Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur la situation en Ukraine et en Syrie et sur le nucléaire iranien, au Sénat le 17 février 2015.

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Circonstance : Audition devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, le 17 février 2015

Texte intégral

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, je remercie le ministre, en cette période tendue, de consacrer du temps à notre commission.
Nous sommes sensibles aux diverses initiatives qui ont été prises, dans un contexte international particulièrement difficile. Le « format Normandie » s'est ainsi révélé pertinent en Ukraine. Un certain nombre de sujets apparaissent donc positifs.
Nous éprouvons cependant quelques inquiétudes pour la suite, et nous souhaiterions vous entendre à ce propos.
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je remercie votre commission de son accueil.
Je consacrerai mon propos liminaire à l'Ukraine.
Le différend est officiellement né à propos des conséquences de l'accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine. Les choses ont cependant dégénéré avec l'annexion de la Crimée et la présence de séparatistes à l'Est. Du différend, on est passé au conflit, puis du conflit à la guerre, par personnes interposées pour ce qui concerne les séparatistes.
Nous avons considéré, étant donné la situation géographique de l'Ukraine et son histoire, qu'il convenait de se mobiliser pour que ce pays conserve les meilleures relations possibles avec la Russie et l'Union européenne, ses deux voisines, sur la base du dialogue et de la fermeté. Dialogue parce qu'il n'est pas envisageable de faire la guerre à la Russie ; fermeté parce qu'on ne peut accepter les annexions internationales. Il nous restait donc à faire jouer la diplomatie.
Le Président Poutine et le Président Porochenko ne se parlant plus, le Président de la République et moi-même, en liaison avec le gouvernement allemand, avons décidé de relancer le dialogue. En effet, si les dirigeants ne communiquent plus, il n'y a pas de raison que les exécutants puissent s'entendre.
Nous avons donc bâti un plan pour sortir de cette difficulté. Je dois rendre ici hommage aux collaborateurs du Quai d'Orsay, qui ont beaucoup travaillé. Ce plan a ensuite été ajusté avec la présidence de la République, puis proposé à nos amis allemands.
Mme Merkel et le Président Hollande ont proposé leur texte à M. Porochenko. Ils ont également rencontré M. Iatseniouk. Le texte a été quelque peu amendé, avant d'être présenté à Moscou. C'est ce qui a permis d'organiser la réunion de Minsk, où nous avons discuté durant une longue nuit, pendant que les séparatistes siégeaient ailleurs dans Minsk, avec des représentants ukrainiens et la représentante de l'OSCE, Mme Heidi Tagliavini.
Deux problèmes sont apparus, le contrôle des frontières, et le sort des provinces de l'Est. Toute une discussion sémantique s'est ensuivie autour des notions de décentralisation, d'autonomie, ou de fédéralisme. On a finalement décidé de lister les compétences, afin d'éviter les problèmes de vocabulaire, ce qui ne règle pas la question sur le fond.
Compte tenu de la complexité du droit ukrainien, les discussions ont duré des heures. Tout le monde a cependant fini par se mettre d'accord.
Un autre élément de la discussion a porté sur le fait de savoir quand interviendrait le cessez-le-feu. M. Poutine eut aimé que le cessez-le-feu intervienne dix jours après notre réunion. Nous estimions quant à nous qu'il devait être immédiat. Les parties ont fini par se mettre d'accord sur un délai de deux jours. Le moment du cessez-le-feu détermine le retrait des armes lourdes et le début d'une série de discussions de fond.
Où en est-on au moment où je m'exprime ? Le cessez-le-feu est en général assez bien respecté, à quelques exceptions tragiques près, mais il existe un problème important au sujet de la poche de Debaltsevo, où l'on se bat actuellement très durement. Ceci peut avoir des conséquences humaines considérables pour les milliers de personnes présentes.
Marioupol connaît également quelques problèmes, mais je n'ai pas davantage d'informations à l'heure où je vous parle.
Les armes lourdes, d'une portée comprise entre cinquante et cent quarante kilomètres, devaient par ailleurs être retirées hier, à partir minuit, sous la surveillance de l'OSCE. Les deux parties rechignent cependant à s'exécuter tant que le cessez-le-feu n'est pas respecté.
