribuer aux priorités de la stratégie nationale et pour affirmer l'identité, la singularité, la qualité de vos établissements au sein des regroupements. On devine immédiatement la portée de cette vision renouvelée de l'université sur l'offre de formation à bâtir :
- une offre de formation qui ne soit pas seulement la somme des compétences de chacun de vos enseignants-chercheurs, mais qui procède d'une intelligence collective affirmée d'une situation à la fois locale, régionale, nationale voire internationale ;
- une offre de formation pensée stratégiquement et non pas constatée a posteriori ;
- une offre de formation génératrice d'une politique de ressources humaines adaptée ;
- une offre de formation en harmonie avec une politique de recherche elle-même pensée stratégiquement et non simple effet d'opportunité.
Je vous sais déjà tous engagés dans cette voie avec les compléments indispensables que sont les dispositifs financiers et de gouvernance et je me réjouis de cette évolution notable, encouragée par l'autonomie de vos établissements comme par les délégations de compétences prévues dans les regroupements. Mais je sais aussi qu'il n'y a pas de temps à perdre. Les enjeux locaux, régionaux, nationaux rejoignent ici l'ambition d'une plus grande attractivité internationale.
On peut certes et on le doit, espérer davantage de Prix Nobel ou de Médailles Fields (encore que dans ce dernier domaine la performance française est remarquable) pour progresser dans le classement de Shanghaï, dans lequel ces critères pèsent 30 %. Mais là ne saurait se trouver une issue stratégique. Notre objectif c'est bien celui de l'université de la société de demain. Si nous y parvenons, notre attractivité s'accroitra d'autant. L'aura de la France a longtemps été celle du pays des Lumières, de la Raison s'imposant au monde dominé par l'obscurantisme et les préjugés. L'obscurantisme aujourd'hui c'est cette vision étroite de l'accès au savoir qui, de fait, animent les partisans du statu quo, de la répétition ad libitum d'un modèle ayant fait son temps.
Je suis convaincue que nous pouvons retrouver une telle aura par la grâce conjuguée d'une telle stratégie nationale, s'appuyant sur des établissements regroupés et d'une intelligence collective territorialisée anticipant les besoins de la société apprenante en train de naître.
Avec la loi du 22 juillet 2013 et les regroupements nous avons posé les bases d'ensembles plus forts aux rôles mieux répartis, capables de relever le défi international, mais aussi et d'abord nos propres défis intérieurs.
C'est ce pacte nouveau que je vous propose : construisons ensemble cette nouvelle intelligence collective qui doit lui être attachée, bref cette université de demain. Construisons là ensemble, mais proposons aussi ensemble à tous nos partenaires économiques, sociaux, territoriaux, de contribuer à sa construction, d'allumer avec nous cette lumière susceptible de guider le redressement nécessaire et, au-delà, d'anticiper la société de demain.
Il va y avoir beaucoup d'obstacles à franchir, beaucoup de réticences à vaincre, et d'abord dans nos, dans vos propres rangs. Mais j'espère qu'avec moi, vous êtes convaincus que cet enjeu en vaut la peine.
Source http://www.cpu.fr, le 16 septembre 2014