Notre attitude politique et diplomatique consiste à continuer à faire pression, grâce au « format Normandie », afin de faire respecter l'accord de Minsk II. Toute une série de conversations ont eu lieu entre les quatre principaux responsables que sont les ministres des affaires étrangères et l'OSCE. L'OSCE, qui est beaucoup plus impliquée que dans l'accord de Minsk I, dispose de moyens supplémentaires, et joue un rôle très utile.
Le débat est par ailleurs remonté jusqu'à l'ONU pour que celle-ci « endosse » l'accord.
Nous allons continuer à exercer une pression par l'intermédiaire du « format Normandie », nous appuyer sur l'OSCE, et obliger autant que possible M. Poutine et les séparatistes à respecter leur signature.
Je ne vous cache pas ma grande inquiétude pour le sort des habitants de Debaltsevo. Comment faire pour qu'ils en sortent vivants et pour en extirper les armes lourdes ?
Telle est la situation à l'instant où je vous parle.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La parole est aux commissaires.
M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur le ministre, quel système pourrait, selon vous, avoir des chances de concourir à une paix durable ?
Par ailleurs, croyez-vous que tout ceci va avoir une influence positive sur l'Europe de la sécurité et de la défense ?
Mme Josette Durrieu. - Monsieur le ministre, vous avez répondu par avance à un certain nombre des questions que je souhaitais vous poser.
M. Poutine a une stratégie qui peut s'appliquer à d'autres situations : il ne commet jamais aucune agression, mais s'installe dans une situation et laisse le conflit s'enliser. Est-ce la voie vers laquelle on s'achemine ? À ce propos, la Moldavie, qui est très ²proche et qui peut constituer la proie suivante, n'arrive pas à mettre de gouvernement en place. Or, les candidats favorables à M. Poutine ont obtenu, en valeur relative, plus de voix que les autres aux dernières élections législatives. C'est assez inquiétant...
Vous avez dit que l'OSCE était en mesure de faire face à ses missions. Des sanctions ont-elles été évoquées ? Gênent-elles réellement M. Poutine ? Dans ce cas, il s'agit de la dernière arme dont nous disposions. Qui peut croire que les Russes vont se retirer de cette partie est de l'Ukraine ? La Lettonie a également très peur...
Même si l'on sent un manque de détermination, faute de moyens, de la part des autres parties prenantes, l'action de la France et de l'Allemagne apparaît exceptionnelle. Comment réagirons-nous si le cessez-le-feu n'est pas suivi ?
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Monsieur le ministre, on ne peut que se féliciter de ces négociations, à l'initiative des Français et des Allemands, mais certains aspects me dérangent cependant.
On nous présente la situation depuis des mois de façon manichéenne. Certes, tout n'est pas blanc ou noir, mais il faut néanmoins rappeler certaines choses. L'est de l'Ukraine est majoritairement peuplé de Russes. 40 % de la population y parle russe. Or, la première décision de l'État ukrainien a été d'interdire à ces personnes de parler leur langue natale ! Si l'on m'empêchait de parler français, j'aurais une réaction épidermique qui ne serait sans doute pas politiquement correcte - et je ne suis certainement pas la seule ici.
Par ailleurs, en juin 1941, les troupes allemandes ont été accueillies par les Ukrainiens comme des libérateurs ; ces troupes ont trouvé, à l'ouest de l'Ukraine, des alliés. Il faut le reconnaître ! Le jeu des États-Unis dans cette partie du monde n'est-il pas dangereux ? Ne risque-t-on pas de voir exploser une troisième guerre mondiale ?
La France doit, pour sa part, mener une autre guerre, contre le terrorisme et le djihadisme : est-ce une bonne chose de s'engager là-bas ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Monsieur le ministre, l'opération menée par les diplomaties françaises et allemandes, sous la conduite du Président François Hollande et de la Chancelière Angela Merkel, constituent une belle opération qui marque le retour de l'Europe. Même si nous n'en connaissons pas encore les résultats, je n'aurai qu'un mot : bravo l'artiste !
Par ailleurs, en lisant la presse, j'ai eu l'impression que le Président Hollande, Mme Merkel et vous-même êtes parvenus à stabiliser la position du Président Obama. Toutefois, aux États-Unis, le pouvoir est aujourd'hui aux mains du parti républicain. Quelle est exactement la position américaine dans ce domaine ?
M. Aymeri de Montesquiou. - Monsieur le ministre, je me joins au cœur des félicitations que nous avons entendues.
Les Anglo-Saxons semblent bouder cet accord. On peut le comprendre : en effet, aujourd'hui, les grands gagnants sont les Américains qui, suite aux sanctions, ont augmenté leurs échanges de 6 %, alors que ceux de l'Union européenne ont baissé de 8 %.
L'aval des États-Unis dans cet accord est-il indispensable ?
M. Daniel Reiner. - Monsieur le ministre, les Européens n'ont guère semblé enthousiasmés par cet accord. Quel a été le rôle de l'Union européenne dans cette affaire, et sa réaction après la signature dudit accord ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Quel rôle éventuel le Président polonais du Conseil européen a-t-il joué ?
Par ailleurs, quel serait l'intérêt le Président Poutine à faire durer la situation ?
Enfin, le voyage récent en Égypte du président russe, entre la rencontre de Moscou et celle de Minsk, avait-elle pour objectif d'élargir les discussions à un champ géopolitique plus large ?
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Le voyage en Égypte était prévu. L'Égypte et la Russie ont traditionnellement de bonnes relations. Ce voyage résultait de la volonté du Président al-Sissi et du Président Poutine, qui désirait vendre ses Soukhoï. Cela n'a d'ailleurs pas été le cas.
Pour en revenir aux questions, on oublie souvent qu'il s'agit d'une initiative franco-allemande ou germano-française remarquable. Cela prouve que, lorsque la France et l'Allemagne additionnent leurs forces et leur influence, le résultat est décisif.
Du même coup, je réponds à la question portant sur l'Europe. Lorsque la Chancelière et le Président ont rendu compte de leur mission, tout le monde a applaudi - mais je n'étais pas dans le cœur des uns et des autres... Vous savez comment fonctionne l'Europe : si on ne fait rien, cela pose un problème ; si on fait quelque chose, cela en pose davantage encore !
La Grande-Bretagne a estimé que ces accords n'étaient pas suffisants. C'était aussi la position américaine, mais sur le fond, il n'y a pas eu de contestations. Donald Tusk, Jean-Claude Junker et Frederica Mogherini ont été tenus au courant.
Quant aux sanctions personnelles, celles-ci ont été décidées après Marioupol. Une réunion des ministres des affaires étrangères, tenues avant le sommet de Minsk, aurait dû les arrêter, mais c'était très peu opportun. En effet, de telles sanctions auraient donné une bonne raison à Vladimir Poutine de ne pas aller à Minsk. On les a donc suspendues, mais elles devaient être réexaminées par les chefs d'État et de gouvernement lors de leur conseil informel. Ceux-ci ont décidé de les appliquer ; elles sont effectives depuis lundi. Cela n'a d'ailleurs pas une grande influence. Il s'agit de sanctions limitées aux séparatistes, etc.
Pour ce qui est des sanctions plus importantes, l'idée générale est la suivante : si l'accord a vraiment lieu, si le cessez-le-feu est respecté, si les discussions sont positives, on atténuera les sanctions ; en revanche, si les séparatistes et les Russes « tirent au renard », il est probable que l'on se dirigera vers une aggravation.
M. Bockel m'a interrogé sur le statut des régions de l'Est. J'ai eu une impression étrange durant toutes ces négociations. Au fond, les uns et les autres défendent mordicus leurs positions, mais chacun est extrêmement gêné. Du côté russe, M. Poutine veut peser dessus, comme sur d'autres. Je ne pense toutefois pas qu'il veuille se charger du poids financier qu'elles représentent. Mais après avoir, au nom du nationalisme, monté l'opinion comme il l'a fait, il est très difficile pour lui de ne pas soutenir ces régions. Du côté de M. Porochenko, il faut bien entendu défendre l'intégrité de l'Ukraine, mais mettez-vous à sa place : certains territoires votent à 98 % contre lui - quand ils votent - et constituent en outre une charge considérable, certaines personnes prenant les armes contre sa propre armée. Ce n'est donc guère facile.
Quel statut prévoir pour ces régions ? Je ne vais pas me lancer ici dans un cours de droit constitutionnel. Si ces régions votent, elles éliront les mêmes candidats que ceux qui sont déjà présents. M. Porochenko en accepte l'idée, mais c'est un ouvre-boîte que M. Poutine utilise pour que la discussion ait lieu à la fois sur ces régions de l'Ukraine et sur d'autres. Je pense que les juristes et les diplomates trouveront une formule leur permettant une certaine autonomie.
Cela a-t-il une influence positive sur l'Europe de la défense ? Grand sujet ! Pour pouvoir répondre, on doit introduire l'OTAN dans le jeu. Le Président français a réaffirmé - et il a eu bien raison de le faire - que nous n'étions pas favorables à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN, pour des raisons géostratégiques, mais aussi à cause de l'article 5. L'article 5 stipule que si l'un des pays de l'OTAN est attaqué, les autres doivent se porter à son secours. Encore faut-il savoir où commence et où finit le pays ! Il faut donc que les pays reposent sur une définition géographique qui ne tire pas à conséquence, sinon il est extraordinairement risqué de s'engager dans une alliance militaire.
Il y a là une différence entre la France, l'Allemagne - Mme Merkel partageant heureusement la même position - et d'autres pays. On ne raisonne malheureusement pas tellement en termes d'Europe de la défense, mais plutôt en termes d'appartenance ou non à l'OTAN.
Mme Durrieu, à qui j'ai déjà répondu à un certain nombre de questions, désire connaître les sanctions en cas d'échec du cessez-le-feu. Il faut être raisonnable : nous n'allons pas faire la guerre à la Russie ! Cela n'a pas de sens.
Il est vrai que toute la partie est de l'Ukraine parle russe et a le sentiment d'être russe. C'était certainement une grave erreur que d'interdire la langue russe.
Il ne faut pas schématiser, vous avez raison. Rien n'est tout blanc, ni tout noir. Le risque est que si ce conflit continue, les caricatures vont devenir des réalités : tous les Russes vont devenir farouchement anti-Ukrainiens et tous les Ukrainiens vont devenir farouchement anti-Russes.
Je remercie M. Pozzo di Borgo d'avoir souligné l'effort que nous avons réalisé.
Quelle est la position américaine ? Pour l'opinion américaine - et le Président Obama n'y est pas insensible - il faut fournir des armes. Nous ne partageons pas cet avis. Certains conflits nécessitent d'équilibrer les rapports avant de trouver des solutions diplomatiques ; dans le cas présent, cela nous paraît relever d'autre chose.
Je participais à la réunion de Munich sur la sécurité, où se trouvaient beaucoup de sénateurs américains des deux bords. Ils n'avaient qu'un seul mot à la bouche : « Armons, armons, armons ! ». Que comptent-ils résoudre ainsi ?
L'argument sur les échanges qu'a employé M. de Montesquiou, je l'ai brandi moi-même, mais quelqu'un de très compétent m'a fait remarquer qu'il fallait vérifier les chiffres. Les Américains ont de petits échanges en valeur absolue. L'argument notamment utilisé par les Russes est de dire que les Européens sont des benêts, puisque ce sont les Américains qui ont profité des sanctions. Ce n'est pas complètement faux, et je ne prendrais pas la défense de ceux qui ont dressé la liste des sanctions, mais si nous en avons beaucoup pâti, les Américains n'ont pas profité de la situation tant que cela. Ce sont les Russes qui en ont le plus subi les conséquences, mais le rapport qu'ils ont avec la population et l'état de leur économie sont complètement différents des nôtres. Ils se trouvent dans une situation extrêmement mauvaise.
M. Aymeri de Montesquiou. - A-t-on besoin de l'accord des Américains ?
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Du point de vue juridique, les sanctions que nous prenons sont différentes de celles retenues par les Américains. Tout exercice, positif ou négatif, doit être voté à l'unanimité. C'est une des difficultés. Au sein de l'actuel Conseil, tous les pays limitrophes de la Russie, très anti-Russes, sont favorables aux sanctions ; d'autres sont favorables aux Russes, soit parce qu'ils dépendent énormément de la Russie, soit parce qu'ils ont des liens ataviques avec ce pays. Les pays qui sont au milieu et jouent donc un rôle décisif sont l'Allemagne et la France. Une fois que tout le monde s'est déchiré, nous essayons de prôner l'unité européenne et proposons une solution.
La décision américaine peut relever du Président ou du Sénat. On essaye de se cordonner, mais chacun est indépendant.
Le Président Tusk n'a pas soulevé de points particuliers. Certes, il est Polonais et a son idée, mais cela n'a pas posé de problème.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - D'autres sujets appellent des questions...
M. Christian Cambon. - Monsieur le ministre, un grand journal du soir a, dans l'un de ses articles du week-end, taxé la diplomatie française de « brouillonne »...
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - D'illisible ! D'ailleurs - pardonnez-moi de vous reprendre - l'article n'était pas contrasté !
M. Christian Cambon. - Je l'ai somme toute trouvé assez injuste : on ne peut reprocher à la France de faire tout ce qu'elle peut, avec ses moyens, pour essayer de calmer le jeu dans une partie du monde particulièrement agitée !
En revanche, un élément nécessite quelques explications de votre part, Monsieur le ministre, concernant les alliances. Vous affirmez souvent - et à juste titre - qu'il ne peut exister de solution que dans la négociation politique. Or, il va bien falloir un jour ou l'autre réunir autour de la table tous ceux qui ont un certain poids dans cette affaire, qui ont eux-mêmes des comportements assez variés.
Nous avons un nouvel ami grâce au Rafale, et nous avons bien compris que le maréchal al-Sissi, que nous avons reçu au Sénat il y a quelques semaines, a l'intention de s'occuper des terroristes. Il l'a dit en des termes extrêmement clairs. Toutefois, certains pays sont absents du tour de table, la France contestant toute possibilité de nouer un dialogue avec eux. Je pense notamment à Bachar al-Assad, avec qui vous avez dit et répété qu'il n'était pas envisageable de discuter. Votre position personnelle concernant l'Iran est également souvent mise en cause. On affirme dans l'article que j'ai cité que de tous les Européens, c'est vous qui freinez le dispositif ! Quant aux Turcs, qui sont nos alliés face à Bachar al-Assad, leur position face aux terroristes comporte certaines ambiguïtés...
Quel est donc le « logiciel » de la diplomatie française ? Que va réclamer le Président de la République lors du sommet antiterroriste de Washington ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Monsieur le ministre, le 8 février dernier, le Président de la République a reçu à l'Élysée deux combattants de la résistance kurde en Syrie. C'était à l'évidence une marque d'estime qui leur était ainsi prodiguée. C'est un geste que l'on peut et que l'on doit me semble-t-il saluer.
Pour autant, y a-t-il un signe au-delà de ce geste ? Peut-on y voir les prémices d'une évolution des positions de la coalition ? Celle-ci envisage-t-elle à l'avenir de s'appuyer davantage sur la résistance kurde ?
M. Robert del Picchia. - Monsieur le ministre, je n'ai pas lu l'article dont parle M. Cambon, étant en déplacement à l'étranger à ce moment-là ; toutefois, j'ai entendu l'une de vos interviews sur une radio locale. Vous y avez évoqué, à propos de l'islam radical, une guerre « mondiale ». Comment justifier l'adjectif ?
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Les Kurdes, avec qui nous entretenons des relations, jouent un rôle important en Syrie, à Kobané, ainsi qu'en Irak. Nous prenons cependant garde qu'ils ne leur prennent pas l'idée de faire abstraction des pays que je viens de citer pour former à leur tour une unité. Je ne dis pas que cela ne résoudrait pas quelques problèmes, mais cela en poserait bien davantage. Ceci rejoint une remarque que je faisais il y a quelques semaines devant vous : les frontières sont souvent artificielles, mais on ne peut les redessiner, que ce soit dans cette partie du monde, en Afrique noire, en Asie, ou en Ukraine. Il faut donc avoir cela à l'esprit. Nous pouvons manifester une certaine sympathie pour ces populations, mais il nous faut avoir une vision plus large.
Quant à l'article que vous citez, la presse est libre, fort heureusement ! Certaines comparaisons n'avaient absolument aucun sens. On demandait en particulier pourquoi on livrait des Rafale aux Égyptiens et pas des Mistral. Cela n'a absolument rien à voir, même si ce sont, dans les deux cas, des objets militaires !
Prenons la question de fond. Vous avez tout à fait raison de me poser la question du « logiciel », étant observé - sans vouloir utiliser une ligne de fuite - que, s'il faut avoir une attitude aussi rationnelle et logique que possible, il faut aussi tenir compte du terrain et des circonstances. J'ai toujours dit que nous avions quatre objectifs de politique étrangère. Lorsque nous avons une décision à prendre, nous essayons, le Président de la République et moi-même, de nous référer à un de ces quatre objectifs.
Le premier objectif de la politique extérieure de la France est celui de la paix et de la sécurité. Cela ne signifie pas pour autant pacifisme.
Le second objectif, c'est celui de l'organisation et du respect de la planète. L'organisation relève de l'ONU ; quant au respect de la planète, on va en parler cette année...
Le troisième objectif concerne la relance et la réorientation de l'Europe. C'est un point fondamental. Quelques progrès ont eu lieu dans ce domaine, même s'il n'y en a pas eu assez.
Enfin, le quatrième objectif touche au redressement et au rayonnement de la France.
Sans un certain nombre de principes, on ne fait que du pointillisme face aux nombreuses crises qui surviennent.
Pour ce qui concerne le Proche-Orient et le Moyen-Orient, l'élément décisif est celui de la paix et de la sécurité. Nous partons de l'idée que, quel que soit le conflit, on ne peut en venir à bout que par une solution politique, même si celle-ci a de temps en temps besoin de soutiens militaires.
Prenons les deux ou trois cas que vous avez cités. S'agissant de la Syrie, un certain nombre de bons esprits prétendent que l'on doit s'entendre avec le régime de Bachar al-Assad si l'on veut éviter Daech et ses horreurs. Telle n'est pas notre analyse. Autant nous pensons que ce serait une énorme faute de mettre en avant Bachar al-Assad comme perspective pour la Syrie, autant nous sommes persuadés qu'il faut dialoguer avec des éléments de son régime - et nous le faisons. Nous ne sommes pas seuls à le croire. C'est ce que font les Russes - nous sommes en liaison avec eux - ainsi que les Égyptiens. Une rencontre a récemment eu lieu au Caire. Les Saoudiens vont le faire. Staffan de Mistura lui-même en est conscient.
Pourquoi ne peut-on discuter avec Bachar al-Assad ? Il a, à son « bilan », 220 000 morts, même si ce n'est pas lui qui les a personnellement tués, et des millions de gens déplacés. Laisser entendre que Bachar al-Assad pourrait devenir notre représentant constituerait le meilleur argument que nous puissions fournir à Daech. Si nous agissons ainsi, tous les Sunnites ou presque, sans parler des autres, basculeront de ce côté.
J'ajoute que la situation de Bachar al-Assad n'est guère brillante. Traiter avec Bachar al-Assad reviendrait donc à traiter avec une Syrie divisée.
Nous pensons donc qu'il convient de trouver une solution, à laquelle nous sommes en train de travailler, comprenant des éléments du régime, afin d'éviter l'écroulement qui a eu lieu en Irak par le passé. Il faut conserver au régime ses piliers si l'on veut que l'État se tienne et si l'on veut pouvoir compter sur des éléments de l'opposition dite modérée. C'est la position de la France.
Quelle est la démarche militaire pour y parvenir ? Nous pensons qu'il ne faut pas renforcer Bachar al-Assad, mais aider l'opposition modérée. Conférer un avantage militaire à Bachar al-Assad serait lui faire un cadeau, ainsi qu'à Daech, les deux constituant l'avers et le revers de la même médaille.
On nous dit parfois que nous n'avons pas le choix. Si ! Il existe une solution, que nous essayons de bâtir, qui consiste à travailler avec des éléments du régime et des éléments de l'opposition.
L'Égypte est dans une autre situation. C'est un grand pays au sein du monde arabe, à la fois du point de vue historico-culturel, mais aussi parce que l'Égypte compte quatre-vingts millions d'habitants. Ce n'est pas parce que nous vendons maintenant des Rafale au président al-Sissi que nous approuvons tout ce qui est fait sur le plan intérieur. Nous avons adopté une tactique que j'espère être la bonne, qui est de ne pas aborder ces sujets de façon trop publique. En revanche, à chaque fois que François Hollande ou moi-même rencontrons nos homologues, nous le leur rappelons.
La situation qu'a trouvée le président al-Sissi à son arrivée est épouvantablement difficile. Parviendra-t-il à s'en sortir ? Il faut le souhaiter ! Une Égypte déstabilisée exacerberait les problèmes, aussi bien dans le conflit israélo-palestinien que dans l'affaire libyenne, l'affaire yéménite, l'affaire du Sinaï, ou d'autres ! Nous essayons de travailler à cette stabilisation. Peut-être y aura-t-il des moments de contradiction, je vous le concède, mais nous pensons avoir besoin de ce pôle de stabilité.
Quant à l'Iran, il s'agit de tout autre chose. Nous continuons les négociations. Elles n'avancent pas beaucoup. Les Américains, et le Président Obama en première ligne, voudraient conclure fin mars, le Congrès devant ensuite se mêler de tout cela. Si nous pouvons trouver un accord, nous n'y ferons pas obstacle, à condition qu'il soit bon !
J'ai déjà eu l'occasion de le dire : un accord avec l'Iran constituera le standard de la prolifération nucléaire pour tous les pays de la région. Si l'accord n'est pas solide, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Turquie, et peut-être d'autres se doteront de l'arme nucléaire. Celle-ci a constitué une arme de paix au moment de la dissuasion. Si elle devient un « joujou » dans cette partie du monde, c'est la fin de tout - sans parler des groupes terroristes !
Les accords que nous conclurons avec l'Iran, si nous devons en conclure, doivent reposer sur des bases solides, non seulement pour nous, mais également pour toute la région. Laissons Israël en dehors de cela : ce serait une grande faute de dire que ce sujet n'est lié qu'à Israël. C'est une question de standard nucléaire.
Parmi les éléments de la négociation figure en premier lieu la question des centrifugeuses.
Le second point a trait à Arak. Nous avons avancé dans ce domaine. On peut trouver une solution de reconfiguration.
Le troisième élément, très important, concerne le fait de savoir ce que nous allons faire en matière de recherche et de développement. Nous avons réclamé un « break out time », notion à présent acceptée par les Iraniens. Il faut que nous disposions au moins d'une année pour pouvoir réagir si nous découvrons que les Iraniens nous ont caché certaines choses. Cela entraîne toute une série de conséquences. Pour le moment, ils ne l'ont pas encore accepté.
Enfin, nous désirons une transparence absolue et souhaitons que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) puisse savoir en permanence ce que font les Iraniens. Nous voulons également le relier à des sanctions, alors qu'ils nous demandent de les abandonner en début de parcours. On ne peut les abandonner sans transparence ! On est donc encore assez loin du compte
La dernière fois, les Américains étaient sur le point de signer n'importe quoi. J'ai donc proposé des amendements, qui ont d'ailleurs été acceptés. Nous avons finalement trouvé un accord certes provisoire, mais meilleur que ce qui était initialement envisagé.
Je n'ai pas de position personnelle dans ce domaine, ce qui serait absurde, mais la position de la France est d'accepter un accord, à condition qu'il soit solide et qu'on puisse le défendre. Le nucléaire civil, tant que l'on veut, la bombe atomique, non ! Ce sont les conséquences qu'il faut tirer de tout cela.
Selon certains commentaires plus que minoritaires, la bonne politique pour la France serait de rompre avec ses partenaires traditionnels et d'avoir comme alliés principaux Bachar al-Assad, l'Iran et la Russie. Non !
On trouve dans « Le marchand de Venise », de Shakespeare, une très jolie formule, qui affirme : « S'il était aussi facile de faire que de savoir ce qu'il faut faire, les chapelles seraient des cathédrales, et les chaumières des palais ! ». (Sourires). Shakespeare avait tout compris !
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La Russie, l'Iran, la Chine et la COP 21 figurent cette année parmi nos quatre thèmes de travail. Ce sont là des sujets difficiles. Je souhaite que nous travaillions ensemble, afin de faire en sorte que la diplomatie parlementaire soit utile, notamment sur le dossier délicat de l'Iran.
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Nous en saurons probablement davantage fin mars.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous effectuerons certainement quant à nous une mission en Iran au printemps.
Source http://www.senat.fr, le 17 mars 2015